On considère généralement nos amis comme nos proches. Il se pourrait cependant que la proximité, par quoi on a l’impression d’être fait les un.e.s pour les autres, ne soit que l’indice d’un narcissime profond qui nous fait chercher en l’autre le simple reflet de nous-mêmes. Que serait une amitié débarrassée de tout narcissisme ? La critique nietzschéenne de l’amour du prochain accouche d’une proposition énigmatique : une amitié d’étoiles.
Bibliographie
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’amour du prochain », « De l’ami »
F. Nietzche, Le gai savoir, §279
La réflexion de Nietzsche sur l’amitié cherche à résoudre le problème que lui pose la philosophie grecque. Les philosophes grecs avaient un double idéal : la sagesse et l’amitié.
En l’honneur de l’amitié. – L’Antiquité tenait l’amitié pour le sentiment le plus élevé, plus élevé même que la fierté la plus vantée du sage qui se suffit à lui-même, sentiment qu’elle allait jusqu’à tenir pour le seul frère en quelque sorte de cette fierté, encore plus sacré qu’elle. C’est ce qu’exprime fort bien l’histoire de ce roi macédonien qui offrit à un philsophe d’Athènes qui méprisait le monde un talent que cet homme lui rendit. « Comment, dit le roi ? N’a-t-il donc pas d’ami ? » Il voulait dire par là : « J’honore la fierté du sage qui ne dépend de rien ni de personne, mais j’honorerais bien plus encore son humanité si l’ami en lui avait vaincu sa fierté. Pour moi, le philosophe s’est abaissé en montrant qu’il ignorait l’un des deux sentiments les plus élevés... et, à vrai dire, le plus élevé des deux ! »
(Nietzsche, Le gai savoir, §61, trad. N. Waquet)
La première se caractérise par la solitude, l’autonomie, l’autarcie : la contemplation solitaire du sage. La seconde, à l’inverse, est tournée vers les autres, vers la communauté, vers la cité : le lien amical comme forme de la vie éthique et politique.
Il y a une tension très forte entre ces deux pôles, qu’on peut repérer chez Aristote (cf. cours précédent). D’une façon générale, il développe deux lignes morales qu’il ne parvient pas tout à fait à accorder : une éthique de la vie civile et une éthique de la vie contemplative. La tension entre les deux apparaît dans une anecdote célèbre : une jeune servante thrace s’était moquée de Thalès, qui était tombé dans un trou alors qu’il marchait en réfléchissant et en contemplant le ciel étoilé (cf. Platon, Théétète). La vie publique et la vie théorétique n’appellent pas la même intelligence, on peut être à la fois un grand philosophe et un idiot. Plus précisément, cette tension se rejoue dans la théorie aristotélicienne de l’amitié : l’amitié selon la vertu constitue une tentative de traduction de la vie contemplative en un lien social, en une vie publique. Aristote cherche à penser comment des sages peuvent se lier les uns aux autres. Or cela pose une difficulté : pourquoi des personnes solitaires et autonomes se lieraient-elles les unes aux autres ? Parce que la vertu appelle la vertu, certes, mais Aristote a quand même besoin de justifier ce lien par un gain d’utilité ou de plaisir : la vertu augmente la vertu, la vertu se réjouit de la vertu. Pour expliquer comment le sage peut avoir des amis, Aristote est obligé de concéder qu’il a quelque chose à y gagner et qu’en un sens, il en a besoin. Il cherche à penser une amitié philosophique et cela le met en contradiction avec ses propres prémisses. Si le sage est parfait, alors il n’a besoin de rien (sa puissance est entièrement actualisée dans la sagesse), mais s’il a des amis, c’est qu’ils lui apportent quelque chose (la vertu de l’ami augmente la vertu du sage). Si le sage est vraiment sage (parfait), il n’a pas besoin d’amis, s’il a des amis, c’est qu’il n’est pas tout à fait accompli dans la sagesse.
Nietzsche est sensible à cette tension. Toutefois, il apporte une solution très différente de celle d’Aristote. Plutôt que de chercher à dépasser la solitude du penseur dans une forme raffinée de l’amitié et d’affirmer que l’amitié est une condition de la sagesse, il inverse le rapport : il cherche à montrer que la solitude est une condition de l’amitié. C’est même la condition de l’amitié la plus haute.
Perspectives lointaines. – A : Pourquoi cette solitude ? – B : Je n’en veux à personne. Mais le regard que je porte sur mes amis en étant seul est plus net et plus beau, ce me semble, qu’en étant avec eux ; et puis je n’ai jamais tant aimé et ressenti la musique que lorsque je vivais loin d’elle. J’ai l’impression qu’il me faut des perspectives lointaines pour bien me figurer les choses.
(Nietzsche, Aurore, §485, trad. N. Waquet)
C’est cette proposition paradoxale qu’on va chercher à élucider.
On procédera en trois temps, en s’appuyant sur trois textes :
Il s’agit donc de penser l’amitié selon un paradigme stellaire. On essaiera de lui donner une signification précise et d’en montrer la rigueur conceptuelle, en montrant qu’il apporte une solution à la reformulation nietzschéenne du problème « grec » de l’amitié : comment comprendre que la solitude est la condition de l’amitié véritable ? Sous sa forme stellaire ou interstellaire, l’amitié est la forme du lien possible entre des êtres solitaires.
Nietzsche fait une critique sévère de l’amitié. C’est-à-dire, de ce qu’on appelle « amitié », de l’amitié sous les formes qu’on connaît. Pour Nietzsche, l’amitié dans la culture occidentale est construite sur l’amour du prochain, sur la proximité comme valeur morale.
Qu’est-ce que l’amour du prochain ? C’est un adage biblique, judéo-chrétien (cf. Lévitique 19,18 et Matthieu 22,39), qui devient central dans le christianisme (dans le texte de l’évangile de Matthieu, Jésus dit que le second commandement « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » est semblable au premier commandement « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée », et que de ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes). Ce qui est mis en avant dans la religion chrétienne, ce n’est pas seulement l’amour, mais aussi le prochain, la proximité. Plus précisément, l’amour est lié au prochain : aimer, au sens le plus fort, c’est aimer son prochain. Qu’est-ce que le prochain ? Celui qui nous est proche, qui est comme nous : il faut aimer son prochain comme soi-même. L’amour de l’autre est dérivé de l’amour de soi. Cela ne veut pas simplement dire qu’il faut mettre l’autre au même niveau que soi, voire le faire passer avant soi, mais cela implique aussi que la force de l’amour pour l’autre est dérivée de l’amour qu’on se porte à soi-même.
Nietzsche tente de déconstruire cet adage dans un texte d’Ainsi parlait Zarathoustra, qui en prend le contre-pied, sous la forme d’une apologie de « l’amour du lointain ».
Vous vous empressez autour de votre prochain et vous avez pour ça de belles paroles. Mais moi je vous dis : votre amour du prochain est votre mauvais amour de vous-mêmes.
Vous vous fuyez vous-mêmes auprès de votre prochain et voudriez en faire une vertu : mais je perce à jour votre « abnégation ».
Le Tu est plus ancien que le Moi ; on a sanctifié le Tu, mais pas encore le Moi : c’est ainsi que l’homme se presse vers son prochain.
Est-ce que je vous conseille d’aimer votre prochain ? Je préfère encore vous conseiller de fuir votre prochain et d’aimer le lointain !
Au-dessus de l’amour du prochain se trouve l’amour du lointain et de l’avenir ; au-dessus encore de l’amour des hommes se trouve l’amour des choses et des spectres.
Ce spectre qui court devant toi, mon frère, est plus beau que toi ; pourquoi ne lui donnes-tu pas ta chair et tes os ? Mais tu as peur et tu cours chez ton prochain.
Vous ne vous supportez pas vous-mêmes et vous ne vous aimez pas assez : vous voulez donc séduire votre prochain par votre amour et vous auréoler de son erreur.
Je voudrais que vos prochains, quels qu’ils soient, et les voisins de vos prochains vous soient insupportables ; vous seriez alors obligés de produire de vous-mêmes votre ami et son cœur débordant.
Vous invitez un témoin lorsque vous voulez dire du bien de vous ; et lorsque vous l’avez induit à penser du bien de vous, vous pensez du bien de vous-mêmes.
Le menteur n’est pas seulement celui qui parle contre sa conscience, mais surtout celui qui parle contre son inconscience. Et ainsi vous parlez de vous en société et mentez à votre voisin en même temps qu’à vous-mêmes.
Ainsi parle le fou : « Le commerce des hommes corrompt le caractère, surtout lorsqu’on en est dénué. »
L’un va trouver son prochain parce qu’il se cherche, l’autre parce qu’il voudrait se perdre. Votre mauvais amour de vous-mêmes fait de votre solitude une prison.
Ce sont les gens les plus lointains qui paient votre amour du prochain ; et dès que vous êtes cinq, il faut toujours qu’un sixième meure.
Je n’aime pas non plus vos fêtes : j’y ai trouvé trop de comédiens, et les spectateurs eux-mêmes se comportaient souvent en comédiens.
Ce n’est pas le prochain que je vous enseigne, mais l’ami. Que l’ami soit pour vous la fête de la terre et un pressentiment du surhumain.
Je vous enseigne l’ami et son cœur débordant. Mais il faut savoir être une éponge si l’on veut être aimé par un cœur débordant.
Je vous enseigne l’ami en qui le monde est achevé, une gangue du bien, l’ami créateur qui a toujours un monde achevé à offrir.
Et tout comme le monde a pour lui déroulé ses anneaux, le monde pour lui les enroule à nouveau, tel le devenir du bien par le mal, tel le devenir des fins par le sort.
Que l’avenir et le lointain te soient les causes de ton présent : en ton ami tu aimeras le surhumain comme la cause de toi-même.
Mes frères, ce n’est pas l’amour du prochain que je vous conseille : je vous conseille l’amour du plus-lointain.
Ainsi parla Zarathoustra.
(Nietzsche, Ainsi parla Zarathoustra, Ire partie, « De l’amour du prochain »)
On voudrait en retenir trois idée :
Le problème de l’amitié, pour Nietzsche, n’est pas seulement moral ou pratique, sentimental, mais cosmique et métaphysique. Entre amis, on peut changer le monde. Cela ne signifie cependant pas qu’on noie la question de l’amitié dans des enjeux qui la dépassent : on cherche à comprendre ce que signifie avoir un ami, si l’amitié n’est plus normée par l’amour du prochain.
Substituer le lointain au prochain, ce n’est pas donner à l’amour un autre objet. Le changement affecte aussi le sentiment. Il faut donc se demander ce que signifie « aimer » quand on aime le lointain et non le prochain.
On pourrait dire que l’affect qui correspond à l’amour du lointain, c’est ce que Nietzsche appelle Pathos der Distanz : sens de la distance, sentiment de la distance. On va essayer de comprendre ce dont il s’agit, en lisant un texte de Par-delà bien et mal (cf. Généalogie de la morale, I, 2).
Jusqu’ici tout élévation du type humain a été l’œuvre d’une société aristocratique, et il en sera toujours ainsi ; autrement dit elle a été l’œuvre d’une société hiérarchique qui croit à l’existence de fortes différences entre les hommes et qui a besoin d’une forme quelconque d’esclavage. Sans le désir passionné de distance que développe une différence irréductible entre les classes, le regard toujours supérieur que la caste dirigeante jette sur ses sujets et ses instruments, son exercice constant de l’obéissance et du commandement, son art de se maintenir au-dessus et loin de la foule, on ne voit pas comment naîtrait cette autre et plus mystérieuse passion qui aspire sans cesse à l’élargissement de l’âme, à engendrer des états toujours plus élevés, plus rares, plus lointains, plus amples et de contenu plus riche, en quoi consiste précisément l’élévation du type humain, « le dépassement continu de l’homme par l’homme », pour employer une formule morale en un sens supra-moral. Certes, il convient de ne pas se faire des illusions humanitaires sur la genèse d’une société aristocratique (donc sur les conditions nécessaires à l’élévation du type humain) : la vérité est dure.
(Nietzsche, Par-delà bien et mal, IXe partie, §257, trad. C. Heim, I. Hildenbrand, J. Gratien)
Remarque méthodologique. On va lire un texte qu’on pourrait qualifier de scandaleux. Au sens où Nietzsche y tient une position dérangeante, surtout quand on le lit rétrospectivement. J’aimerais en faire une lecture généreuse, ce qui signifie le lire sans le tirer vers le bas, mais en faisant l’effort d’y voir ce qu’il y a de vrai ou d’intéressant. Il y a cependant beaucoup de raisons de ne pas vouloir être généreux avec les textes de Nietzsche. On peut faire dire beaucoup de choses à un texte, la question est de savoir pourquoi on veut lui faire dire ceci ou cela. J’essaie d’en faire une lecture généreuse parce que c’est la seule façon de s’y confronter vraiment et je veux m’y confronter parce que je pense qu’on n’en est pas quitte.
Ce que Nietzsche appelle « sens de la distance » est un affect noble. Plus précisément, c’est l’affect par lequel se définit la noblesse. L’analyse de Nietzsche est donc liée à une réflexion sur la noblesse et c’est celle-ci qui est difficile à accepter.
Au premier regard, le texte semble être une apologie de la domination de classe. Nietzsche rend raison de la hiérarchie, de l’esclavage, de la différence de valeur entre humains. Son idée est que ce sont les sociétés aristocratiques qui engendrent le sens de la distance, qui permet à l’âme de s’ennoblir. Autrement dit, il y aurait des conditions matérielles (politiques, historiques, sociales) au rafinnement intérieur, à la subtilité psychologique, à la noblesse de l’âme. L’inégalité sociale serait un requisit de l’élévation spirituelle. Est-ce vraiment la thèse que Nietzsche soutient ? Peut-être, mais on peut essayer de regarder de plus près.
On peut remarquer que son analyse est historique ou généalogique : seules des sociétés aristocratiques – c’est-à-dire inégalitaires, voire esclavagistes – ont engendré une élévation de l’humain. C’est un constat (cf. les cités grecques, l’empire romain, le féodalisme, l’Ancien régime, etc, la modernité capitaliste, libérale et démocratique, par contre, est profondément nihiliste et décadente – mais peut-être Nietzsche pense-t-il à des époques plus reculées, préhistoriques ou mythiques). La première erreur de Nietzsche est peut-être de croire que cela sera toujours le cas. Ce n’est pas parce qu’on a toujours observé un phénomène qu’il est voué à se reproduire toujours (cf. problème de Hume).
La question plus cruciale, cependant, est de savoir ce qu’on peut faire du sens de la distance, si on l’abstrait de cette contextualisation socio-historique (dont on pourrait questionner la rigueur). En quoi consiste-t-il ? En une perception des différences irréductibles, un goût pour la distance et la hauteur, une acceptation et une affirmation de sa propre singularité. Si on l’envisage abstraitement, un tel sentiment appraît, de fait, comme une condition de l’affirmation de soi, de la création de valeur, du déploiement de la puissance. Il faut tenir toutes ces dimensions ensemble pour comprendre ce qu’est le sens des distances : un principe d’individuation et d’évaluation. Se singulariser, s’affirmer, c’est poser des valeurs et poser des valeurs, c’est toujours aussi évaluer des distances (en affirmant ma passion pour la philosophie, je pose que la plus haute activité est la contemplation et je mesure toute la distance qui me sépare des gens qui ne contemplent pas, ce qui me les rend, d’une façon ou d’une autre, inférieurs). Inversement, Nietzsche tient que seul le sens des distances permet l’individuation et l’évaluation. Ce principe d’individuation est à l’œuvre dans la relation à l’ami comme dépassement de l’humain (« le surhumain comme la cause de toi-même »).
Il faut envisager, premièrement, la question conceptuelle. La position d’une singularité, qui s’assume et qui assume sa puissance, peut difficilement faire l’économie de la question des distances. Il y a quelque chose d’hypocrite à croire qu’on peut faire un jugement de valeur sans dévaluer par ailleurs. Cela ne veut pas forcément dire sous-estimer et mépriser, mais se sentir très éloigné et très différent et peut-être un peu supérieur. Il faut comprendre qu’il ne s’agit pas d’un jugement de valeur absolu, mais relatif, perspectiviste (pour Nietzsche, il n’y a pas de jugement de valeur absolu, on adopte toujours une perspective). Par jugement de valeur, il faut entendre une position de valeur, un comportement avant tout affirmatif (pour ne pas dire joyeux), non pas un jugement négatif, dépréciatif de l’autre (un tel jugement ne peut être que triste). Il s’agit avant tout d’assumer sa propre perspective – la façon dont cela affecte l’autre est secondaire, incidente (pour Nietzsche, la noblesse est avant tout affirmation de soi et pas soumission de l’autre). Cependant, l’affirmation de soi n’est pas sans conséquences – cela, Nietzsche, précisément, ne l’esquive pas (à la différence des bons sentiments qu’il critique). La première conséquence, c’est que ma propre perspective me tient à distance des autres. Si l’on refuse l’idée de hiérarchie et de rang, on peut tenter de se figurer des rapports horizontaux de distance plutôt que des rapports verticaux d’inégalité – mais ce n’est peut-être qu’une question de vocabulaire et de représentation, qui ne change rien au fond du problème. En tout cas, le sens des distances est la perception claire de ce que ma puissance m’éloigne ou me rapproche de tel ou tel être.
On peut alors revenir, deuxièmement, à la question historique et politique. Le sens des distances est-il l’intériorisation de rapports de classe inégalitaires ? Peut-on vraiment passer d’un sentiment intérieur à un mode d’organisation social et politique ? À la première question, on répondra que c’est peut-être le cas : peut-être hérite-t-on d’une idée de la noblesse d’âme qui est la sublimation de la violence exercée historiquement par l’aristocratie (thèse matérialiste). Alors, il nous faut trouver quoi faire de la part sublime qu’on a arrachée à la part obscure. Ce qui nous amène à la deuxième question : si l’on souhaite cultiver le sens des distances, c’est-à-dire le sentiment de sa propre puissance et de sa singularité, cela implique-t-il de faire exister des rapports de domination ? La noblesse est-elle forcément de classe ? La réponse est évidemment difficile. On remarquera seulement que la position inverse (l’égalitarisme démocratique) produit exactement le même type d’effets et sur un mode encore plus terrible (le nihilisme moderne a engendré l’individuation de masse et le règne de la valeur marchande) (il faut remarquer, à cet égard, que le mépris de la noblesse, à l’époque de Nietzsche, et peut-être encore plus aujourd’hui, s’exerce contre des gens qui ont du pouvoir, contre les classes qui ont gagné historiquement).
Il y a toutefois une voie dans laquelle la pensée nietzschéenne semble accoucher de quelque chose de très noble et de très beau (qui n’a rien à voir avec de la domination) : l’amitié. Quelle forme prend l’amitié, quand elle se construit à partir du sens des distances, quand elle est réglée par une géométrie des relations et des perspectives ? Elle devient stellaire ou interstellaire.
Si l’ami est lointain, l’amitié devient virtuelle ou spectrale. C’est ce régime de la relation qu’illustre l’image des étoiles. Il y a cependant là un peu plus qu’une métaphore. C’est ce qu’on va essayer de voir à partir du texte du Gai savoir.
Amitié d’étoiles. – Nous étions amis et sommes devenus étrangers l’un à l’autre. Mais c’est bien ainsi et nous ne voulons pas nous le voiler, nous le cacher comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux vaisseaux dont chacun a sa route et sa destination ; nous pouvons très bien nous croiser et célébrer une fête ensemble, comme nous l’avons fait ; les braves vaisseaux se trouvaient alors si tranquilles lors d’une même escale et sous un même soleil qu’ils donnaient l’impression d’être déjà arrivés à bon port et d’avoir eu la même destination. Mais la force toute-puissante de notre tâche nous a ensuite de nouveau séparés l’un de l’autre, sur des mers différentes, sous des soleils différents, et peut-être ne nous reverrons-nous jamais. Peut-être aussi nous reverrons-nous, mais sans nous reconnaître : la différence des mers et des soleils nous aura transformés ! Qu’il nous ait fallu devenir étrangers, telle est la loi qui nous est supérieure : témoigner davantage de respect ! C’est justement pourquoi nous devons sanctifier davantage la pensée de note amitié d’antan ! Il existe probablement une immense courbe invisible, une orbite dans laquelle nos buts et nos chemins si différents les uns des autres peuvent s’insérer comme de petits tronçons ; élevons-nous à cette pensée ! Mais la vie est trop courte et notre vue trop faible pour nous permettre d’être plus que des amis dans le sens de cette sublime possibilité. Alors nous voulons croire à notre amitié d’étoiles, même s’il nous faut être ennemis sur cette terre.
(Nietzsche, Le gai savoir, §279, trad. N. Waquet)
Remarques préalables sur les étoiles. Nietzsche parle des étoiles en un sens très littéral. Celles-ci ne jouent pas tant un rôle d’images que de modèles, de réalités dont le fonctionnement paraît riche d’enseignements. Deux caractéristiques des étoiles sont remarquables :
C’est ce que montre la théorie de l’amitié stellaire. Le texte se présente comme un récit, comme le récit d’une amitié ancienne, d’une amitié perdue. Le coup de force de Nietzsche, c’est de convertir ce déclin en vérité : là où l’on cesse d’être amis, où l’on devient étrangers l’un à l’autre, là l’amitié touche à sa plus haute possibilité (mais cela reste une hypothèse, une croyance). C’est quand il ne reste de l’amitié qu’un souvenir, qu’un fantôme, qu’elle se trouve débarrassée de l’illusion narcissique, de l’illusion de la présence. Alors elle peut se déployer dans la distance, de façon stellaire. Ce qui compte, ce n’est pas d’avoir été ensemble à un moment (une fête), ni de se recroiser ou de ne pas se croiser : ce sont là des hasards, des contingences, dont la signification se lit sur un autre plan, où se déroule comme un destin plus secret (texte 1 : « les fins naissent du hasard »). Le hasard des rencontres, des réunions et des séparations, les aléas de la présence et de l’absence, dessinent une ligne invisible sur laquelle se déroule l’amitié. C’est le sens de l’image de la navigation : des bâteaux qui se croisent dans des ports et empruntent des routes différentes, opposées, mais dont les trajectoires sont reliées par une courbe ou une orbite invisible, une route stellaire qui est comme leur orientation secrète. Comme si l’on pouvait lire sur la carte du ciel le sens des trajectoires maritimes et y voir la signification de ce qui semble être des mouvements divergents, désordonnés, hasardeux.
Peut-être que la façon la plus simple de comprendre cela, c’est de penser à nos amis d’une autre époque et presque d’une autre vie, à ce qu’on éprouve pour eux, à la façon dont on est encore amis tout en n’étant plus amis (le texte ne parle d’ailleurs que de ça).
Nietzsche pousse le paradoxe jusqu’à penser l’équivalence entre la sublimation de l’amitié et l’inimitié. On peut être ennemis sur terre et amis dans les étoiles. Il semble presque dire que l’inimitié est la condition de l’amitié réelle : il faut avoir un ennemi pour comprendre ce qu’est un ami, il faut être capable d’avoir un ennemi pour être capable d’avoir un ami (et ce pourrait être la même personne). En effet, avoir un ennemi, c’est faire l’expérience de la distance et du respect. L’ennemi n’est pas l’objet de notre haine et de notre mépris, mais de notre estime. Le rapport qu’on a à l’ennemi est éthique ou politique. Encore une fois, c’est une question de géométrie et de symétrie (il nous est symétriquement opposé). Or, ce lien étrange qui nous unit à notre ennemi ressemble étrangement à de l’amitié, on y éprouve un même sentiment de distance. Les conséquences paradoxales de la conception nietzschéenne de l’amitié appellent une théorie de l’ennemi.
La conception de l’amitié stellaire, sublime et pleine de poésie, semble très éloignée des analyses socio-politiques réactionnaires sur le sens de la distance. Il y a presque une contradiction entre les deux. D’un côté, le sens de la distance sert à marquer la différence de noblesse, la différence de classe et à rejeter et à éloigner. De l’autre, il est ce qui permet de se rapporter à l’ami lointain, d’adopter une perspective stellaire sur les choses (sans qu’il soit explicitement nommé). C’est aussi bien un sentiment d’estime qu’un sentiment de mésestime. Comme s’il y avait la distance entre égaux (inter pares : entre amis et ennemis) et la distance entre inégaux (le mépris de la noblesse pour ce qui est bas). Il faudrait interroger la pertinence de cette distinction implicite entre différentes qualités de distance (c’est sans doute par là que passe la réévaluation politique de l’amitié).
Nietzsche se pose vraiment un problème de vieux grec, dans la façon qu’il a de poser la question (lien entre sagesse et amitié) et dans la façon qu’il a d’y répondre (contemplation du ciel étoilé) – cela contre l’image erronée d’un Nietzsche anti-philosophe. La solution du problème consiste à mettre la solitude au cœur de l’amitié, d’en faire la condition de la plus haute amitié possible : une amitié d’étoiles solitaires, qui ne sont peut-être même pas contemporaines l’une de l’autre. On pourra dire que c’est une conception très noble de l’amitié, ou très snob. Je crois qu’elle est très sincère. Le plus difficile à comprendre, c’est peut-être que la distance est pleine d’un amour très fort.
« C’est là en effet le plus dur : refermer par amour la main qu’on a ouverte et garder sa pudeur en prodiguant ses dons » (Ainsi parlait Zarathoustra, « L’enfant au miroir »). En ce sens, l’amitié est difficile.
Tout peut servir d’exemple. Donc il n’y a pas d’exemple en soi.
A première vue, l’exemple de quelque chose est là pour consolider l’existence d’autre chose, pour faire advenir son être, pour l’imposer. On dirait que l’exemple est de l’ordre de l’impur, de l’imparfait, dévoilant partiellement et imparfaitement une réalité qui lui est supérieure. L’exemple a une fonction de monstration, il fait signe vers autre chose qui est extérieure à lui-même.
Quand la philosophie apparaît au Ve siècle av. J.-C., elle ne naît pas comme science, mais comme mode de vie. Philosopher, c’est vivre un certain genre de vie et, si l’on en croit ceux qui le vivent, le meilleur parmi tous. La vie bonne, c’est la vie contemplative. Une telle affirmation s’appuie une réflexion plus large sur les formes de vie – qui ne se réduit ni à la biologie, ni à la sociologie, ni à l’anthropologie, mais qui se situe en
deçà du partage entre l’étude générale du vivant et celle de ses formes singulières. La philosophie n’est donc qu’une forme de vie parmi les autres, mais cette forme prétend être la plus haute. Il faut donc chercher à comprendre ce qui lie l’étude des formes de vie à un plaidoyer pour la vie philosophique. Si le mot grec theoria ne signifie pas simplement « théorie », c’est-à-dire un savoir coupé de l’expérience, mais « contemplation », c’est-à-dire un certain rapport vivant à ce qui est, alors il faut examiner en quoi ce rapport peut prétendre être plus vrai que les autres.
Pour cette séance, on commencera par suivre le raisonnement de Nietzsche dans sa dimension destructrice. Ce dernier s’attaque en effet à tous les discours prétendument absolus – par exemple ceux de la philosophie ou de la religion – pour les ramener au type de vie qui l’énonce, en se demandant à chaque fois qui parle. Nietzsche est ainsi un des premiers auteurs à détruire la croyance en l’existence de vérités indépendantes de leur situation d’énonciation, et des rapports de pouvoir particuliers qui les caractérisent. Cette forme de nihilisme fait aujourd’hui partie de notre condition contemporaine : pourquoi choisir un mode de vie plutôt qu’un autre si toute croyance peut être réduite à une stratégie vitale ?
On verra ensuite comment Nietzsche tente de sortir de ce nihilisme. Pour cela, il lui faut reconstruire une distinction entre différentes existences plus ou moins authentiques, à l’intérieur d’un cadre où toute transcendance a été détruite. On examinera sa proposition, qui en passe entre autre par une opposition entre force et faiblesse, et on en questionnera les limites.