On a vu qu’on ne pouvait pas prouver des énoncés théoriques par l’expérience ; mais selon Popper, on peut les réfuter : donc le « scientifiquement prouvé » a un sens, mais négatif : on ne peut avoir qu’un « scientifiquement réfutée, ou du moins réfutable ».
I. Feyerabend et « l’épistémologie traditionnelle »
A. Rappels concernant l’épistémologie « classique » : empirisme et Popper
Précisions : empirisme = grand mouvement philosophique qui va des grecs à nos jours ; posé à l’époque moderne avec les deux Bacon notamment + développement avec sciences expérimentales
Au sein de l’empirisme, plein de courants différents : phénoménisme, sensualisme, matérialisme, immatérialisme, positivisme (pas trop celui de Comte), pragmatisme... La plupart sont inductivistes, certains sont réalistes, d’autres sont instrumentalistes... certains sont scientistes, d’autres antiscientistes.
NB : le positiviste croit en la fiabilité des faits d’expérience, en les lois mathématiques qu’il en tire, et en le principe qu’on ne peut rien dire au-delà de ces faits. La plupart des positivistes sont instrumentalistes : ils ne croient pas que les modèles décrivent la structure profondes de la réalité. Cependant, la plupart croient en la « vérité des faits » et en l’établissement sûr de ces derniers.
=> Pour être très rigoureux, il faudrait parler d’empirisme ou de positivisme réaliste pour les positions qu’on a vu en première partie la dernière fois.
Concernant le rationalisme : au XVII-XVIIIe, empirisme vs rationalisme de Descartes, Leibniz ; mais déjà à l’époque et surtout XIX-XXe, les empiristes sont tous rationalistes au sens large : confiance en la raison, critères rationnels, logicomathématique, très lié à la science.
Rappelons les critères essentiels censés régir la science selon l’épistémologie classique. Ce sont des critères de scientificité (ce qui fait que la science est une science et la distingue des autres discours) + de preuves, de garantie de fiabilité des résultats + d’évolution de la science et de choix entre théories rivales
Critères dans lesquels on retrouve évidemment à la fois la prétention normative (logique, de démarcation) et la prétention descriptive (historique).
* Empirisme classique, inductiviste ou positiviste :
(1) La connaissance part de l’observation neutre de la nature ; l’expérience précède la théorie, et permet de construire des énoncés vrais, c’est-à-dire en correspondance avec la nature/le réel
(2) La connaissance ne peut et ne doit se fonder que sur l’expérience (ou la logique, identifiée le plus souvent à de la tautologie, mais c’est alors une connaissance purement formelle, sans contenu ; cf. « jugements analytiques » selon Kant) ; refus total de l’autonomie de l’imagination et de la pertinence de la métaphysique
(3) Un énoncé n’a de sens que s’il est fondé sur l’expérience, sur une observation ; le reste n’est que poésie et fiction (cf. Carnap vs Heidegger, Nietzsche = poésie)
(4) Aucun énoncé observationnel ou théorique prétendant à être une connaissance ne doit rentrer en contradiction avec des énoncés préalablement admis comme vrais (vision cumulative de la connaissance, progrès continu des sciences)
(5) Les concepts de la science sont non ambigus ; leur significations sont invariantes par rapport au progrès scientifique
=> Nous avons vu dans le précédent cours comment Popper réfutait tous ces critères, sur les plans descriptifs et normatifs. Feyerabend s’accorde avec la plupart de ces critiques.
=> Popper démonte du même coup le réalisme naïf, et l’espoir d’atteindre la vérité comme vérité-correspondance.
* Falsificationnisme de Popper :
(6) Les énoncés des théories scientifiques doivent être (dans leur quasi-totalité) formulés de telle sorte qu’ils soient logiquement testables/réfutables par des procédures expérimentales
(7) Le critère de falsifiabilité (le précédent) permet de démarquer la science des pseudo-sciences et des mythes. Il définit la science.
(8) Tout énoncé contredit par l’expérience doit être abandonné (progrès discontinu en termes théoriques, par conjectures et réfutations)
(9) Double critère pour distinguer les hypothèses scientifiques à privilégier : a) les plus audacieuses et les plus générales (haut potentiel de réfutabilité, et du même coup d’explications possibles) ; b) les meilleures expériences et théories sont celles qui réfutent des faits/idées établies et permettent la corroboration de faits/idées inédits
(10) Toute tentative pour sauver une théorie doit passer par la création d’hypothèses à la fois indépendantes du conflit mettant en danger la théorie, et permettant la prédiction/vérification d’autres phénomènes (donc pas d’hypothèses ad hoc, càd juste pour sauver la théorie par conservatisme en répétant les postulats de cette théorie ou en postulant des choses invérifiables)
Tout ça = « rationalisme critique » (cible majeure de Feyerabend ; Popper est son ancien maître à « abattre »)
Ce rationalisme critique fonde le scientifiquement prouvé, mais inversé : on peut prouver qu’une théorie est fausse. On peut distinguer les discours dont on peut prouver la fausseté, et donc dont on peut discuter rationnellement, et les autres discours. Aussi, prouver la fausseté permet d’avancer en profondeur dans la nature, le modèle suivant devant être « moins faux » en un sens, expliquer plus de choses. Sorte de « réalisme explicatif » chez Popper...
Derrière ces critères, on peut voir un triple reliquat empirique chez Popper – qui sont donc eux-mêmes des critères plus profonds :
(11) L’expérience est le tribunal des théories : il existe des expériences cruciales capables de départager des théories concurrentes ; l’expérience peut définitivement contredire un énoncé théorique
(12) Par suite, il existe une « base empirique » qui, bien que son existence soit permise par des théories, est suffisamment indépendante des théories pour les départager. L’expérience est le garde-fou de la science permettant de contrôler la vérité du contenu des énoncés scientifiques. Idéal d’un langage observationnel « presque » neutre, ou bien qui évolue toujours plus en profondeur (comme on l’a vu au précédent cours, Popper est un peu fragile sur ce point : c’est là que Feyerabend va taper le plus fort).
(13) La science progresse « en profondeur » dans la connaissance de l’univers (progrès presque continu en termes prédictifs et explicatifs) => lire texte 0 : histoire de la physique selon le falsificationnisme
« Seules sont admissibles dans un domaine donné les théories qui ou bien contiennent les théories déjà utilisées dans ce domaine, ou bien sont au moins non contradictoires avec elles à l’intérieur du domaine en question » (« Comment être un bon empiriste. Plaidoyer en faveur de la tolérance en matière épistémologique », Feyerabend).
Logiquement, Popper sait bien qu’il y a discontinuité et que les théories se contredisent les unes les autres dans leur contenu théorique (postulats, formules) et qu’il n’y a pas de rapport d’inclusion entre elles ; toutefois, du point de vue de l’approximation empirique et du contenu empirique (prédictions et explication des phénomènes), les théories qui survivent doivent expliquer les faits expliqués par les théories précédentes + de nouveaux fait selon lui : gain de contenu empirique, on rentre plus en « profondeur » dans la nature.
(14) Le scientifique doit toujours être honnête et rigoureux dans son travail, ainsi que dans les éventuelles controverses qu’il peut rencontrer
A ces critères, nous en ajouterons trois dans la partie suivante qui proviennent de Imre Lakatos (logicien et philosophe des mathématiques et des science hongrois, disciple de Popper et camarade de Feyerabend à qui et adressé ce livre) ; un des derniers grands théoriciens rationalistes de la science. (pas défenseurs, ils sont légions, majoritaires depuis le XIXe, cf aussi Sokal)
+ un autre encore, qu’on a déjà abordé : l’instrumentalisme
=> tous ces critères, d’Aristote à Lakatos, en passant par les empiristes, réalistes et instrumentalistes, Galilée, Newton, Popper, etc vont être démontés par Feyerabend.
On perd avec lui tout réalisme tel qu’on l’a défini, et toute vérité-correspondance, toute assise empirique, toute pierre de touche avec le « réel ». Historiquement, ça annonce ce qu’on a appelé le « post-modernisme » ; mais Kuhn et Feyerabend, c’est déjà les années 1950-1960.
B. La pensée de Feyerabend : de l’épistémologie classique aux sciences studies
1) Éléments biographiques
* 1924-1994 ; né à Vienne ; jeunesse : beaucoup de lecture, de théâtre, de chant.
* Seconde Guerre Mondiale : incorporé dans le service du travail allemand, puis service militaire près de Brest, où il se fait grave chier. Pourtant, après une courte permission, il rejoint la Wehrmacht et les volontaires pour l’école d’officier. Dans son autobiographie, il écrit qu’il espérait que la guerre serait finie lorsqu’il aurait terminé sa formation d’officier...
Mais ce ne fut pas le cas. À partir de décembre 1943, il servit comme officier dans la partie Nord du front Est, il fut décoré de la Croix de fer et il atteignit le rang de lieutenant. Alors que l’armée allemande avait commencé sa retraite face à l’Armée rouge, Feyerabend reçut trois balles, dont une dans le dos. Il dut utiliser une canne pour marcher le restant de sa vie et a éprouvé fréquemment de graves douleurs. Il passa le reste de la guerre à récupérer de ses blessures.
* Après WWII, il écrit des pièces de théâtre en Allemagne pendant quelques temps. Très influencé par l’écrivain de théâtre et marxiste Bertolt Brecht, qui l’a invité à être son assistant à Berlin Est (opéra d’État), mais F refuse (la plus grosse erreur de sa vie selon lui).
* Après cela, il retourna à Vienne pour étudier l’histoire et la sociologie. Il fut cependant déçu et passa rapidement à la physique, ce qui lui permit de rencontrer Felix Ehrenhaft, un physicien dont les expériences ont influencé sa vision de la science.
Sur Ehrenhaft : physicien autrichien qui a contribué au développement de la physique atomique (correspondant d’Einstein), notamment la mesure des charges électriques, et étudié les propriétés optiques des colloïdes métalliques. Il s’est illustré par des positions originales et souvent iconoclastes. A partir des années 1930, diverge fortement de la physique mainstream. Observe des phénomènes très surprenants, proches des limites de la perception des microscopes. Soutien volontiers des théories alternatives, n’a pas peur de considérer des hypothèses différentes voire farfelues pour expliquer des expériences complexes, pleines d’interactions et multifactorielles. A Alpbach : Popper, Rosenfeld et Pryce, Hayek... fout un peu la merde, très frondeur, provoque Hayek, contredit les autres physiciens.
A partir des années 1940, radicalisation, rupture avec Einstein. Persuadé d’avoir observé des monopoles magnétiques et autres trucs hypothétiques jamais observés. Ne trouve plus aucun financement pour ses recherches aux USA.
* Puis philosophie et soutint sa thèse sur les phrases d’observation. Dans son autobiographie, il décrit ses opinions philosophiques de cette époque comme « loyalement empiristes ». En 1948 il rencontra pour la première fois Karl Popper au cours d’un séminaire à Alpbach. Karl Popper eut beaucoup d’influence sur les travaux ultérieurs de Feyerabend, qui s’inscrivirent d’abord dans la continuité de la pensée de Popper puis en opposition avec elle.
En 1951, on accorda une bourse de recherche à Feyerabend pour étudier sous la direction de Ludwig Wittgenstein, mais celui-ci mourut avant que Feyerabend ait pu venir en Angleterre. Feyerabend choisit alors Popper comme directeur de recherche et vint travailler sous sa direction à la London School of Economics en 1952.
* En 1955, Feyerabend fut nommé à l’université de Bristol, où il donna des cours sur la philosophie des sciences. Ultérieurement, il enseignera à Berkeley, Auckland, Sussex, Yale, Londres et Berlin. Il développa pendant cette période une vision critique de la science, qu’il a définie comme "anarchiste" ou "dadaïste" pour illustrer son rejet de tout dogmatisme méthodologique.
* Feyerabend rencontra ensuite un étudiant de Karl Popper, Imre Lakatos. Ils projetèrent d’écrire un dialogue dans lequel Lakatos défendrait la vision rationaliste des sciences quand Feyerabend, lui, l’attaquerait. La mort subite de Lakatos, en 1974, ne permit pas la réalisation de cet ouvrage commun. Feyerabend décida alors de publier sa part du dialogue, en insistant sur le fait que l’ouvrage, sans la réponse de Lakatos à ses critiques, resterait fondamentalement lacunaire. L’opuscule, nommé Contre la méthode, provoqua néanmoins, par la virulence de sa critique de la vision de la philosophie sur les sciences, de nombreuses réactions.
* Feyerabend partit en 1958 pour enseigner à Berkeley et devint citoyen américain. Il donna des cours jusqu’en 1991. Il mourut en 1994 à Genolier (Suisse) d’une tumeur au cerveau.
2) Influences et caractères de la pensée générale de Feyerabend
Influences très diverses : présocratiques, humanisme de Mill, le physicien phénoméniste Mach, Brecht et Marx, Popper/Lakatos, anthropologie Evans-Pritchard, Ehrenhaft, etc.
Style très nietzschéen (étrange qu’il ne le cite jamais !), très cynique, très indépendant ; très « politiquement incorrect » : défend cardinal Bellarmin contre Galilée, la légitimité de l’enseignement du créationnisme (alors qu’il ne l’est pas du tout), la main-mise des États « communistes » totalitaires sur la science (Chine... même si avoue que Lyssenko c’était pas top, mais défonce aussi les adversaires de Lyssenko), défend les marabous et sorcières contre la science, etc.
Assez érudit, spécialiste d’histoire des science et d’histoire de l’art.
Côté un peu « sans patrie » dans la philosophie, aime surtout emmerder les personnes qui posent les choses unilatéralement (« opportuniste »). Se définit lui-même comme opportuniste et anarchiste de la pensée, on verra pourquoi après. En même temps, très humaniste, combo étrange.
Résistance à s’engager (si ce n’est par caprice parfois), certaine distance :
saoulé par discours ronflant des rationalistes, des philosophes des sciences ; lecture de Mach + cours de Ehrenahft, qui sont des sortes d’anti-cours (il les insultait quand ils étaient trop dociles et ne remettaient pas en question ce qu’il leur disait)
2e expérience : Mexicains, Noirs et Indiens entre à l’université 2e moitié années 1960 pour avoir une « éducation » et savoir ce qu’est la science : F très embêté, se trouve stupide, du côté des destructeurs cf. p. 162
3e expérience : rencontre avec sa femme, Grazia Borrini, « douce guerrière, déterminée à lutter pour la paix et l’autosuffisance ». A étudié la physique et trouvé cela trop fermé, comme lui. Lui a permis de redescendre de certaines abstractions + de connaître des exemples de socio-économie impliquant encore plus de limites à la science
« Ainsi, me suis-je finalement débarrassé de mon égo-cynisme... » pour écrire un livre pour Grazia et pout tous ceux qui souffrent de l’oppression ; où il se débarrasserait enfin de toutes ses abstractions et où il pourrait enfin dire : « Adieu la raison ».
3) Le projet de Feyerabend dans Contre la méthode
NB : projet initial de Feyerabend : tacler Popper et taquiner Lakatos, défendre la science contre les philosophes qui essayent de la codifier et de lui donner des règles : les scientifiques se débrouillent bien eux-même sans règles !
Mais pas de science sans idéologie professionnelle (elle-même influencée par la philo) : donc en vient à défendre la science contre elle-même, c’est-à-dire contre l’idéologie professionnelle majoritaire => mais en fait, quand on lit le livre, est très virulent contre la science, comme vous le verrez dans les textes.
Feyerabend assume de vouloir dynamiter les prétentions rationalistes, des philosophes comme des scientifiques ; veut abattre la « tyrannie de systèmes de pensée constipées », et il a dans le collimateur la « ratiomanie » de Popper.
Sa cible = prétentions rationalistes = donner des normes et fonder la science. Croire que la science produit des résultats et évolue selon des raisons logiques ; épistémo classique : il existe des critères rationnels et objectifs définissant la méthode scientifiques et expliquant ses succès ainsi que ses progrès
+ replacer la science à sa juste place, et revaloriser les autres savoirs : mythes, chamanisme, art, etc
NB : Feyerabend fait le lien entre l’épistémo classique, dont il est issu, et les science studies (Bloor, Latour), ainsi que les constructionnistes et déconstructionnistes post-modern, dont il est le précurseur.
D’ailleurs, dans leur ouvrage Impostures intellectuelles, Sokal et Bricmont le ciblent ; mais avec prudence et nuance ; pour eux, Feyerabend est un « personnage ambigu » : respecté, très savant, balèze, formation scientifique, et en même temps ambigu, un peu bouffon, sarcastique et ironique, on ne sait pas comment le prendre au sérieux ; reconnaissent que ses critiques contre la codification de la méthode scientifique sont justes. Mais des fois, c’est trop extrême, ça n’est plus justifié...
4) Définitions préliminaires importantes pour comprendre Feyerabend
Cf. [texte 1] notamment
a. Son rapport à la « raison »
Dans un sens très large, raison = capacité de réflexions, capacité de donner des raisons, des arguments, de les justifier. Vient étymologiquement de : capacité de calcul et de comparaison. Présuppose donc la logique commune, principe de non-contradiction.
Feyerabend utilise fréquemment l’expression « destituer la raison », défend la nécessité de l’irrationnel, intitule un de ses principaux ouvrages « Adieu la Raison ». Mais en même temps, utilise des arguments très logiques, structurés, précis ; il est très rationnels dans son style (pas des aphorismes hermétiques). De plus, conclut son livre sur le fait que ses recommandations « politiques et éducatives » permettront d’augmenter « la rationalité de nos croyances ».
Il a un usage ambigu et glissant du termes raison, donc je l’ai traqué : « raison » ou « rationnel » renvoient aux doctrines et aux appels à suivre des règles, des normes intellectuelles, a fortiori quand elles se prétendent objectives et universelles, fondées sur les faits et la logique plutôt que sur les désirs et intérêts des personnes qui font le savoir – ce sont les normes qui constitueraient la substances des arguments rationnels (cf. 186). Donc en fait parle d’un certain rationalisme.
Ainsi, critique le rationalisme de Popper et Lakatos, parce que ceux-ci pensent qu’il y a des règles qui définissent le travail scientifiques et qu’il faudrait suivre.
« Nous avons ici à faire une situation qu’il faut bien analyser et comprendre si nous voulons adopter une attitude plus raisonnable en face de la lutte entre « raison » et « irrationalité », tel qu’elle sévit dans les philosophies d’école aujourd’hui. La raison admet certes que les idées introduites pour étendre et améliorer notre connaissance peuvent survenir dans le plus grand désordres et que l’origine d’un point de vue particulier peut dépendre des préjugés de classe, de la passion, des idiosyncrasies personnelles, de questions de style, ou même, purement et simplement, d’erreurs. Mais elle exige aussi qu’en jugeant de telles idées, nous suivions certaines règles bien définies : l’évaluation des idées ne doit pas être, elle, entachée d’éléments irrationnels ». (167).
Mais après pour F, vs « l’idéal rationnel » de deux façons :
vision assez cynique de la raison : permet d’argumenter pour défendre ses valeurs, ses désirs, ses intérêts.
Mauvais de toujours vouloir être rationnel, pour la science elle-même !
F propose l’anarchisme contre justement l’existence de principes rationnels censés régir le travail intellectuel. C’est en ce sens qu’il dit qu’il « lutte contre la Raison » ; mais il n’est pas contre la raison au sens ou ce serait chacun son opinion et il n’y a pas d’arguments possibles : défend le rationnel comme la proposition d’arguments.
b. Son rapport au « progrès »
Ambiguïté aussi sur la définition de progrès : arrête pas de dire qu’être trop rationnel empêche « le progrès des sciences ».
* Définition qu’il faut avoir en tête : « Et il faut noter que le progrès est bien défini ici dans les termes où un amant rationaliste de la science le définirait : c’est-à-dire avec l’idée que Copernic est supérieur à Aristote, et Einstein supérieur à Newton. Naturellement, il n’est pas nécessaire d’accepter cette définition, qui est certainement très étroite. Je ne la mentionne que pour montrer une certaine idée de la raison, acceptée par la majorité des rationalistes (et tous les rationalistes critiques) peut empêcher le progrès, tel qu’il est défini par cette même majorité » (170-171)
Toutefois, on le verra, ce progrès n’est pas selon un progrès vers la vérité, ni vers davantage d’explications sur le monde, de « profondeur »
* Plus large, pluraliste : cf exemplier (p. 25).
* Mais des fois, on dirait qu’il a ses propres critères humanistes en tête lorsqu’il parle de « progrès », et qu’il s’approprie ce terme de façon non critique.
II. Critique de l’idée qu’il existerait une méthode et une rationalité uniques en science : pour un pluralisme et un anarchisme épistémologique
A. L’« améthode » de Feyerabend
Feyerabend est opposé à tout critère de méthodologie absolu. Mais paradoxalement, il recrée à deux endroits une sorte de « méthode », ou une « non-méthode anarchiste » comme il le dit :
pour étudier et critiquer les normes que les idéologies scientifiques et philosophiques veulent imposer à la science, il va devoir passer user d’histoire, d’anthropologie et mettre au point des outils méthodologiques comme la contre-induction
comme on le verra, n’en reste pas au constat socio-historique de l’irrationalité de la science : veut transformer la possibilité de cette irrationalité comme un principe guidant les sciences : le principe anarchiste que « tout est bon ».
1) Le parti-pris de l’histoire et de l’anthropologie
Son anarchisme épistémologique est issu de son étude serrée de certains moments de l’histoire des sciences, notamment Copernic et Galilée, Einstein et Bohr. L’histoire n’est donc pas une simple illustration pour une théorie plus générale, c’est l’inverse : il était empiriste et poppérien, mais l’étude sérieuse de l’histoire et de l’anthropologie lui fait prendre conscience de nombreuses choses.
Il est très critique contre la méthode uniquement logique et surtout idéalisante de l’épistémologie classique, qui fonctionne par des « abstractions mal maîtrisées » :
« Lorsque nous faisons une abstraction à partir d’un trait particulier de la science, nous devrions nous assurer que la science peut exister sans ce trait, qu’une quelconque activité, pas nécessairement la science, qui n’aurait pas ce trait (physiquement, historiquement, psychologiquement) est possible ; nous devrions aussi prendre soin de restaurer le trait manquant lorsque la discussion abstraite est terminée. À ce propos, les scientifiques et les philosophes des sciences agissent de façon très différente. Le physicien qui s’est servi de la géométrie (qui ne considère pas le poids) pour calculer certaines propriétés d’un objet physique, rajoute le poids lorsqu’il a fini ses calculs. Il ne suppose pas un instant que le monde est rempli d’ombres sans poids. Le philosophe qui s’est servi de la logique déductive (qui néglige les contradictions) pour affirmer certaines propriétés d’un argument scientifique, ne rajoute jamais les contradictions dans l’argument lorsqu’il a fini son « ouvrage » et il présuppose que le monde est rempli de systèmes théoriques cohérents. Or le seul moyen de découvrir si un certain trait est nécessaire à la science, c’est de faire une étude fonctionnelle de ce trait (au sens de l’anthropologie moderne), et d’examiner son rôle dans la croissance de la science. Ceci nous mène tout droit à l’histoire, où nous trouvons les données pour une telle étude » (nbp 201) (+ clash les logiciens bdp 285)
F veut appliquer à la science la méthode anthropologique : « Dans le cas de la théorie des quanta, notre position est favorisée par le fait que la tribu des théoriciens quantiques n’a pas encore disparu. Ainsi, nous pourrons compléter l’étude historique par un travail anthropologique sur le terrain » (283) ex : savoir si tel énoncé fait partie de la théorie des quanta
=> une partie des sciences est irréductiblement illogique / logique formelle
« Nous devons aborder la science comme un anthropologue aborde les contorsions mentales des guérisseurs... » (284)
Autre texte sur l’anthropologie :
« Supposons que les expressions : “ psychologie”, “ anthropologie”, “ histoire des sciences”, “ physique”, ne se réfèrent pas à des faits et à des lois, mais à certaines méthodes d’assemblage des faits, incluant certaines manières de relier l’observation avec la théorie et les hypothèses. Autrement dit, considérons l’activité nommée “ science” et ses diverses subdivisions. Nous pouvons approcher cette activité de deux façons différentes. Soit nous posons certaines exigences idéales de la connaissance et de l’acquisition des connaissances et nous essayons alors de construire un mécanisme (social) qui obéisse à ces exigences – presque tous les épistémologiques et philosophes des sciences procèdent de cette façon : il leur arrive parfois de réussir à trouver un mécanisme qui peut fonctionner dans certaines conditions idéales, mais ils ne se demandent jamais, et ne trouvent même pas que la question vaille d’être posée, si ces conditions sont satisfaites dans le monde réel qui est le nôtre. Soit – et c’est la deuxième voie – une telle enquête devra explorer la manière dont les scientifiques traitent réellement leur environnement, elle devra examiner les formes réelles de leur produit, c’est-à-dire du “ savoir”, et la façon dont ce produit change selon les décisions et les actions, dans des conditions sociales et matérielles complexes. En un mot, cette enquête devra être anthropologique.
Il n’y a aucun moyen de prédire ce qui sera mis en lumière par une enquête anthropologique. Dans les chapitres précédents, qui donnent les grandes lignes d’une telle étude anthropologique d’événements particuliers, nous avons vu que la science est toujours pleine de lacunes et de contradictions ; que l’ignorance, l’entêtement stupide, la confiance dans les préjugés, le mensonge, loin d’entraver la marche en avant de la connaissance, en sont des présupposés essentiels, et que les vertus traditionnelles de précision, de constance, d’"d’honnêteté", de respect des faits, d’exhaustion des connaissances dans un cadre donné, toutes ces vertus, si elles sont pratiquées avec trop de détermination, peuvent amener à une impasse. On a aussi compris que les principes logiques non seulement jouent un bien faible rôle dans les démarches (raisonnées ou non) qui font avancer la science, mais qu’essayer de les rendre universels handicaperait sérieusement celle-ci. [...] Soit, par exemple, un scientifique engagé dans une recherche quelconque et n’ayant pas encore franchi toutes les étapes qui mènent à des résultats définis. Son avenir est encore devant lui. Va-t-il suivre le logicien profane et stérile qui lui prêche les vertus de la clarté, de la cohérence, du soutien expérimental (ou des falsifications expérimentales), de la concision du raisonnement, de l’” honnêteté”, et ainsi de suite ? Ou va-t-il imiter ses prédécesseurs dans son propre domaine, qui ont fait avancer la science en transgressant la plupart des règles que les logiciens veulent maintenant lui imposer ? Va-t-il s’appuyer sur des injonctions abstraites ou sur les résultats d’une étude des événements concrets ? Je crois que la réponse est claire, et avec elle le bien-fondé du travail anthropologie sur le terrain, non seulement pour les anthropologues, mais aussi pour les membres des sociétés qu’il étudie » (290-292)
2) La contre-induction et la mise en évidence des préjugés par contraste
cf. Texte 2
B. Réfutation des principes et méthodes connus et/ou revendiqués comme gages de scientificité dans la recherche (= réfutation des 20 principes méthodologiques énoncés dans le I)
1) Critique du rôle réfutatif et du primat de l’expérience : l’expérience peut avoir tort et n’a donc pas le dernier mot (VS (11) et (12), et par suite (6), (7) et (8))
a. Argument logique : les énoncés observationnels sont faillibles et ne sont donc pas contraignants
(que Popper n’ignorait pas complètement, mais qu’il n’a pas su résoudre et dont il n’a pas tiré toutes les conséquences)
Popper demeure dans l’empirisme dans la mesure où, d’une manière ou d’une autre, la valeur d’une théorie doit se confronter à l’expérience. Il y a donc un certaine confiance en l’expérience comme critère de partage des théories, comme garde-fou, tribunal des théories.
Aussi, quelque chose comme « l’expérience cruciale » : élimine l’une des théories concurrentes, cf. Ptolémée/Copernic : pendule de Foucault.
Le falsficationniste pose donc un critère contraignant de sélection des théories : une théorie réfutée par l’expérience doit être éliminée. Une des principale « règles de la méthode », « critère définitionnel de la méthode scientifique rationnelle » dont la science est si fière.
– Des énoncés observationnels : de la théorie incarnée
On a surtout dit que les scientifiques n’abordaient pas nus la science + selon Popper, une théorie commence par des problèmes issus de théories précédentes ; il y a donc des biais, on ne vient pas de nulle et avec n’importe quelle question. Toutefois pour Popper, problème vient d’un certain rapport théorique à une expérience qui elle est en un sens une confrontation du modèle avec la nature, avec son en-dehors. Sous-théorisation chez lui de la façon dont les théories modèlent, fabriquent l’expérience tout en la modélisant.
Cette dépendance de l’observation par rapport à la théorie s’explique notamment de deux façons :
=> cf. premier cours : cercle épistémologique entre la méthode du scientifique et l’objet à connaître
– Par suite, l’expérience peut elle-même être réfutée à l’aune d’une théorie : les énoncés observationnels sont eux-mêmes faillibles
Cela implique aussi que le fait qu’un énoncé observationnel réfute ou non une théorie va dépendre de l’interprétation qui en est faite.
Si un énoncé universel ou une série d’énoncés universels constituant une théorie ou une partie d’une théorie entre en conflit avec un énoncé d’observation, il est possible que ce soit l’énoncé d’observation qui soit fautif. La logique n’impose pas de rejeter systématiquement la théorie en cas de conflit avec l’observation. On peut rejeter un énoncé faillible, tout en maintenant la théorie faillible avec laquelle il rentre en conflit. C’est précisément ce qui s’est produit lorsque l’on a retenu la théorie de Copernic tout en rejetant un fait incompatible avec la théorie que l’on avait observé à l’œil nu, à savoir que la taille de Vénus ne change pas de façon significative au cours de l’année. […] En bref, il n’existe donc pas de falsifications concluantes. (Chalmers)
Or, Popper sait bien que les énoncés d’observations sont eux-mêmes faillibles, et que par conséquent, « la " base empirique " de la science objective ne comporte rien d’ "absolu " » et est elle-même sujette à révision selon l’évolution de la science ; Popper propose au moins 3 « solutions » :
les énoncés sont aussi faillibles, et doivent donc eux-même être testés ; mais ne précise pas trop comment (de manière empirique ?), et ne sort pas du cercle
dans son premier ouvrage, Logique de la découverte scientifique : « notre acception des énoncés de base résulte d’une décision ou d’un accord et à cet égard ces énoncés sont des conventions » !! Mais ne le développe pas trop par la suite ; développe plutôt une théorie presque inverse : la profondeur...
métaphore de la maison sur pilotis : (// maison de Descartes ?) ; on s’enfonce toujours, pas de fond stable, le but est que ce soit suffisamment solide pour continuer. // bateau de Neurath
=> ne fait que nommer le problème, mais n’y répond pas d’un point de vue falsficationniste, demeure trop objectiviste et réaliste : n’en tire pas toutes les conséquences pour la philosophie des sciences => reproche de Feyerabend : balèze, à mieux compris Popper et Lakatos qu’eux-mêmes.
=> Ainsi, si Popper a vu le problème, il n’y aurait pas répondu de façon satisfaisante selon Chalmers, notamment en maintenant inchangée sa théorie falsificationniste de la science pourtant mise à mal par cette objection1. Or, une fois qu’on a remis en cause le critère de falsifiabilité comme fondement de l’objectivité et de la rationalité des choix scientifiques, comment penser le développement scientifique ?
Enjeux philosophiques :
Ainsi, l’expérience n’est non seulement pas un critère pouvant déterminer si une théorie est vraie, mais elle n’est pas non plus un critère absolument suffisant pour déterminer si elle est fausse : il n’y a plus de base, de garde-fou de la science, de fondement sur lequel s’appuyer. Plus de preuve possible au sens fort.
Avec Feyerabend, on sort de tout empirisme : inductiviste, falsificationniste, le « Sauver les phénomènes » et l’instrumentalisme (fidélité prédictive) qui présupposent des énoncés observationnels stables.
L’expérience est en fait juge et partie, partie prenante de telle théorie ; par conséquent, on ne peut hiérarchiser et discriminer à l’aune d’une même expérience entre deux théories concurrentes, surtout séparée historiquement, deux ontologies/cosmologies différentes.
Ainsi, il serait toujours logiquement possible de défendre une théorie géocentrique de l’univers, en prétextant que toutes les expériences non concordantes qui ont été réalisées depuis Ptolémée et Aristote ont mal été faites et en proposant des hypothèses supplémentaires parvenant à expliquer ces expériences ou prédisant des expériences/observations futures qui sauveront le modèle.
La conclusion radicale à laquelle nous parvenons est la suivante : il est impossible de dire avec certitude si une théorie scientifique est vraie ou fausse .
=> Les critères à partir desquels les scientifiques adoptent ou rejettent des théories ne sont pas purement logiques, « scientifiques » et rationnels ; par suite, ces décisions découlent aussi de motifs arbitraires, subjectifs, utilitaires ou encore culturels.
b. Contre-exemples historiques aux principes méthodologiques critiqués
* dans les années qui suivirent sa formulation, la théorie de la gravitation de Newton fut réfutée par des observations sur l’orbite de la Lune. Cinquante ans environ s’écoulèrent avant que l’on écarte cette réfutation en la mettant au compte d’autres facteurs que la théorie newtonienne. Dans un exemple cité plus haut, nous avons vu que la théorie de Newton fut apparemment réfutée par l’orbite de la planète Uranus ; or, ce n’était pas la théorie qui était en défaut, mais la description des conditions initiales, qui omettait de considérer la planète Neptune qui restait encore à découvrir. Plus tard, cette même théorie se révéla en désaccord avec les valeurs précises trouvées pour la trajectoire de la planète Mercure, et les savants ne l’abandonnèrent pas pour autant ; pourtant, on ne parvint jamais à expliquer cette réfutation d’une façon qui aurait préservé la théorie de Newton (c’est la théorie de Einstein qui permettra de l’expliquer).
On trouve de tels exemples pour la théorie de Copernic (maintenu longtemps en dépit d’expériences contraires) et pour de nombreuses autres théories. Actuellement, de nombreuses expériences ne concordent pas avec les prédictions d’Einstein ; pourtant, les scientifiques persistent à vouloir sauver la théorie de la relativité générale... jusqu’à quand ?
c. La science moderne : l’invention de l’expérience
Texte 3 : Le cas Galilée, particulièrement étudié par Feyerabend ; plus largement, c’est la naissance de la science moderne pour F.
Paradoxal comme il le dit lui-même : la science s’éloigne de plus en plus de l’empirie, mais au même moment, naissance d’un rationalisme empiriste positiviste...
// avec 2e partie du premier cours de l’année sur Copernic (Ghislain), on a finalement : pour sauver les phénomènes, il faut les perdre un peu. Copernicianisme + galiléisme posent que conception du monde et perception du monde ne coïncide plus
Idée de Feyerabend très importante ici, très anti-empiriste : l’expérience, on en fait un peu ce qu’on veut ; ce qui compte pour Galilée, c’est la foi en Copernic : l’expérience n’est pas du tout un critère contraignant contrairement à ce qu’on lui attribue souvent. « Et pourtant elle tourne » : faux historiquement, mais surtout, cela voudrait dire simplement « quelque que soit vos arguments théologiques mais aussi empiriques, j’ai foi en Copernic ».
Résumé très clair 175-179 : la méthode de Galilée ! Lire les textes pour comprendre comment Gallilée invente l’expérience : sans suffisamment de données, il fait passer son modèle hautement abstrait pour la réalité même, sélectionne des fragments minoritaires de l’expérience sensible pour en faire des fondements (qu’il fait en plus passer pour évidents), et réinterprète complètement le reste de l’expérience sensible afin que ça colle.
Point mis en avant vs sauver les phénomènes : Galilée et Einstein avec leurs principes de relativité font de l’expérience commune, majoritaire, que font tous les humains dans 95% de leur temps un cas particulier (sur Terre, quotidien humain) d’un cas général qui est plus fidèle au réel. Il ne s’agit plus simplement d’expliquer ce que l’ont voit dans l’expérience commune (Aristote), mais fonder un modèle particulièrement contre-intuitif mais qui, lorsqu’on met les données de la Terre, approxime ce que l’on voit sur Terre.
Par rapport au débat réalisme/instrumentalisme : Invention de l’expérience complètement vs inductivisme et Popper, VS tout instrumentalisme/ « sauver les phénomènes ». Du coup critique aussi les physiciens qui se sortirait du débat par cette position, car : 1) il n’en sorte pas ; 2) cette position est à chier...
Très important : on pourrait se dire que l’interprétation réaliste, c’est une certaine vision de la science, mais la critiquer n’est pas critiquer la science. En partie vraie, mais pas entièrement :
pas de théorie scientifique sans cosmologie, métaphysique et idéologie professionnelle : or le réalisme a joué un rôle majeur là-dedans, et l’empirisme aussi : la science se prévaut toujours d’avoir un fondement empirique, et nie cet aspect métaphysique et ses choix arbitraires ; si beaucoup de scientifiques (mais surtout des théoriciens quantiques en vrai ou des expérimentateurs prudents) ne croient plus décrire fidèlement le réel, ils pensent toujours toucher ce réel, la nature, dans leurs expériences, pensent toujours que c’est elle qui leur répond : impossible sans cela de croire en le projet scientifique, sorte de réalisme a minima méthodologique
pas de théorie scientifique sans poser l’existence de nouvelles entités, sans poser un monde : pas juste une question de « bons instruments » pour décrire des phénomènes connus
NB : discussion avec un ami scientifique sur l’importance de l’imagination et de la personnalité des scientifiques ou des éléments culturels (SF) dans l’invention d’un modèle scientifique : selon lui, aujourd’hui ce sont les PC qui font les modèles : données empiriques + modèles mathématisées qui en découle : les données sont contraignantes, l’invention d’un modèle serait purement logique
=> or cela repose sur l’idée que ces données empiriques sont sûres et contraignantes ; mais en fait, on aura toujours besoin d’imagination débridée et de position prétentieuse, ambitieuse, idéologique, etc.
C’est avec cette idée d’absence de critère objectif contraignant pour le choix des hypothèses et des théories que les disciples et/ou lecteurs critiques de Popper vont rentrer en scène ; les plus connus : Lakatos (années 1960-1970), Kuhn (1962) et Feyerabend (1975).
Face à l’échec du falsificationnisme, Lakatos = programmes de recherche ; Kuhn = paradigmes et science normale ; Feyerabend = anarchisme épistémologique (va le plus loin).
Théorie des programmes de Lakatos (dernière grande théorie rationaliste ; Sokal et cie n’inventent pas grand chose) :
Considérons les critères provenant de Lakatos (disciple de Popper et camarade de Feyerabend). Il propose deux suggestions vs Popper : 1) la méthodologie doit accorder chaque fois un « espace vital minimal » aux idées que nous décidons de considérer (et donc suspendre un temps la rigueur de la réfutation) ; 2) les critères méthodologiques ne sont pas eux-mêmes à l’abri de toute critique : ils peuvent être examinés, améliorés ou abandonnés, et cet examen doit reposer su des données historiques (ce qui le sépare avec Feyerabend des logiciens). Pour Lakatos, nous ne comparons pas les théories entre elles, mais les histoires des programmes de recherches (ensemble de plusieurs théories, proche des paradigmes). Toutefois, demeure rationaliste en principe. Critère de distinction de programmes rivaux :
(15) « "On dit qu’un programme de recherche progresse aussi longtemps que sa croissance théorique anticipe sa croissance empirique, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il continue de prévoir avec quelques succès des faits nouveaux […] ; il stagne si sa croissance théorique a du mal à suivre sa croissance empirique, c’est-à-dire aussi qu’il ne donne plus que des explications post hoc pour des découvertes fortuites ou pour des faits anticipés et découverts par un programme rival". Un programme qui stagne peut dégénérer encore plus, au point de ne plus contenir que les " réaffirmations solennelles " de sa position d’origine, associées à une répétition dans ses propres termes des succès des programmes rivaux" » (202) ; il serait légitime de l’abandonner alors, mais Lakatos n’est pas clair : la légitimité n’est pas la nécessité.
Plein de passages ou il dit : on ne peut rationnellement critiquer un scientifique qui reste attaché à un programme qui dégénérescence, et il n’y a pas de moyen rationnel de démontrer que ses actions sont déraisonnables. Mais d’autres où il dit qu’il faudrait abandonner le programme en dégénérescence...
(+ cf Selon Feyerabend pour Lakatos, « la méthodologie des programmes de recherche fournit des critères qui aident le scientifique à évaluer la situation historique dans laquelle il prend les décisions ; mais elle ne contient pas de règles qui lui disent ce qu’il faut faire » (204))
(16) Les normes choisies pour la science ne doivent jamais être subordonnées à des normes d’une autre espèce (la science doit garder son « intégrité »)
(17) Ces normes doivent avoir un pouvoir heuristique, c’est-à-dire qu’elles gouvernent une activité intellectuelle dont les résultats pourront être mis en partie au compte de ces normes
(18) => de ces trois critères, on tire l’idée que l’évolution de la science est quand même rationnelle (vs Kuhn : description historique qui correspond à l’attitude conservatrice, extra-normes rationnelles ; et Feyerabend) ; en cela, il est poppérien.
(19, commun à toutes les théories) Comme les empiristes et Popper en un sens, pour Lakatos : supériorité rationnelle et prédictive de la science sur les autres discours : astrologie, psychanalyse, mythes, etc.
=> fonde la supériorité occidentale ! (indirectement)
Première critique de Feyerabend : Lakatos se contredit en réalité quant aux normes/critères qu’il veut pour la science dans sa théorie rationaliste : si l’entreprise fondée sur ces normes doit fonctionner, « il faut bien que lesdites décisions, elles, soient prises avec une certaine régularité. Nous avons vu que les normes [intrascientifiques] par elles-mêmes ne peuvent obtenir ce résultat [chez Lakatos]. En revanche, des pressions psychologiques ou sociologiques peuvent faire l’affaire » (216) => institutions conservatrices ; Lakatos « pose des normes [intrascientifiques] plus libérales et il les utilise [sociopolitiquement] d’une manière conservatrice » (221) ; « il utilise le bon sens et les préjugés en faveur de la science afin de venir à bout des obstacles que la discussion ne peut l’aider à surmonter ».
Pour aider à juger des programmes de recherches, en plus de l’explication de faits nouveaux, il faut tenir compte des « jugements de valeur fondamentaux », qui sont des jugements de valeur par les scientifiques et l’ « histoire » officielle sur des réalisations spécifiques de la science (sortes de progrès particuliers) ; sorte de base, de « sagesse scientifique commune » pour Lakatos. Les bons programmes de recherches doivent permettre au max la « reconstruction rationnelle d’un nombre toujours croissant de blocs d’histoire imprégnés de valeur » : ressemble donc à Popper ici.
Mais dit F : 1) les jugements de valeurs ne sont pas aussi uniformes (223 sq) ; 2) de plus, ils ne sont que très rarement avancés pour de bonnes raisons (224 sq). Admiration, manque d’examen, soumission, conformisme, etc.
La rationalité de Lakatos ne fait que refléter « l’idéologie professionnelle du domaine » (227)
En réalité, l’astrologie a aussi ses normes professionnelles cohérentes ; pourtant, elles sont méprisées par les rationalistes comme « irrationnelles ». Les normes professionnelles ne suffisent donc pas pour trouver la bonne méthode ; et « pour trouver la bonne méthode, il faut reconstruire la bonne discipline. Mais qu’est-ce que la bonne discipline ? »
Contre Lakatos : légitime aussi de maintenir un programme dégénérescent, comme le dit Lakatos lui-même, bien qu’il n’en tire pas toutes les conclusions qui devraient le mener à l’anarchisme politique.
2) Réfutation de l’accroissement du contenu empirique des théories et du progrès explicatif de la science (VS (13), (18) et (19))
Peut-on comparer objectivement les théories entre elles, pour savoir s’il y en a de meilleure, voire de plus « vraies » ? On a vu que les énoncés observationnels ne constituaient pas une base suffisamment fiable => Feyerabend va plus loin en disant que les modèles théoriques sont incommensurables.
a. Du 1, on déduit l’incommensurabilité des théories scientifiques
* Définition :
« Naturellement, une comparaison quelconque peut toujours être faite (par exemple, une théorie physique peut paraître plus mélodieuse qu’une autre théorie physique quand elle est lue à haute voix avec accompagnement à la guitare). Mais si, pour procéder à la comparaison, vous instituez des règles spécifiques – par exemple, si vous exigez que les classes de contenu de deux théories soient toujours dans un rapport logique quelconque (inclusion, exclusion, intersection)–, vous rencontrerez des exceptions, des restrictions illégitimes, et vous serez forcés d’ergoter à tout instant pour vous sortir d’embarras. Il est bien plus intéressant et instructif d’examiner ce qui peut être dit (représenté) et ce qui ne peut pas l’être dès lors que la comparaison doit se faire à l’intérieur d’un certain cadre spécifique, historiquement bien établi » (258 sq)
319-320 : sur les critères formels de comparaison entre théories : théorie linéaire, théorie cohérente, approximations nombreuse et audacieuses, découverte de faits inédits...
critères non formels : « conformité à une théorie fondamentale... ou a des principes métaphysiques.
« Or, ce qui est intéressant à propos de ces critères, c’est que la plupart d’entre eux, bien que raisonnables, car ils sont en accord avec les vœux d’un nombre appréciable de chercheurs, sont arbitraires, voire ’ subjectifs ’ au sens où ils n’ont pas de liens avec la vérité de la théorie à laquelle ils s’appliquent. Ils ressemblent fort à des jugements esthétiques, à des jugements de goûts, à des préjugés métaphysiques, bref ils ressemblent fort à nos désirs subjectifs : à son niveau le plus avancé et le plus général, la science redonne à l’individu une liberté qu’il semble perdre ailleurs » (320)
Exemple de la perception : « notre appareil perceptif peut produire des perceptions qui ne se laissent pas aisément comparer. Un jugement direct est impossible. Nous pouvons comparer les deux perceptions dans notre mémoire, mais pas lorsque nous considérons l’image unique qui en est la source ». cf. illusions d’optique, canard-lapin ; « empêche la formation de tout objet quel qu’il soit ». (250) ; « Il n’y a pas moyen de ’saisir’ la transition d’une l’attitude à l’autre. Dans tous les cas, l’image perçue dépend d’’attidues mentales’ qui peuvent être changées à volonté, sans l’aide de drogues, d’hypnose, ou de reconditionnement. Mais nos attitudes mentales peuvent se pétrifier... » (251)
2 critères ici : « d’une part, ces familles ne peuvent être utilisées simultanément, et d’autre part aucun lien logique ou perceptif ne peut s’établir entre elles ».
* Principales raisons :
i. Pour Feyerabend, « les nouveaux paradigmes introduisent une nouvelle rationalité » (231)
=> càd, comme on l’a vu, de nouveaux critères, de nouvelles normes :
sur la cohérence interne des théories : peut y avoir des arrangements de la logique formelle, des arrangements dans les postulats mathématiques, cf. Einstein et le non-euclidien, etc
sur la relation entre théories
relation entre expériences et théories
sur les protocoles expérimentaux et ce que l’on appelle un fait
=> ça c’est pour la construction des théories
NB : les critères rationnels, de la « raison », dépendent de chaque époque : la raison de chaque époque était une folie de l’époque précédente...
Clash « les rescapés de la philosophie des Lumières » (les rationalistes ?), style Popper : une discussion rationnelle ne suffit pas : « on doit pouvoir produire et saisir de nouvelles relations perceptives et conceptuelles... et l’on doit être prêt à admettre que chaque mode de présentation a ses limites » (254) => sorte de conversion.
Les discussions lors des transitions révèlent aussi des idées cachées/classifications implicites (impetus/momentum ; Bohr vs Newton fait voir le présupposé d’indépendance de l’observateur).
« Les discussions critiques... ne peuvent révéler ce qui "n’existe pas", ou examiner ce qui est inconcevable, le changement scientifique, en passant d’un mode d’expression (présentation) à un autre, rend souvent inconcevable ce qui était concevable auparavant (et inversement), et produit ainsi une transformation fondamentale dans la cosmologie : nous entrons dans un nouveau monde, contenant de nouvelles entités, aux rapports nouveaux et surprenants. Ces traits du changement sont souvent dissimulés par des méthodes de reconstruction [rationnelle a posteriori] et d’interprétation qui se concentrent sur le formalisme, négligent les relations implicites et tiennent pour acquis que, fondamentalement, la science s’occupe d’un domaine unifié d’événements, à savoir : les observations ou les états de fait classiques » (254-255).
ii. Par suite, ne parlent pas la même langue : notamment s’il n’y a pas la même base logico-mathématique, mais aussi pas les mêmes postulats, pas le même système conceptuel : planètes, lumière, forces, etc sont des homologues trompeurs entre théories + parfois pas du tout les mêmes concepts du tout au niveau de l’apparence
Part de Whorf, s’appuie sur sa théorie. Hypothèse Saphir-Whorf : linguistique et anthropologie : pas différentes points de vue sur le même monde, les mêmes faits : le langage construit la perception et la compréhension du monde => pas la même expérience : les natifs de langues très différentes ne vivent pas dans le même monde.
Feyerabend parle d’« image du monde » 258 ; de « cosmologie sous-jacente »
Définition incommensurabilité en ces termes : chaque cosmologie possède des principes universels qui lui est propre et qui régissent les relations entre éléments, qui régissent la construction de la cosmologie.
« Posons qu’une découverte, ou un énoncé, ou une attitude, est incommensurable au cosmos (à la théorie, au cadre) si elle suspend certains de ses principe universels ».
NB : notion de suspension plutôt que de contradiction : au sens où la coexistence peut durer, et qu’un changement conceptuel peut avoir peu ou pas d’impact perceptif par exemple, et donc ne pas contredire la perception. (il y a cependant contradiction logique...)
Le côté réaliste de F affirme que les différentes théories décrivent réellement des mondes différents :
« Donc, a moins de supposer que ces théories ne traitent de rien du tout, nous devons admettre qu’elles traitent de mondes différents et que le changement résulte du passage d’une théorie à l’autre. Naturellement, nous ne pouvons pas dire que le passage causé par le changement. Mais [...] nous savons qu’il y a des changements qui ne résultent pas d’une interaction causale entre l’observateur et l’objet, mais d’un changement des conditions même qui nous permettent de parler d’objets, ou de situations, ou d’événements d’un certain type. C’est à un changement de ce genre-là que nous pensons quand nous disons qu’un changement de principes universels amène un changement du monde entier. En parlant de cette manière, nous ne supposons plus l’existence d’un monde objectif insensible à nos activités épistémiques, sauf quand nous évoluons à l’intérieur des limites d’un point de vue particulier. Nous concédons que ces activités peuvent avoir une influence décisive même sur les pièces les plus solides de notre mobilier technologique – elle peut faire disparaître les dieux pour les remplacer par des tas d’atomes dans l’espace vide » (321 )
iii. Corrélativement à tout ce qu’on a vu, chaque théorie fait voir des phénomènes différents. Deux implications :
chaque nouvelle théorie fait voir de nouveaux phénomènes : cf. Neptune, lévitation quantique, etc)
chaque nouvelle théorie ou théorie concurrente supprime ou met de côté des faits des autres théories. Ex :
– les propriétés du phlogistique et celle de l’éther
– toutes les preuves en faveur de la sorcellerie, la possession par le démon, l’existence du diable, etc, qui furent écartées en même temps que les superstitions qu’elles avaient jadis confirmée. Le résultat est que « vers la fin du MA, la science fut séparée de la psychologie humaine, de sorte que même la grande entreprise d’Érasme et de son ami Vives, les meilleurs représentants de l’humanisme, ne suffit pas à amener un rapprochement, et la psychopathologie pris des siècles de retard sur les progrès de la médecine et de la chirurgie ». => cf. la plupart des faits décrits dans le Malleus Maleficarum
– les fait du vaudou (base physiologique, observation de logique et météorologiques),
L’exposé oral de ce cours et l’audio associé mis sur le site se sont arrêtés ici, du fait de contraintes temporelles.
La suite de ce document présente la fin de la partie II. Les parties III et IV seront exposées dans un cours audio et écrit disponible courant l’été.
Texte de Feyerabend qui explique ça (192-198) : concept d’ « illusion épistémologique »
« L’exigence d’un contenu accru n’est jamais satisfaite : les théories qui provoquent la chute d’une conception très étendue et bien défendue, et qui prennent le relais après sa disparition, sont initialement restreintes à un domaine étroit de faits, à une série de phénomènes paradigmatiques qui leur sert de soutien, et ces théories ne sont que lentement étendues à d’autres champs. [...] Pour développer une nouvelle théorie, nous devons d’abord faire un pas en arrière par rapport à l’évidence, et reconsidérer le problème de l’observation. […] Plus tard, naturellement, la théorie sera étendue à d’autres domaines ; mais le mode de cette extension n’est que rarement déterminé par les mêmes éléments qui constituent le contenu des théories précédentes. L’appareil conceptuel de la théorie qui émerge lentement définit bientôt ses propres problèmes, et les problèmes, faits et observations antérieures, son soit oubliées, soit écartés comme non pertinents. C’est un déroulement tout à fait naturel et sans aucune objection possible. Car pourquoi une idéologie serait-elle contrainte par des problèmes plus anciens qui, de toute façon, n’ont de sens que dans le contexte abandonné, et qui paraissent maintenant stupides ou artificiels ? [...]
Une théorie d’ensemble, après tout, est censé contenir aussi une ontologie, qui détermine ce qui existe, et qui délimite ainsi le domaine des faits et des questions possibles. Le développement de la science concorde avec ces considérations . Les nouvelles conceptions s’aventurent bientôt dans de nouvelles directions et méprisent les problèmes anciens (quelle est la base sur laquelle repose la terre ? Quel est le poids spécifique du phlogistique ? Quelle est la vitesse absolue de la terre ?) de même que les faits anciens (la plupart des faits décrits dans le Malleus Maleficarum) qui ont tant exercer l’esprit des penseurs d’autrefois. Et lorsqu’elles prêtent encore quelque attention aux théories précédentes, elle essaient d’en accommoder le noyau factuel de la façon que nous avons déjà décrite, à l’aide d’hypothèses ad hoc, d’approximations ad hoc, de redéfinition des termes, ou tout simplement en affirmant sans étudier la matière, que ce noyau « découle » des nouveaux principes de base. Elles sont greffées sur les programmes plus anciens avec lesquelles elles sont en contradiction criante.
Le résultat de tous ces procédés est une intéressante illusion épistémologique : le contenu qu’on imagine à ces théories antérieures (qui est l’intersection de leurs conséquences gardées en mémoire, avec le domaine des problèmes et des faits nouvellement reconnus) se rétrécit et peut décroître à tel point qu’il devient moindre que le contenu qu’on imagine aux nouvelles idéologies (soit les conséquences réelles de ces idéologies, plus tous les « faits », lois, principes qui y sont rattachés par des hypothèses ad hoc, des approximations ad hoc ou par des paroles attribuées quelques physiciens ou philosophes des sciences influents – et qui en réalité vient de la théorie précédente). Si nous comparons l’ancien et le nouveau, il semble alors que la relation des contenus empiriques se présente de la manière suivante : [cf trois schémas]
Le domaine D [intersection] représente les problèmes et les faits de la théorie ancienne dont on se souvient encore et qui ont été déformés pour s’ajuster dans le nouveau cadre. C’est cette illusion qui est à l’origine de l’insistance mise sur l’exigence d’un contenu élargi. Finalement, nous avons vu très clairement la nécessité des hypothèses ad hoc ; les hypothèses Haddock et les approximations ad hoc créent une zone de contact entre les « faits » et ces parties de la nouvelle conception qui semblent pouvoir les expliquer plus tard, après adduction aux autres éléments. Elle peuvent se retrouver retenues indéfiniment si le nouveau cadre reste inachevé (c’est ce qui est arrivé pour la théorie des quanta, qui a toujours besoin des concepts classiques pour devenir une théorie complète). Ou bien elles sont incorporées dans la nouvelle théorie comme des théorèmes entraînant une redéfinition des termes de base de l’idéologie précédente (c’est ce qui est arrivé dans le cas de Galilée et de la théorie de la relativité). La règle qui veut que le contenu de vérité de la théorie antérieure, tel qu’il était conçu quand elle régnait incontestée, soit un inclus dans le contenu de vérité de la théorie postérieure, cette règle est violée dans les deux cas »
Ici, arguments VS (9) et (10)
Aussi, sur le « pas en arrière » : retour que fait Galilée à la cinématique du Commentariolus de Copernic, en négligeant la mécanique des épicycles de De Revo. Revenir à un stade plus vague et moins étendu empiriquement pour mieux développer certaines bases, détails et penser des sciences auxiliaires (cf. nbp 165).
* Conséquences : pas de progrès explicatif ni prédictif absolus dans les sciences : cela ne peut s’établir que rétrospectivement à partir des dernières cosmologie et de la théories dominantes. Pas de comparaison rationnelle, logique possible.
NB : ne dit pas que toutes les théories sont incommensurables + existe des rapports d’inclusion partiels => n’enlève rien à la force globale de son argument
NB : 312 : des théories « seront commensurables dans certaines interprétations, et commensurables dans d’autres » : pour l’instrumentalisme, oui, pour le réalisme non / !\ Mais ces interprétations sont elles-mêmes incommensurables entièrement...
empirisme : penser qu’il peut y avoir une base observationnelle neutre entre plusieurs théories aux cosmologies très diverses.
NB : dans ces pages, problèmes du « sens » de chaque théorie, modèle : pour Feyerabend, pas de sens global universel donné par la logique formelle : il faut considérer ce qu’est le « sens » à l’intérieur de chaque théorie, à partir de ce qu’elles en définissent elles-mêmes
NB : « Des théories incommensurables peuvent donc être réfutées par référence à leur genre propre d’expérience, càd en découvrant les contradictions internes dont elles souffrent. En l’absence d’alternatives commensurables, ces réfutations sont cependant très faibles, nous avons pu le voir dans nos arguments en faveur de la prolifération, aux chapitre 2 et 3). Mais leurs contenus ne peuvent être comparés. Il n’est pas non plus possible de porter un jugement sur leur vraisemblance, sauf dans les limites d’une théorie particulière » (319)
b. Contre-exemples historiques : déjà présentés avant...
Science moderne incommensurable avec Aristote : cf. 232 sq (notamment 234 !)
Face à l’échec du falsificationnisme, Lakatos = programmes de recherche ; mais reste rationaliste et se contredit selon Feyerabend ; Kuhn = paradigmes et science normale/révolutions scientifiques ; Feyerabend = anarchisme épistémologique (va le plus loin).
Sauf que F va beaucoup plus loin : pas qu’étude socio-historique dont on peut déduire que les épistémologies se gourent et qui remettent en valeur l’objectivité de la science => F en tire des conclusions sur :
sur ce qu’il faudrait adopter comme attitude en science : libérale, libertaire et pluraliste
le rapport entre science et société
la façon dont celle-ci doit reprendre les rennes sur la science
C. Conclusion 1 : la science n’est pas ce qu’elle prétend être et la distinction/hiérarchie entre science et mythe est infondée
1) La science : le mythe qui a réussi à se faire passer pour l’anti-mythe
Avec l’effondrement de tous ces critères, non seulement la science ne peut plus se prévaloir de vérité et d’objectivité universelle non située, mais elle perd du même coup sa spécificité, ce qui était considéré comme la marque de son exception : passer pour un discours s’opposant au mythe : logos vs muthos.. Cf. critère de démarcation de Popper…
Selon anthropologie/histoire : on a donc un discours qui affirme avoir des preuves expérimentales comme garde-fous d’un savoir objectif et universel ; en réalité, c’est un ensemble de croyances comprenant des postulats et cosmologies non démontrées et non démontrables et un arsenal procédural comprenant des outils et des théories auxiliaires permettant de créer des expériences bien spécifiques correspondant à ces cosmologies. Ces croyances permettent d’agir sur le monde. Dans ce système de croyance règne des institutions, des grands chefs, une idéologie conservatrice (cf. Kuhn) ou « idéologie professionnelle » (Feyerabend) qui définit ce qui est bien (le bon scientifique honnête appliquant les normes) et ce qui est mal et qui a pour but le maintien des idéologies/cosmologies les plus importantes.
=> Mais en fait, énormément de systèmes de croyances comme le vaudou ont des structures similaires : on aurait pu le décrire de cette façon !
Certains propose, pour démarquer la science des autres croyances, de privilégier le critère d’efficacité. Mais selon Feyerabend, il ne marche pas : déjà, ce critère doit être compris pour avoir un sens comme « critère de production de résultats selon ses normes de rationalité », et là forcément la science n’a pas le monopole :
« Personne n’a jamais prouvé, du reste, que si la science… obtient des résultats conforme à sa propre "sagesse", d’autres domaines n’obtiendraient rien de tel. Ce qui a été démontré, en revanche, par les études anthropologiques les plus récentes, c’est que toutes les sortes d’idéologies produisent et ont produit, par le biais de leurs institutions, des résultats qui sont conformes à leurs normes, et d’autres qui ne le sont pas. Par exemple, la science aristotélicienne a été capable de traiter de nombreux faits, sans changer ses notions fondamentales et ses principes de base, se conformant ainsi à sa propre norme, la stabilité. Il devient dès lors évident qu’il nous faut envisager autre chose que la simple conformité à ses normes si nous voulons décider du domaine à retenir pour juger de la méthode » (228 sq)
Le mythe et la science ont beaucoup en commun, et c’est plutôt une différence de buts que de méthodes qui les caractérisent (pas la même « fin rationnelle d’accroissement des connaissances » = caractéristique de la science, pour le coup).
Se fonde sur un essai de Horton « la pensée tradi afri et la sce » : « le mythe est bien plus proche de la science qu’on ne pourrait s’y attendre après une discussion philosophique » : lire p. 334.
Mais Feyerabend va plus loin que Horton, car ce dernier note les différences suivantes avec la science : idées centrales d’un mythe sont sacrées VS scepticisme essentiel de la science.
« Nous constatons que Horton connaît bien son Popper. Seulement, une étude sur le terrain de la science elle-même donne une image très différente ».
Étude anthropo : quelques scientifiques fonctionnent peut-être ainsi, mais la grande majorité non. Chez elle, « réactions de tabou qui ne sont pas plus faibles que celles des sociétés dites primitives », « dogmatisme massif » (336). Scepticisme souvent réduit au minimum, surtout contre les idées fondamentales.
2) La science (et chacun des paradigmes en son sein) n’a pas convaincu par la raison mais s’est imposée par la force
* Entre différentes théories : exemples de Galilée, de Pasteur et Pouchet, etc : enjeux institutionnels, de rivalité : pas une question de démonstrations logiques parfaitement rationnelle.
Cas Galilée : propagande, dissimulation, reconstruction a posteriori, etc
cf. Texte 3 : rien qu’au niveau académique et des jeux de pouvoirs dans les domaines théoriques (université, théologiens, vaticans, etc)
=> nécessité du style et de la propagande, qui ont fait gagner Galilée alors même que les faits n’étaient pas de son côté (172)
C’est la propagande et les coups de forces qui permettent d’expliquer le passage d’un paradigme à un autre.
C’est très clair pp. 219 sqq : on passe d’enjeux argumentatifs rationnels pour passer à des enjeux de pouvoir – classique dans les pensées relativistes comme celle de Feyerabend.
VS Lakatos : Abandon des programmes en « dégénérescence » : « Il s’ensuit qu’après la lutte entre conservateurs et libéraux, une victoire finale des conservateurs n’est pas en soi un "changement rationnel" [comme le prétend Lakatos en se contredisant], mais, purement et simplement, le résultat d’une " lutte pour le pouvoir". C’est un sujet non pour la méthodologie, ou la théorie de la rationalité, mais pour " la psychologie de la foule" » (220)
* « Universalité » d’apparence de la science : pas rationalisation des peuples colonisés, mais imposition de la science par la force => l’instrument de la diffusion science, c’était la force, pas les argumentaires et expériences. Colonisation => occidentalisation => science occidentale reine.
333 : sur la prétendue « excellence de la science » : en réalité, « la science a pris la relève par la force, non le raisonnement » (cf. colonies).
L’histoire des sciences devient l’histoire des propagandes et des rapports de force de ce domaine.
[+ 175 : le raisonnement donne direction, l’historien le couperet : l’histoire donne la force de nos arguments]
D. Conclusion 2 : Anarchisme, pluralisme épistémologique et relativisme
1) De l’étude historico-anthropologique aux recommandations anarchistes : « tout est bon »
Au premier abord, l’aspect descriptif prend le pas sur le normatif chez Feyerabend : condamne la normativité de la philosophie des sciences ; via l’anthropo et l’histoire, veut être au plus près de la réalité.
Mais il ne s’arrête pas là ; il ne dit pas simplement : vous dites que la science fait ça, mais en fait elle ne fait pas du tout ça : les épistémologues pourraient alors dire « elles devraient faire ça », et la science progresse parce qu’elle possède des justifications en droit, rationnelles, qui sont indépendantes du contexte de découverte.
D’une part, il démontre à la fois logiquement et historiquement que ces critères rationnels sont relatifs aux paradigmes ; en réalité, actuellement, la reconstruction rationnelle se fixe par rapport aux théories dominantes actuelles ; Kepler, Galilée et Newton sont déformés et réintégrés de cette manière (cf. manuel). Donc ces justifications rationnelles, légitimes en droit, se voient elles-mêmes historicisées : il n’y a aucune norme rationnelle qui ait tenu tout au long de l’histoire des sciences.
D’autre part, il montre que la plupart des critères rationnels retenus rétrospectivement, la plupart des « succès » et « progrès » de la science reconnus comme tels par l’institution et qui fonde « la sagesse commune des scientifiques » sont issus d’événements historiques tronqués et qui n’ont été possibles et aussi brillants, efficaces, que parce que les méthodes et critères rationnels ont été transgressés. Ce n’est pas un problème contingent et pure question d’historien, on ne peut dire ’ »ils ont fait ça à l’époque », mais maintenant nos critères sont fiables :
logiquement : ces critères ont justement été établis grâce à des actes contre ces critères ; on ne peut fixer à l’avance ce que le futur des idées nous réservera ; il y a une négation des conditions de possibilité de toute façade méthodologique (on ne peut faire de Galilée le héro de la science moderne que parce qu’il a redéfinit l’héroïsme et qu’il a dissimulé des choses peu héroïques).
plus profondément, l’irrationnalité, le non-respect des méthodes étaient nécessaires et le seront toujours pour faire avancer les théories et les idées. Dans toute avancée scientifique majeures, les méthodes ne sont que rétrospectives et pour l’habillage, justifications rétrospectives à partir du nouveau droit rationnel qui n’a pu être établi que par la violence et la persuasion, afin de renverser le droit rationnel précédent. Comparaison avec l’histoire politique + anarchisme : seul la force peut renverser certaines normes pour les remplacer par d’autres. On ne peut donc pas fixer à l’avance la méthode et la rationalité de la science : change selon les paradigmes, avec périodes de mixe, de flou, de transgression.
Donc Feyerabend démonte complètement la distinction contexte de découverte/contexte de justification : :
Définition de l’ « empirisme contemporain » + distinction entre le contexte de découverte et le contexte de justification (180 )
« Dans l’histoire des sciences, les critères de justification interdisent souvent des opérations qui sont en fait suscitées par les conditions psychologiques, socio-économico-politiques ou d’autres conditions "externes" encore, et la science ne survit que parce qu’on laisse ces mêmes opérations prévaloir. Ainsi, la tentative de “ retracer les origines historiques, la genèse et le développement psychologiques, les conditions sociopolitico-économiques qui entrent en jeu dans l’acceptation ou le rejet des théories scientifiques”, loin d’être une entreprise entièrement indépendante des considérations de vérification, conduit en fait à une critique de ces considérations. [...] Les activités qui [...] appartiennent au contexte de découverte ne sont pas, par conséquent, seulement différentes de ce qui se passe dans le contexte de justification ; elles sont opposées. […] Et nous sommes alors confrontés au problème de savoir lequel des contextes dois recevoir un traitement préférentiel. […] En vérité, la science, telle que nous la connaissons aujourd’hui, ne pourrait exister si on ne passait souvent outre au contexte de justification » (181-182)
Finalement, Feyerabend destitue l’épistémologie des philosophes comme des scientifique, et ce par le descriptif donné par les sciences sociales ; mais à partir de la dimension descriptive, il en déduit une sorte de critère logique et méthodologique contre l’imposition de toutes normes logiques et méthodologiques !
Il pose donc un « principe », « tout est bon », qui sape la possibilité de tous les autres principes contraignants, discriminants, etc. Principe de libéralité totale. D’où le titre : « contre la méthode ».
Et d’où l’anarchisme méthodologique : selon Feyerabend, il n’existe en science (contrairement à ce que pensent la majorité des scientifiques) aucun principe (ἀρχὴ, archè = principe, commandement, pouvoir en grec ancien ; d’où l’an-archisme), aucune règle ni méthode absolue. A la limite, comme il le résume dans une formule restée célèbre : « le seul principe qui n’entrave pas le progrès [de la connaissance] est : tout est bon ».
=> par conséquent, conserve en un sens le double aspect descriptif et normatif de l’épistémo classique ; cependant : normativé anti-normative ! Un seul principe : qu’il n’y ait pas de principe.
Précisions :
– pp. 320-324 AR : « tout est bon » ne veut pas dire « tout est bon dans chaque situation », au contraire : c’est contre une théorie générale et unilatérale de la science !!
Mais après, il y a bien des recommandations, des outils pour le scientifique + le contexte fait tout
=> donc c’est pas non plus le bordel complet => le point de Feyerabend, c’est l’ouverture d’esprit + savoir qu’il n’y a pas de principe absolu et qu’il ne faut pas agir comme si ; on voit ça après.
– pluralité des sens de progrès comme on l’a vu : juste avant, sens de la science moderne fière de ses modèles comme Galilée ; mais aussi selon Feyerabend, tout sens de progrès (cf. texte 1), puisque l’anarchisme équivaut en partie à l’idée d’ouverture d’esprit, de grande souplesse, d’adaptation, de grande culture des idées, etc.
NB : mais pour Feyerabend, il y a un sens humaniste de progrès qu’il présuppose, et à l’aune duquel il pense l’anarchisme lui-même comme un progrès épistémologique et social => valeurs humanistes
2) Pluralité des cosmologies, pluralité des méthodes, pluralité des mondes : pluralisme épistémologique et tolérance
* Comme on l’a vu, les différentes cultures, et au sein d’elles, les différentes théories, paradigmes, etc, qui impliquent une différence fondamentale dans la méthode et les critères de rationalité, définissent différentes cosmologies et mondes.
Pluralisme des mondes : très antiréalisme. On a un pluralisme épistémologique, qui met presque en équivalence (« tout est bon ») toutes les façons d’aborder le monde, de le connaître. Pourrait facilement rejoindre une épistémologie située, mais selon une autre interprétation...
Mais vu tout ce que nous avons vus, il y a du même coup un pluralisme ontologique (l’épistémo et l’ontologie étant fatalement liées par définition) : dans de nombreux passages, Feyerabend dit qu’en dernière analyse, les critères de jugement et les méthodes relèvent toujours d’une décision non entièrement rationnelle, mais d’une décision liée à nos intérêts et désirs, et finalement à notre « forme de vie » (SIC). On est à la fin des années 1960, et insiste sur « formes de vie » : reprend très probablement ça au 2e Wittgenstein (Cahiers bleu et brun années 1930, Recherches philosophiques 1936-1949, publiées jusqu’en 1953).
* De ce pluralisme épistémologique ressort un fort principe de tolérance (donc 2e principe qui se confond avec le 1er), qui se voit de 3 façons principales :
vers le passé et le présent des différences culturelles : mythes, rituels africains, magie, etc. Feyerabend réhabilité tout ça. « nous savons aussi... que les mythes sont infiniment supérieurs à ce que les rationalistes sont prêts à admettre » (333 sq) (cite Evans-Pritchard et d’autres)
=> il nous faut donc « revoir notre attitude envers le mythe, la religion, la magie... » ; notamment, 2e raison, parce que la montée de la science coïncide avec la suppression des sociétés non occidentales par les envahisseurs occidentaux...
Enfin pour Feyerabend, nous n’avons pas accès à une réalité fixe : exemple de Castaneda sur l’ « herbe du diable » : les drogues ne montrent pas qqch de « faux » (cf. nbp 208-209)
de manière plus générale : selon lui, « il n’y a pas de mauvaises idées » en soi, ça dépend du contexte et de la motivation de groupes ; un univers avec des planètes en formes de pizza, pas mauvaise idée en soi... la question est : est-ce que ça va prendre ? est-ce que cette cosmologie sera assez dense théoriquement et pratiquement ?
permet l’intelligence et le progrès : plus on a d’éléments différents, plus on a d’idées, plus il y a d’originalité et de créativité, intégrité l’altérité, très nietzschéen tout ça.
Dans l’entreprise scientifique, il faudrait inclure toute la culture ! Mais n’indique pas comment...
« Ces « déviations », ces « erreurs », sont les conditions du progrès. Elles permettent à la connaissance de survivre dans le monde complexe et difficile que nous habitons, elles nous permettent de rester des agents libre et heureux. Sans « chaos », point de savoir. Sans une destitution fréquente de la raison, pas de progrès. Les idées qui aujourd’hui forment la base même de la science n’existent que parce qu’il y a eu des préjugés, de la vanité, de la passion ; parce que ceux-là se sont opposés à la raison ; et parce qu’on les a laissés agir à leur guise. Nous devons conclure donc que même à l’intérieur de la science, la raison ne peut pas, et ne doit pas, avoir une portée universelle ; qu’elle doit souvent être outrepassée, ou éliminée en faveur d’autres instance. […] La science étant donnée, le rationnel ne peut pas être universel ; et l’irrationnel ne peut pas être exclu. Ce caractère particulier du développement de la science est un argument très fort en faveur d’une épistémologie anarchiste.
La science n’est pas sacro-sainte. Les restrictions qu’elle impose (et de telles restrictions sont nombreuses, bien qu’il ne soit pas facile d’en faire la liste) ne sont pas nécessaires pour avoir sur le monde des vues générales, cohérentes et adéquates. Il y a les mythes, les dogmes de la théologie, la métaphysique, et de nombreux autres moyens de construire une conception du monde. Il est clair qu’un échange fructueux entre la science et de telles conceptions non scientifiques du monde aura encore plus besoin d’anarchisme que la science elle-même. Ainsi l’anarchisme n’est-il pas seulement une possibilité, mais une nécessité, à la fois pour le progrès interne de la science et pour le développement de la culture en général. Et la Raison, pour finir, rejoint tous ces monstres abstraits – l’Obligation, le Devoir, la Moralité, la Vérité –, et leurs prédécesseurs plus concrets – les Dieux – qui ont jadis servi à intimider les hommes et à restreindre un développement heureux et libre ; elle dépérit... » (196-197)
Texte 2 : Double originalité de Feyerabend notamment :
accent sur le pluralisme, la multiplicité et la confrontation des idées : parle dans ce livre de wodoo, de mythes, de la Bible, de peinture et de théâtre. « Tout est bon » veut dire : il faut pouvoir faire feu de tout bois ! => cf. après
Anarchisme méthodologique : un peu comme les sceptiques grecs : vient harceler les rationnalistes, les positivistes, les scientistes, tous ceux qui croient qu’il serait bon de poser une méthode et des critères contraignants de référence pour les sciences.
3) Précisions concernant l’anarchisme épistémologique
a. Comparaison avec l’anarchisme politique
Pas de principe de la raison absolu ; pas de règles absolues, pas de commandement : science devrait être activité intellectuelle absolument libre dans l’originalité et a créativité conceptuelles et expérimentales ; « tout est bon »
liberté individuelle, réalisation de ses potentialité
contre l’ordre établi et ses institutions
reconnaissance qu’une certaine violence est nécessaire pour renverser l’ordre établi ; mais pas très clair là-dessus, ambiguïté dans la radicalité des mesures pratiques qu’il faudrait faire
Par contre, grande différence d’avec les anarchistes XIX (Kropotkine, Bakounine, etc) : Feyerabend est anti-scientiste et anti-positiviste.
Par contre légèreté et absence de conviction, car anarchisme épistémologique : cf. nbp 18, vs les personnes qui se prennent au sérieux, détendu, ne s’accroche pas aux idéologies
=> dadaïste plutôt !
cf. textes donnés pour avoir plus de précisions, notamment plus bas
b. Un opportunisme sans scrupule
Feyerabend se compare et compare l’anarchiste épistémologue à un « opportuniste intellectuel », pour reprendre une expression d’Einstein à propos du scientifique (« opportuniste sans scrupule » (15)). Trois aspects fondamentaux :
* L’AE est raisonnable ou rationnel : « cette conception radicale, raisonnable en ce sens que chaque démarche qu’elle recommande peut être défendue à l’aide des plus beaux arguments (après tout, la raison est bien l’esclave des passions) ».
* Question de la méthode : / !\ F. ne propose pas une nouvelle méthode/méthodologie qui serait : « comme un agent secret qui joue le jeu de la Raison pour saper l’autorité de la Raison » [texte 2]
Contre-induction et prolifération des théories sont juste des outils ! Mais à part le fait de ne jamais être absolutiste, pas de principe de méthode...
Va simplement utiliser tous les moyens du discours (arguments, persuasions, mensonges, propagande, etc) pour parvenir à faire triompher sa conception, qu’il peut laisser tomber juste après parce qu’il n’y voit plus d’intérêt....
« justifications et discussions de nous intéressent pas » ; rapport à la raison : « comme un agent secret qui opère des deux côtés de la barrière »,
* Pas de valeur, pas d’idéologie, que des partis-pris temporaires : alors que l’anarchisme a souvent un fort idéal de justice social, de tolérance, d’égalité, de communisme... l’AE « n’a aucune loyauté éternelle, ni aucune aversion éternelle, envers n’importe quelle institution ou idéologie. Comme le dadaïste, auquel il ressemble plus qu’à l’anarchiste politique, " non seulement il n’a pas de programme, mais [il est] contre tous les programmes »
Mais ambiguïté juste après : il lui arrivera d’être l’avocat le plus passionné du statu quo, ou bien de ceux qui s’opposent à lui : “ pour être un vrai dadaïste, il faut être aussi un anti dadaïste”. Ses buts restent stables, ou changent à la suite d’une discussion, ou par ennui, ou après une expérience de conversion, ou pour impressionner une maîtresse – et ainsi de suite. Si on lui donne un but, il peut essayer de l’atteindre avec l’aide de groupes organisés, ou tout seul ; il peut se servir de la raison, de l’émotion, du ridicule, d’un « engagement profond » (« serious concern ») et de tout autre moyen inventé par les hommes pour obtenir le meilleur de leurs semblables. Son passe-temps favori est de confondre les rationalistes, en inventant des raisons irrésistibles à des doctrines déraisonnables. Il n’y a pas de conception, si « absurde » ou « immorale » soit-elle, qu’il refuse de considérer ou d’utiliser, et aucune méthode n’est considérée par lui comme indispensable. Ce à quoi il s’oppose catégoriquement et absolument, ce sont les critères universels, les lois universelles, les idées universelles, telles que la « Vérité », la « Raison », la « Justice », l’ « Amour », et le comportement qu’elles entraînent, bien qu’il soit souvent de bonne politique – il ne le nie pas – d’agir comme si de telles lois (de tels critères, de telles idées) existaient, et comme s’il croyait en elles. Il peut se rapprocher de l’anarchiste religieux dans son opposition à la science et au monde matériel, il peut aussi surpasser n’importe quel prix Nobel dans son plaidoyer vigoureux pour la pureté de la science.
Plutôt, j’essaierai de montrer comment un anarchiste épistémologique pourrait agir dans les situations créé par des problèmes spécifiques, en supposant qu’il ait temporairement décidé de choisir tel but, et d’accepter telle description de "l’état du monde".
Peut adopter n’importe quelle idéologie, progressiste ou conservatrice, de droite ou de gauche, réaliste ou instrumentaliste, galiléenne ou aristotélicienne ; cf. ce texte :
Texte sur l’anarchisme : « La marque de l’anarchisme politique, c’est son opposition à l’ordre établi : l’État, ses institutions, les idéologies qui le soutiennent et glorifient ses institutions. L’ordre établi doit être détruit pour que la spontanéité humaine puisse se faire jour, et exercer ses droits à la libre initiative. Le cas échéant, on espère vaincre non pas seulement quelques barrières sociales, mais le monde physique entier, monde qu’on voit corrompu, irréel, transitoire, et sans importance. Cet anarchisme religieux ou eschatologique nie non seulement les lois sociales, mais les lois morales, physiques et perceptives, et envisage aussi un mode d’existence qui ne serait plus lié au corps, à ses réactions, à ses besoins. La violence, politique ou spirituelle, joue un rôle important dans presque toutes les formes d’anarchisme. La violence est, de fait, nécessaire pour surmonter les obstacles érigés par une société bien organisée, ou par nos propres modes de comportement (la perception, la pensée, etc), et elle est bénéfique à l’individu : elle libère nos énergies et nous fait prendre conscience des pouvoirs dont nous disposons. Les associations libre dans lesquelles chacun agit selon ce qui convient le mieux à ses talents remplace les institutions pétrifiées d’aujourd’hui ; aucune fonction ne doit être autorisée à se fixer – “ celui qui commandait hier peut avoir à obéir demain” (Bakounine). L’enseignement doit être basé sur la curiosité et non sur l’obéissance, le rôle de l’enseignant est d’accentuer la curiosité, et non de s’en remettre à des méthodes fixes. La spontanéité doit régner en maîtresse dans la pensée (perception) comme dans l’action. Cela dit, l’une des particularités remarquables de l’anarchisme politique - qui suit le siècle des Lumières - est sa foi en la “ raison naturelle”, et son respect pour la science. Ce respect est rarement la démarche opportuniste de qui reconnaît un allié et le complimente pour lui faire plaisir. Le plus souvent, il est basé sur la conviction sincère que la science pure et sans mélange donne une image véritable de l’homme et du monde, et produit des armes idéologiques puissantes dans la lutte contre les impostures de l’ordre présent.
Or, aujourd’hui, cette conception naïve et presque enfantine de la science se trouve mise en question par deux développements.
Le premier développement est l’apparition de nouvelles formes d’institutions scientifiques. À l’inverse de ses prédécesseurs immédiats, la science du XXe siècle a abandonné toute prétention philosophique, et est devenue une “affaire” puissante qui façonne la mentalité de ceux qui la pratiquent. Un salaire élevé, de bons rapports avec le patron et les collègues dans leur "unité", ce sont là les visées principales des fourmis humaines qui excellent a trouvé la solution de problèmes minuscules, mais ne peuvent rien comprendre à tous ce qui transcende leur domaine de compétence. Les considérations humanistes sont réduites au minimum, ainsi que toute forme de progression qui dépasse des améliorations locales. Les plus glorieuses réalisations du passé ne sont pas utilisées comme des instruments pour éclairer la compréhension, mais comme des moyens d’intimidation, ainsi que nous le voyons dans les débats récents sur la théorie de l’évolution. Que quelqu’un fasse un grand pas en avant – et la profession et vos à se transformer en mafia pour soumettre des autres par la force.
Le deuxième développement concerne la prétendue autorité qu’on attribue aux produits de cette entreprise toujours changeante. On pensait jadis que les lois scientifiques était bien établies et irrévocables : le scientifique découvre des faits et des lois, et augmente constamment la somme de connaissances sûres et indubitables. Aujourd’hui, nous savons, principalement grâce aux travaux de. Mill, Mach, Boltzmann, Duhem et autres, que la science ne peut offrir aucune garantie de cette sorte Les lois scientifique peuvent-être révisées, souvent elles deviennent non seulement incorrectes sur certains points, mais entièrement fausses, énonçant des assertions sur des entités qui n’ont jamais existé. Des révolutions passent, qui ’ils ne laisse rien intact, remettant tous les principes en cause.
Déplaisante dans le spectacle qu’elle offre, incertaine dans ses résultats, la science a ainsi cessé d’être une alliée de l’anarchiste, elle est devenue un problème. Devrait t-il l’abandonner ? Devrait t-il s’en servir ? Que devrait-il faire ? Telle est la question. L’anarchisme épistémologique donne une réponse à cette question. Une réponse qui suit les vieux principes de l’anarchisme, tout en écartant ses derniers éléments de rigidité.
L’anarchisme épistémologique diffère à la fois du scepticisme et de l’anarchisme politique (religieux). Alors que le sceptique ou bien considère chaque conception comme également bonne et également mauvaise, ou encore renonce carrément à prononcer de tels jugements, l’anarchiste épistémologique n’a aucun scrupule à défendre l’affirmation la plus rabattue ou la plus scandaleuse. Alors que l’anarchiste politique ou religieux veut écarter une certaine forme de vie, l’anarchiste épistémologique peut vouloir la défendre, car il n’a aucune loyauté éternelle, ni aucune aversion éternelle, envers n’importe quelle institution ou idéologie. comme le dadaïste, auquel il ressemble bien plus qu’un anarchiste politique, « non seulement il n’a pas de programme, mais [il est] contre tous les programmes » ; il lui arrivera d’être l’avocat le plus passionné du statu quo, ou bien de ceux qui s’opposent à lui : “ pour être un vrai dadaïste, il faut être aussi un anti dadaïste”. Ses buts restent stables, ou changent à la suite d’une discussion, ou par ennui, ou après une expérience de conversion, ou pour impressionner une maîtresse – et ainsi de suite. Si on lui donne un but, il peut essayer de l’atteindre avec l’aide de groupes organisés, ou tout seul ; il peut se servir de la raison, de l’émotion, du ridicule, d’un « engagement profond » (« serious concern ») et de tout autre moyen inventé par les hommes pour obtenir le meilleur de leurs semblables. Son passe-temps favori est de confondre les rationalistes, en inventant des raisons irrésistibles à des doctrines déraisonnables. Il n’y a pas de conception, si « absurde » ou « immorale » soit-elle, qu’il refuse de considérer ou d’utiliser, et aucune méthode n’est considérée par lui comme indispensable. Ce à quoi il s’oppose catégoriquement et absolument, ce sont les critères universels, les lois universelles, les idées universelles, telles que la « Vérité », la « Raison », la « Justice », l’ « Amour », et le comportement qu’elles entraînent, bien qu’il soit souvent de bonne politique – il ne le nie pas – d’agir comme si de telles lois (de tels critères, de telles idées) existaient, et comme s’il croyait en elles. Il peut se rapprocher de l’anarchiste religieux dans son opposition à la science et au monde matériel, il peut aussi surpasser n’importe quel prix Nobel dans son plaidoyer vigoureux pour la pureté de la science.
[L’anarchiste s’intéresse beaucoup aux phénomènes et aux expériences tels que rapportés par Carlos Castaneda ou encore Rabbi Akiba] (bdp 208 – hdp 210).
Nous n’avons pas place, dans le présent essai, pour poursuivre toutes les implications de cette conception radicale, raisonnable en ce sens que chaque démarche qu’elle recommande peut être défendue à l’aide des plus beaux arguments (après tout, la raison est bien l’esclave des passions) Plutôt, j’essaierai de montrer comment un anarchiste épistémologique pourrait agir dans les situations créé par des problèmes spécifiques, en supposant qu’il ait temporairement décidé de choisir tel but, et d’accepter telle description de "l’état du monde".
Imaginons qu’il vive au début du XVIIe siècle et qu’il vienne juste de faire connaissance avec l’œuvre principale de Copernic. Quelle sera son attitude ? Quelle démarche recommandera t-il ? A quelle démarche s’opposera t-il ? Que dira-t-il ? Ce qu’il dira dépendra de ses intérêts, des "lois sociales", de la philosophie sociale, des opinions qu’il aura décidé d’adopter provisoirement sur la situation de l’époque. Il y a d’innombrables manières pour lui de justifier ses lois, ses opinions, cette philosophie, vis-à-vis de ceux qui exigent une justification, ou tout au moins une discussion. Justification de discussion ne nous intéressent pas.
Supposons encore que notre anarchiste soit intéressé non seulement par des développements techniques mais par la paix sociale, et qu’il comprenne que celle-ci peut-être troublée par des développements dans ces domaines obscurs. [il montre comment il fera pour défendre Aristote et contrer Copernic] C’est ainsi que, jouant le jeu de quelques rationalistes, et utilisant les lois sociales comme des leviers temporaires, l’anarchiste peut faire rationnellement échec à l’élan vers le progrès d’autres rationalistes. [cite ensuite le cardinal Bellarmin contre Galilée, bdp 211]
212 : Supposons, à l’inverse, que notre anarchiste déteste les servitudes sociales, émotionnelles et intellectuelles auxquelles ses contemporains sont soumis ; supposons qu’il les considère comme une entrave à une vie heureuse et enrichissante, plutôt que comme une promesse ; et qu’étant un intellectuel, non un général ou un évêque, il préfère changer la situation, tout en restant assis à son bureau. Dans ce cas, il cherchera des conceptions qui s’opposent à certaines des hypothèses fondamentales de l’idéologie orthodoxe, et qui puissent être utilisées comme des leviers intellectuels pour renverser cette idéologie. Il comprendra que les idées abstraites ne peuvent devenir de tels leviers que si elles font parties d’une pratique, constituent une "forme de vie" qui a. les relie à des événements importants, et b. possède elle-même une influence sociale ; sans quoi ces idées sont mal considérées, ou rejetées, objet de risée comme pure sophistication intellectuelle. Il doit y avoir une tradition qui puisse absorber les nouvelles idées, en faire usage, les élaborer ; et cette tradition doit être respectée par les gens influents, les classes au pouvoir, etc. Notre anarchiste peut alors décider que la conception copernicienne est un levier important de cette sorte, et il peut chercher autour de lui les moyens de le rendre plus efficace.
[puis F. décrit la propagande de Galilée (213-214)]
Étant donné un but, même le plus étroitement "scientifique", l’améthode (non-method) de l’anarchiste a une plus grande chance de réussir que n’importe quel ensemble de critères, règles ou prescriptions bien défini. (Ce n’est qu’à l’intérieur du cadre d’une conception du monde assez étendue que les règles peuvent être justifiées, et ont une chance de succès). Quant au premier exemple [défense de Ptolémée], il rend plausible l’idée que le raisonnement même, utilisé avec discernement, aurait pu empêcher l’avènement de la science moderne. Le raisonnement peut retarder la science, et inversement, la tromperie est nécessaire pour la faire avancer. Ajoutons à cela ce que nous avons appris sur les principes ordonnateurs du mythe, de l’enthousiasme religieux, des expériences anormales, et nous serons fortement enclins à croire qu’il y a beaucoup de façons différents d’aborder la nature et la société, beaucoup de façons différentes d’évaluer les résultats d’une approche particulière ; que nous devons faire un choix ; et qu’il n’y a pas de conditions objectives pour nous guider. Voilà une esquisse très incomplète de l’idéologie de l’anarchisme épistémologique, avec quelques-unes de ses applications » (pp. 205-216)
Anarchisme épistémologique : étant donnés des buts et des intérêts désirs subjectifs, comment parvenir à ses fins en utilisant la raison et la rhétorique/propagande. Seul postulat à respecter : ne jamais croire qu’il existe des principes neutres et absolus => tout est stratégie et opportunisme.
Donc un relativisme affiché... mais ce n’est pas toujours évident + il y a aussi des subtilités qui précisent un peu davantage son anarchisme, mais pas le temps...
Bdp 212 : importance du concept de « forme de vie » : à approfondir...
210-213 sq : au fond, l’anarchiste épistémologique (AE) s’en fout de la vérité et de la science, il part d’idées et de sentiments et accorde les choses comment ça l’arrange, en jouant des rapports de pouvoir entre formes de vie.
Bdp 215 : l’améthode de l’anarchisme : justification de l’opportunisme.
« Le raisonnement peut retarder la science, et inversement, la tromperie est nécessaire pour la faire avancer ».
NB : il faudrait davantage présenter ici le scepticisme et le relativisme pour un exposé plus approfondi de l’anarchisme de Feyerabend ; la question du relativisme sera toutefois présenter dans le IV.
Tout peut servir d’exemple. Donc il n’y a pas d’exemple en soi.
A première vue, l’exemple de quelque chose est là pour consolider l’existence d’autre chose, pour faire advenir son être, pour l’imposer. On dirait que l’exemple est de l’ordre de l’impur, de l’imparfait, dévoilant partiellement et imparfaitement une réalité qui lui est supérieure. L’exemple a une fonction de monstration, il fait signe vers autre chose qui est extérieure à lui-même.
Quand la philosophie apparaît au Ve siècle av. J.-C., elle ne naît pas comme science, mais comme mode de vie. Philosopher, c’est vivre un certain genre de vie et, si l’on en croit ceux qui le vivent, le meilleur parmi tous. La vie bonne, c’est la vie contemplative. Une telle affirmation s’appuie une réflexion plus large sur les formes de vie – qui ne se réduit ni à la biologie, ni à la sociologie, ni à l’anthropologie, mais qui se situe en
deçà du partage entre l’étude générale du vivant et celle de ses formes singulières. La philosophie n’est donc qu’une forme de vie parmi les autres, mais cette forme prétend être la plus haute. Il faut donc chercher à comprendre ce qui lie l’étude des formes de vie à un plaidoyer pour la vie philosophique. Si le mot grec theoria ne signifie pas simplement « théorie », c’est-à-dire un savoir coupé de l’expérience, mais « contemplation », c’est-à-dire un certain rapport vivant à ce qui est, alors il faut examiner en quoi ce rapport peut prétendre être plus vrai que les autres.
Pour cette séance, on commencera par suivre le raisonnement de Nietzsche dans sa dimension destructrice. Ce dernier s’attaque en effet à tous les discours prétendument absolus – par exemple ceux de la philosophie ou de la religion – pour les ramener au type de vie qui l’énonce, en se demandant à chaque fois qui parle. Nietzsche est ainsi un des premiers auteurs à détruire la croyance en l’existence de vérités indépendantes de leur situation d’énonciation, et des rapports de pouvoir particuliers qui les caractérisent. Cette forme de nihilisme fait aujourd’hui partie de notre condition contemporaine : pourquoi choisir un mode de vie plutôt qu’un autre si toute croyance peut être réduite à une stratégie vitale ?
On verra ensuite comment Nietzsche tente de sortir de ce nihilisme. Pour cela, il lui faut reconstruire une distinction entre différentes existences plus ou moins authentiques, à l’intérieur d’un cadre où toute transcendance a été détruite. On examinera sa proposition, qui en passe entre autre par une opposition entre force et faiblesse, et on en questionnera les limites.