« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. » Que signifie donc que la vraie vie soit imaginaire comme l’avance Proust ? La séance prendra appui sur des matériaux littéraires et fictionnels (Proust, Rimbaud, Bolaño). Pour montrer comment l’imaginaire permet de nouer ensemble la vérité et la vie, nous nous appuierons aussi sur la pensée noétique arabe, qui a envisagé l’imagination comme un mode de connaissance propre, et en fait la demeure propre de l’âme. Nous établirons ainsi que l’imaginaire permet de penser comment la vérité advient dans la vie, et comment la vie accède à sa vérité.
Si la vraie vie est imaginaire, il semble que c’est parce qu’elle est d’abord rêvée, fantasmée, et en tant que rêve ou fantasme, elle a bien un lien étroit avec l’imaginaire. Mais si c’est en ce sens que l’on comprend la vraie vie comme imaginaire, elle semble alors n’être jamais atteinte, jamais réalisée, mais toujours dans un au-delà qu’on imagine. A considérer la vraie vie comme imaginaire, on s’interdirait donc de vivre la vraie vie. Alors, on pourrait dire « la vraie vie est imaginaire » comme une condamnation de la notion de vraie vie, une invitation à la laisser tomber : elle ne nous ferait rêver que d’horizons inaccessibles, d’utopies irréelles.
Reprenons les définitions.
La vraie vie a deux sens.
Le premier sens est celui que lui a d’abord donné la philosophie, comme on l’a vu au début de l’année : la vie bonne, la vie la plus haute, la vie la plus digne, celle qui vaut la peine d’être vécue. Il s’agit d’abord, avant d’être atteinte, d’une vie à laquelle on aspire et que l’on recherche. C’est ensuite, lorsqu’on l’a atteinte, la vie dans laquelle il ne faut plus rien changer.
Le deuxième sens est celui de la vie en tant qu’on la vit véritablement, celle qui se caractérise par l’authenticité du vécu. On parle alors de vrai non pas en termes de contenu (telle vie serait plus vraie plutôt que telle autre) mais au sens d’une certaine qualité du vécu, où ne se loge ni doute ni incertitude : je suis là et il n’y a rien d’autre à vivre.
Ces deux sens peuvent être résumés en un : la vraie vie, c’est la vie dans laquelle on ne souhaite plus être ailleurs, dans laquelle il n’est plus question d’un ailleurs.
Or l’imagination, c’est ce qui a souvent pris le sens de l’ailleurs. Ce qui est imaginaire est irréel, n’existe pas, précisément parce qu’il n’a aucun lieu où exister. Et donc, par définition, il n’y a aucun lieu où l’on peut vivre ce qui est imaginé. L’imaginaire est l’exutoire où se développent les fantasmes, et l’imagination est tellement l’ailleurs que ce qui est imaginé n’existe plus, qu’il est en dehors du monde, de tout endroit où l’on pourrait aller.
Comment penser que la vraie vie peut être imaginaire sans en faire quelque chose d’invivable ?
La doctrine d’Avicenne nous permet d’expliquer des problèmes qu’on trouve dans des textes littéraires. C’est à partir d’eux, par leur biais, qu’on vous propose une introduction à cette bizarre pensée de l’imaginaire, qui pourra nous aider à comprendre en quoi la vraie vie peut être imaginaire.
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« La vraie vie, c’est la littérature. » Donc la vraie vie nécessite un travail de l’imagination. Mais si la vraie vie est imaginaire, ce n’est pas parce que nous la fantasmons, au sens où nous la vivrions dans un fantasme, loin de la réalité. Au contraire, Proust nous dit que l’imaginaire ne nous projette pas loin de la réalité : il nous projette à l’inverse dans une réalité plus vraie. Ce n’est pas l’imaginaire qui nous projette dans la fausseté : c’est la réalité qu’on perçoit d’emblée faussement, comme biaisée. Souvent, l’imaginaire, la littérature sont compris comme la réalité en moins vraie. Proust nous dit l’inverse : c’est la réalité en plus vraie. Cela repose sur l’idée que nous vivons en fait toujours loin de la réalité. Voilà pourquoi nous ne vivons pas la vraie vie. Car au fond Proust a une définition très simple de la vraie vie : la vraie vie, c’est la réalité, la réalité vraie. Et la réalité se trouve dans la littérature, parce que la littérature permet d’accéder à la réalité en plus vraie.
Je pense que vous voyez tous ce moment où, tout à coup, un passage dans un livre vous dit quelque chose de vrai, cerne quelque chose qui nous apparaît comme vrai, parce que nous reconnaissons quelque chose que nous avons vécu, sans d’ailleurs avoir forcément réussir à le nommer déjà. La littérature recèle donc de telles vérités, des vérités incarnées par des personnages et situées dans une narration, des vérités sous couvert de fiction.
Proust pose donc une équivalence entre la réalité, la vraie vie, et la littérature. Comment comprendre cela ?
Réalité = vraie vie. Que nous vivons loin de la réalité, que nous risquons même de mourir sans l’avoir connue, qu’est-ce que cela signifie ? Selon notre équivalence, cela signifie tout simplement que nous ne vivons pas la vraie vie ; oui, la vraie vie est difficile à atteindre. Proust précise pourtant que cette réalité vraie habite en chacun des hommes : « cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste... » Mais nous la vivons sans la vivre. Si nous vivons loin de la réalité, c’est parce que nous ne sommes pas sincères à notre vécu, à nos impressions, cela parce que nous sommes prisonniers et prisonnières de conventions, engoncés dans des façons de faire quadrillées. A la réalité de notre vécu, nous substituons une connaissance conventionnelle. Nous amassons au-dessus de nos impressions vraies des « nomenclatures, [d]es buts pratiques, que nous appelons faussement la vie ». Un langage sclérosé, des habitudes de pensée ; on répète toujours la même chose (par exemple, quand je raconte mon accouchement). C’est pourquoi la réalité ne nous est pas donnée, on a toujours trop vite fait de la passer à travers des filtres, des conventions. Il y a un écran, une grille, entre nous et la réalité, entre nous et la vraie vie. Donc, au fond, nous vivons la vraie vie, mais nous n’y avons pas accès. La vraie vie, c’est cette réalité enfouie, obscurcie, difficile d’accès, c’est une infraéralité vécue mais inaccessible (Bolano : infraréalisme). Nous menons donc, à l’ordinaire, spontanément, une vie fausse, que Proust décrit comme « encombrée de clichés ».
Vraie vie = art, littérature. Mais pourquoi une vie arpentée par l’art serait-elle plus vraie, et plus réelle que celle que l’on vit spontanément, telle qu’elle est traversée de conventions ? Parce que l’art permet de travailler les conventions pour retrouver les impressions vraiment vécues. L’écart entre la phrase non littéraire « le goût de la madeleine », et le goût véritable de la madeleine, tel qu’il est vécu, avec l’émotion, le contexte, les souvenirs… C’est par l’art que nous pouvons saisir cela.
Pourquoi est-ce l’art qui permet de restituer des impressions vraies, des vérités vécues ? L’artiste travaille à dire la singularité d’une expérience vécue. Dire la singularité nécessite de trouver des mots singuliers, des manières singulières de dire, au-delà des habitudes et des conventions. C’est pourquoi Proust parle de style. Or il dit que le style est une question de vision. Ce que je trouve beau dans cette idée de vision, de style comme vision, c’est qu’on peut entendre vision dans un double sens : un sens subjectif et un sens objectif. En effet, le style c’est à la fois la façon de voir de l’auteur (vision subjective), et ce qui donne à voir au lecteur la façon de voir de l’auteur (vision objective, presque une hallucination). Le style donne au lecteur la vision du monde de l’auteur. Quand tu lis, tu vois. On n’est pas encore à : quand tu lis, tu vis – mais presque. Bref, retenons cela pour la suite : la littérature nous donne des visions.
Donc, l’artiste éclaircit la vie. Pour expliquer cela, Proust prend comme métaphore le développement d’une photographie. C’est dans l’art que l’on peut « développer les clichés » dont on encombre nos vies fausses. Ainsi l’art permet « d’éclaircir » la vie. En photographie, le développement d’un film est l’étape qui permet de faire apparaître les images, c’est un processus par lequel on rend visibles les images latentes. Le développement comprend deux phases : une phase de révélation de l’image photographiée (et Proust parle aussi de révélation), puis une phase de fixation, qui permet d’obtenir le négatif. Or, comment s’opère ce travail de développement des clichés ? Par l’intelligence, précise Proust. Une intelligence qui travaille dans la littérature, c’est-à-dire une intelligence qui travaille une matière d’images, une matière imaginaire. C’est cela le développement, la révélation dont parle Proust : travailler les images par l’intelligence, pour accéder à une réalité plus vraie. Développer un cliché, c’est 1. faire apparaître une image, et 2. en retrouver ce qu’elle comporte de vrai.
Si l’imagination peut être travaillée par l’intelligence, c’est que l’imagination ne se réduit pas à l’invention, à la fabulation. L’imagination invente des histoires, des personnages, des situations, et tout en fabulant permet en même temps d’accéder à une certaine vérité. Peu importe donc que la littérature raconte une histoire fictive. Proust d’ailleurs ne raconte pas sa vie (il s’inspire de sa propre vie, mais la travestit en fiction). La littérature fictive n’en comporte pas moins, ou comporte d’autant plus, ce travail de l’intelligence dans l’imagination, ce travail de l’intelligence sur des images, tel qu’il caractérise l’art. La littérature permet de montrer que les deux sens de l’imagination, apparemment contradictoires, sont étroitement liés, puisque dans la littérature (la grande littérature du moins, dit Proust), ils s’y exercent tous deux. La littérature est la mise en œuvre de l’imagination comprise dans ces deux sens apparemment contradictoires : à la fois fabulation et matière cognitive, une invention d’images et un travail cognitif sur les images.
C’est pourquoi la littérature est le meilleur exemple de cette idée d’Avicenne, selon laquelle l’imagination comporte deux faces : une face fabulatrice et une face cognitive. Ces deux aspects apparemment contradictoires sont liés dans la faculté imaginative elle-même.
Avicenne comprend l’imagination dans cette ambivalence. Dans sa description des facultés de l’âme, l’imagination est à la fois une faculté formatrice, qui forme les images, qui fabule, et une faculté rétentive, qui conserve les images. C’est ainsi qu’il peut décrire l’imagination comme support permettant à l’intelligence de venir à l’acte.
Lisons le texte (d’abord le deuxième, puis le premier). La connaissance par les sens, comme la connaissance par l’imagination, nous font connaître les choses avec des particularités non essentielles à leur compréhension. Dans ce qui est senti et dans ce qui est imaginé, « les formes se mêlent à des accidents qui leur sont étrangers ». Dans le langage d’Avicenne : la forme est mêlée de matière. Cela signifie que la connaissance par les sens et la connaissance par l’imagination sont imparfaite, car toujours particulières. Néanmoins, « tant que tout d’abord les sensations et les imaginations n’existent pas, notre intelligence ne vient pas à l’acte ». L’intelligence est ce qui permet d’accéder aux formes abstraites et universelles, c’est-à-dire : à la connaissance rationnelle. Or, il faut une matière première pour en arriver à cette connaissance rationnelle. Et davantage que les sensations, l’imagination. Comme l’écrit Avicenne : « Le rayonnement de l’intelligence active tombe sur les imaginations. » (On ne va pas expliquer ce qu’est l’intelligence active.) On retiendra simplement que, sous la coupe de l’intelligence, l’imagination est décrite comme permettant à l’homme d’accéder aux formes abstraites de la connaissance intelligible.
Donc l’imagination n’accède pas à proprement parler aux formes intellectuelles, qui sont générales et abstraites. Mais elle accède néanmoins à une certaine vérité, qui n’est pas intellectuelle. Donc les images ont une valeur cognitive, fournies par l’imagination. Cette connaissance imaginative se situe entre la connaissance empirique et la connaissance rationnelle. C’est une connaissance qui noue ensemble l’intelligence et le sensible. En ce sens, on peut dire que l’imagination noue ensemble la vérité et la vie. Les images sont intermédiaires : elles infusent de la connaissance dans le sensible, et rendent concrète la connaissance. A l’intersection de l’intelligence et du sensible, les images donnent à éprouver une vérité vécue.
Image = vérité éprouvée. Et chez Proust, l’image développée, cette image qui nous permet d’accéder à la vraie vie, d’éclairer la vie pour la rendre à sa vérité, est en effet telle qu’on la trouve au croisement de la vie spontanément vécue et de l’intelligence qui s’y exerce. D’un côté, on a le goût de la madeleine dans l’expérience vécue et rien pour l’exprimer et lui donner sens, et de l’autre côté on a les concepts desséchés et les phrases toutes faites comme « le goût de la madeleine ». D’un côté le sensible, de l’autre l’intelligible. Et au milieu : la matière imagée, par exemple un texte littéraire, qui met sur la bouche le goût de la madeleine et les émotions ressenties dans l’enfance. Entre la matière sensible et les idées intellectuelles, les images ont donc une situation médiane entre la perception sensible et la connaissance intelligible.
Les images permettent d’accéder à une vérité vécue, une vérité éprouvée. Et soudainement on se demande : une telle vérité n’est-elle pas « plus vraie » qu’une vérité décharnée, abstraite, conceptuelle ? C’est seulement par l’imagination, grâce à l’imagination, que nous pouvons accéder à une certaine strate de vécu, celle du vrai goût de la madeleine, celle qui nous permet de saisir l’idée concrète, l’idée « réalisée » et vraie du goût de la madeleine, qui nous permet d’être saisie par elle. Une image, donc, peut être définie comme une idée réalisée. Dans cette idée réalisée demeure une vérité éprouvée, une vérité plus vraie parce que vécue. C’est une idée avec du plus, une idée avec en plus son contexte, son enrobage (l’idée de la madeleine avec le goût de la madeleine qui revient sur la langue, ou l’idée de la madeleine avec la couleur de la madeleine s’il s’agit de peinture).
Cela vient approfondir notre compréhension de la vérité. On avait vérité = idée. On a désormais : vérité = idée + quelque chose de plus.
Vérité perspectiviste. De plus, la conception avicennienne, ou proustienne, de l’imagination renouvelle aussi notre conception de la vérité dans un autre sens, et un sens très fort. Car la vérité que dégagent l’imagination, la littérature, permet de comprendre la vérité comme diffractée. « Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini. » La vérité se diffracte en multiples vérités, en mondes de vérité. On peut parler de vérité perspectiviste : il y a autant de vérités que de perspectives. Elle est diffractée dans autant de styles, les styles des différents auteurs qui sont autant de façon de faire ressortir le vrai d’une expérience vécue. C’est donc une vérité qui a à voir avec la perspective et avec les manières. On doit alors ramener chaque vérité à la perspective depuis laquelle elle s’énonce. En permettant d’explorer des perspectives étrangères, l’imaginaire décentre et diffracte la vérité, révélant les différences qualitatives qui existent dans les façons dont nous apparaît le monde. Ce n’est pas une vérité unique et dogmatique, mais une vérité qui donne du sens au sensible et le densifie.
Et une vérité diffractée, n’est-ce pas une vérité plus vraie ? Je dis cela en pensant à la méthodologie que nous proposons pour les exercices dans cette école : n’avons-nous pas une meilleure connaissance de la vraie vie en considérant les différentes perspectives sur la vraie vie de chacun de nos personnages ?
Concluons cette première partie en disant que la littérature permet de mettre en évidence le double aspect de l’imagination, sa face fabulatrice et sa face cognitive, tout en étant la preuve qu’elles sont inextricablement liée. Dans la littérature, et dans l’art en général, est dégagé l’aspect vrai de ce que l’on a vécu, senti, vu à un instant de notre vie. C’est seulement par un travail de l’imagination que nous pouvons tirer la vérité d’une expérience et retrouver, au-delà des mots, ce à quoi ils correspondent dans le vécu. Accéder à la vraie vie, rendre la vie à sa vérité, nécessite de faire travailler l’imagination. On peut donc, par l’imagination, tirer la vérité d’une expérience vécue. Mais pourquoi la littérature, ou plus généralement l’imagination, permettraient-elles de faire vivre quelque chose, et quelque chose de vrai ?
Pour montrer que la vraie vie est imaginaire, il ne suffit pas que l’imagination permette de tirer une vérité de l’expérience : il faut qu’elle permette de faire vivre une expérience, et qui plus est une expérience vraie ?
... Introduction au monde imaginal
Reprenons donc la question : la vraie vie est-elle imaginaire ? C’est un roman qui m’a fait me poser cette question sérieusement, et c’est à partir de lui que je vais essayer d’exposer le problème sous un angle différent. Je parle d’un roman écrit par Roberto Bolano, intitulé Les détectives sauvages.
Ce livre raconte comment, chez les poètes réal-viscéralistes qu’il décrit, l’imaginaire devient la vraie vie : vraie vie dans le sens de vraiment réelle, mais aussi vraie vie au sens de la vie bonne, celle que l’on désire. Les poètes réal-viscéralistes ont réussi ce coup de force, ils font fusionner les deux sens de la vraie vie : la vie bonne et la vie vraiment vécue. Et cela, par l’imaginaire : c’est en désirant la vraie vie, en imagination, qu’ils ont réussi à lui donner de la réalité. C’est par l’imaginaire qu’ils réalisent la vie bonne qu’ils désirent, et que cette vie bonne devient vraie au sens de réelle.
Relisons le texte pour comprendre cela.
Du réal-viscéralisme on ne sait rien, presque rien. La poétesse qui aurait fondé ce mouvement est introuvable, son nom n’est même pas certain, et on n’a aucune trace d’elle sinon l’évocation qu’on en a en écoutant les paroles d’une ranchera. Le réal-viscéralisme, donc, est un point imaginaire. Il n’y a même peut-être aucun poème réal-viscéraliste. Ces gens ne sont peut-être que des dealers, des paumés, qui errent dans la ville de Mexico.
Or ces poètes (mais est-ce bien des poètes ?) ne cherchent pas à écrire, ils ne visent pas à réaliser la poésie fantasmée. Ils vivent d’emblée comme si cette poésie était déjà écrite, ou comme si elle n’avait pas besoin d’être écrite. Or, au final, c’est de leurs vies mêmes que se dégage le style poétique qu’ils recherchent. Leur style est dans la vie : une façon de commander la bière à pleins poumons, de vomir en associant l’évocation des yeux d’une femme dans une chanson paillarde à ceux de Cesarea Tinajero, une femme dont on ne sait rien sauf ce qu’on fantasme d’elle ? A tel point que la vie que mènent les poètes réal-viscéralistes est leur poésie, la seule poésie réal-viscéraliste. Ce n’est même plus de la littérature, mais de la vie.
Donc toute la vie de ces jeunes gens est articulée autour d’un fantasme, le fantasme d’un mouvement poétique – mais ce fantasme devient la vie même de ceux qui le fantasment. Le réal-viscéralisme est un fantasme tellement fort, tellement réel, tellement viscéral justement, qu’il en devient vrai. La meilleure façon de comprendre cela, c’est de penser à un fantasme qui est tellement fort qu’il prend aux tripes, littéralement : il fait physiquement remuer le ventre. Il n’y a rien que de l’imagination, mais celle-ci exerce des effets sensibles, elle « est » ces effets sensibles.
Pour comprendre cela, revenons à Avicenne (deuxième texte).
Avicenne distingue dans ce texte la connaissance sensible, qu’on acquiert par les sens, et une autre connaissance, qui procède de l’imagination. La connaissance sensible se caractérise par le fait qu’elle perçoit un mélange de matière et de forme. Or la connaissance imaginative, telle que la définit Avicenne, perçoit également une forme mêlée de matière. L’objet de la connaissance imaginative est matériel, Avicenne parle même de forme « corporelle ». Cela signifie que la connaissance imaginative est éprouvée sensiblement, elle relève du corps. Or l’imagination conserve les formes corporelles « après disparition du sensible ». Le sensible disparaît, mais la forme imaginative, qui est matérielle, demeure. Donc Avicenne définit l’imagination comme une faculté qui permet d’éprouver sensiblement des choses en leur absence.
Quand on imagine, quelque chose d’invisible exerce des effets sensibles. Comme le réal-viscéralisme : la poésie réal-viscéraliste est absente, mais à l’imaginer on peut l’éprouver sensiblement. Comme le fantasme qui fait remuer le ventre, qui « est » ce remuement du ventre. Le fantasme est donc complètement réel – mais à un autre niveau, dans un autre niveau de réalité que le ventre qui remue.
Les remarques de Laura Jauregui dans le deuxième extrait des Détectives sauvages permettent d’introduire à une autre idée d’Avicenne. Elle dit que le réal-viscéralisme n’est « pas réel », « pas tangible », précise-t-elle. En effet, ses anciens amis planent. Mais on a vu que ce qu’ils vivent, même si c’est de l’ordre du fantasme, est quand même réel. Mais c’est d’une autre sorte de réalité.J’aimerais parler de strates de réalité, pour suivre la métaphore qui nous fait dire que les poètes réal-viscéralistes planent. Et parce que cela renvoie à cette idée d’Avicenne selon laquelle la réalité est stratifiée en différents mondes. Il en distingue trois :
‘Alam ‘aqli = Jabarut = monde des idées, des pures intelligences
‘Alam mithali = Malakut = monde imaginal, monde de l’âme et des âmes
‘Alam hissi = molk = ’domaine’ des choses matérielles
Le monde imaginal, intermédiaire, a chez Avicenne le même degré de réalité ontologique que le monde sensible et le monde intelligible. Il est intermédiaire entre le monde matériel, sensible, et le monde intelligible, celui de la pensée. De même qu’on accède au monde sensible par nos sens et au monde intelligible par notre intelligence, le monde imaginal a sa propre faculté de perception : l’imagination.
La poésie réal-viscéraliste se réduit peut-être aux métaphores, aux images, telles que celle d’Ulises Lima (les réal-viscéralistes ne se déplacent qu’à reculons). Mais ces images ont une certaine réalité, elles donnent une réalité au réal-viscéralisme. Les poètes réal-viscéralistes vivent en accordant une réalité à ces images, il accordent une certaine qualité de réalité à l’imaginaire, qui le fait devenir vraiment vécu. C’est ce que nous permet de comprendre la notion de « monde imaginal ».
Remarque.
Je vais être honnête. Je triche un peu dans cette partie. Je voudrais vous présenter certaines thèses à propos du monde imaginal, issues des œuvres de penseurs chiites qu’Henry Corbin a étudiées. Mais je ne vais pas le faire à l’aide de ces textes persans obscurs et très difficiles d’accès, mais avec un poète belge du XXe siècle : Henri Michaux. Pour moi, ces poèmes témoignent exactement des relations complexes que nous entretenons avec le monde imaginal, de la liberté qui y réside, de l’état flou et énigmatique de ses limites, de son aspect à la fois personnel et impersonnel.
Où en est-on ?
On a vu que l’art peut nous faire accéder à la vérité du vécu et que pour nous y faire accéder, il doit travailler avec la faculté d’imagination. L’imagination est une faculté intermédiaire entre entre les sens qui saisissent les objets sensibles et l’intellect qui saisit les concepts universels (les formes dans le vocabulaire aristotélicien d’Avicenne). Cette faculté subit l’influence de l’intelligence, d’une part, permet d’accéder à certaines idées, d’autres part. Dans un processus de connaissance, l’imagination est nécessaire, notamment lorsqu’il s’agit de dégager ce qui est de l’ordre du vrai dans une expérience vécue.
On a aussi vu que la réalité hors de nous comporte plusieurs strates (pensée – image – matière) tout comme celle qui nous est intérieure (intellect – âme – corps), comme si nous étions le même composé que le monde, mais selon un point de vue différent. La question de la réalité, de ce qui est réel, ne peut s’aborder qu’au travers de la connaissance de ces trois strates du monde qui sont aussi trois points de vue sur celui-ci. La question de la réalité ne peut s’aborder qu’au travers de celle de l’instrument de saisie de celle-ci : qu’est-ce qui saisit quoi ? Comme si, en fin de compte, la réalité n’avait de sens qu’en ce qu’elle était vécue, dès lors donc que nous en ferions une expérience. C’est parce qu’on l’expérimente que la réalité est. Ce qui nous amène à nous demander quelle est cette expérience des images ? Comment l’image est quelque chose de réellement vécu ? Pourquoi est-ce que que le vrai que nous communique la littérature se dit en termes de vraie vie ?
Problème.
Quelle expérience fait-on dans l’image qui n’est qu’image ? Que vit-on vraiment dans l’imaginaire ?
Je vais répondre en deux temps à cette question.
Je montrerai d’abord qu’une expérience qui n’a comme support que l’image, donc une expérience imaginaire, est réelle. Elle est réelle au sens où elle se réalise bien selon une certaine faculté et dans un certain lieu : le monde imaginal.
Je tenterai ensuite d’établir les caractéristiques d’une telle expérience et d’un tel monde afin de comprendre où ce dernier se situe et quand celle-ci survient.
a) Vit-on vraiment dans l’imagination ? Vérité de l’expérience imaginaire
En quoi ce qui n’est pas matériellement présent ni n’est pas concrètement effectué peut être le support d’une expérience ?
L’idée que la littérature soit la vraie vie pose littéralement cette question : en quoi, lorsque je lis un livre, je vis réellement quelque chose, autrement dit j’acquiers une expérience ?
C’est également la question à laquelle nous renvoie l’usage de drogues hallucinogènes : comment ça ? je voyais des flammes, je m’y suis brûlé, et elles n’y étaient pas ? Où était ce que j’ai vu, dans ma tête, dans mes yeux, dans mon corps ? Il est souvent difficile d’accepter que l’on a vu, ressenti, expérimenté une brûlure qui n’était qu’imaginaire. D’ailleurs, souvent, après ce type d’expérience de drogués, on conclue en disant qu’on a expérimenté le fait d’halluciner. Mais c’est minimiser l’expérience que d’en conclure seulement ça. Que faites-vous des flammes que vous avez senties ? Des serpents que vous avez vu surgir des murs ?
Lorsque j’imagine, je vis
Il me semble qu’Henri Michaux dans la première partie du recueil de poèmes La vie dans les plis, intitulée « Liberté d’action », a poussé très loin ce paradoxe ou plutôt cette faille dans notre conception de l’imagination. Cette partie contient toute une série de poèmes qui chacun décrivent un acte de torture imaginaire dirigé à l’encontre d’une ou plusieurs personnes importunes. A chaque fois, la limite entre monde réel, concret, tangible, matériel et monde singulier, intérieur et imaginaire est repoussée plus loin. Or, c’est au nom de la vie que la limite est repoussée. Dans « La séance de sac », premier poème du recueil, Michaux décrit l’« habitude libératrice » qu’il développa dès l’enfance pour supporter les adultes de fourrer des gens dans des sacs et les rouer de coups. Sans même qu’il le précise (à aucun moment, il est question dans le texte d’un travail de l’imagination), on sait qu’il s’agit d’un acte imaginaire, d’un acte venu de son imagination et effectué par celle-ci. Il y aurait une première lecture du poème qui consisterait à comprendre tout ce qui y est affirmé sous le prisme de l’ironie. On dirait alors : Michaux est ironique, il se moque des petites gens faibles, « toujours dans les coudes des autres », réduits à tolérer les puissants insupportables de ce monde et qui se figurent se venger d’eux dans l’imagination, des gens qui fuient et se fabriquent leur réalité supportable mais intangible, irréelle. On pourrait même dire alors que Michaux ironise à propos du poète (qu’il est lui-même) qui prétend changer la vie à coups de tableaux imaginaires et, en ce qui le concerne, d’instruments de torture farfelus. Mais ce n’est pas tout à fait ça. Michaux est beaucoup plus drôle qu’ironique, beaucoup plus présent que fuyant. Plutôt que dénoncer le comportement de celui qui fuit dans son monde imaginaire, il nous présente un art de vivre qui est un art de la fuite. C’est ce que nous indiquent très bien les deux petites phrases en exergue du poème : « Je crache sur ma vie. Je m’en désolidarise. Qui ne fait mieux que sa vie ? » Je me sépare de ma vie lorsqu’elle m’ennuie et m’importune mais je ne fais pas mieux qu’elle, autrement dit je ne prends pas de hauteur par rapport à elle parce que je m’en désolidarise. Ce n’est pas parce que je fuis dans l’imagination et refuse d’agir réellement (parce que je ne roue pas réellement quelqu’un de coups !), ce n’est pas parce que je m’invente comment je vais torturer telle personne, ce n’est pas parce que je torture imaginairement cette personne avec un sac et des coups (un instrument, une action) que je deviens meilleur, que je suis récompensé, que je fais mieux. Je ne suis pas au-dessus de la mêlée (ce qu’implique la position de l’ironique qui dénonce). Lorsque j’imagine, je vis, mais d’une certaine façon.
Les actes imaginaires sont libres mais signifiants
C’est là que se situe la complexité. Je me désolidarise de ma vie, mais je vis dans l’imagination. Il faudrait ajouter quelque chose à notre notion de vie. On revient au texte. Que fait le narrateur dans le poème ? Il s’organise des séances de sac imaginaire avec des personnes réelles, quelques poèmes plus loin il malaxe des généraux (responsables des guerres que Michaux a en horreur) dans sa cave jusqu’à les réduire en saucissons. Tout ceci n’est pas concret, n’est pas sensible, mais a des effets et des conséquences. Fourrer certains hommes dans un sac est un acte propre, dont personne ne peut s’enquérir, et qui a pourtant une forme et implique un certain déploiement de lui-même vers des objets et des personnes. Ce n’est pas la même chose de fourrer un homme dans un sac que de le malaxer comme un saucisson, cela n’a pas la même forme et n’implique pas les mêmes sensations. En définitive, le poème n’est pas le même. Lorsque j’imagine, je suis libre d’inventer toute sorte d’action, beaucoup plus libre que dans le monde sensible où les possibilités réduites de mon corps m’arrêtent. Mais, dès lors que je m’y mets (à imaginer), j’agis et d’une certaine façon. La liberté d’action que j’éprouve en imaginant n’équivaut pas à la gratuité de mon geste. Michaux interroge cette notion de gratuité de l’acte imaginaire dans le poème sur les saucissons lorsqu’il se demande ce que sont ces généraux dont parlent encore les journaux. « Comment ça ? Ils sont encore actifs, mais je les ai réduits à n’être que des saucissons dans ma cave ? » Cette phrase nous rappelle que si l’acte de mon imagination est absolument libre, il a pourtant une certaine forme qui n’est pas insignifiante (à ce point que Michaux peut se demander où se situe la réalité). Tous les actes de torture que décrit Michaux permettent le défoulement de son âme mais ils ne se réduisent pas à ça, ils ont une certaine forme appropriée à la sensation précise qu’il escompte. C’est une science très précise qu’il nous décrit et qui comporte ses expériences.
Vérité de l’expérience imaginaire
Pourquoi est-ce que c’est difficile à concevoir pour nous ? Parce qu’on met plus que ce qu’il n’y a dans les mots de vie et de « je » (dans la notion de narrateur). Prenez la phrase : « j’ai rêvé que j’étais un papillon » (ou bien « j’ai vu dans une hallucination un serpent surgir du mur », « j’ai imaginé rouer de coups quelqu’un en le fourrant dans un sac », précisément le genre de phrase que Michaux évite). Que dit-on ? On dit qu’on a vécu quelque chose mais selon une modalité spéciale : le rêve qui vient diminuer la qualité de ce qu’on a vécu, semble-t-il. Pourtant, quand on rêve, on y est à fond. On en avait parlé à la dernière séance. Le rêve comporte une impression d’évidence. Quand on rêve, on n’est pas ailleurs, on n’est même pas conscient qu’on rêve et qu’on pourrait être ailleurs (dans notre corps, dans notre lit plutôt que dans un vaisseau spatial). (même chose quand on hallucine ou quand on imagine). Ce qui nous faisait dire que le rêve dit quelque chose de vrai sur ce que l’on est ou bien dit quelque chose de vrai sur ce qui s’exprime dans le pronom « je ». Le « je » de « j’étais un papillon » exprime la certitude du vécu et son instantanéité : à cet instant, je suis un papillon – mais dans un rêve. Au contraire, quand je dis « j’ai rêvé que... » je ne parle pas du point de vue de l’instantanéité et l’immédiate certitude du vécu, j’introduis plutôt une différence : je dis moi qui sait que j’ai un corps qui ne peut pas voler, j’étais un papillon, mais dans un rêve. J’affirme dans ce « je » mon identité construite par de la connaissance (que je suis un corps qui peut rêver) plutôt que l’évidence de mon rapport à moi-même lorsque je vis quelque chose (lorsque j’expérimente). Il y a une différence analogue dans la phrase en exergue de « La séance de sac » entre les deux occurrences du terme vie. Le premier terme renvoie à la vie en tant que sensible et liée au corps, le deuxième au simple fait de vivre, en dehors de toute chose qu’on aurait dit vivante. Donc, le « je » support d’identité, la vie en tant que définie d’une part, le simple fait de vivre et l’instance unique qui garantit le vécu, d’autre part. C’est aux seconds que Michaux fait honneur, c’est eux qu’il tente de réhabiliter.
Réalité ontologique du monde imaginal
Si « j’étais un papillon » et que ce n’était pas dans mon corps, ni dans le monde sensible, cela devait bien être quelque part. C’est pour ça qu’on dit « j’étais un papillon dans un rêve ». Quelques philosophes shiites iraniens, qui s’inspirent au départ beaucoup d’Avicenne, fournissent un concept pour penser un tel lieu. Ce concept, c’est celui de ’âlam al-mithâl wa al khayyalî, le monde des images et de l’imagination que Corbin traduit par monde imaginal. Il est inventé un philosophe iranien du XIIe siècle nommé Shihab al-Din Sohrawardî (1155-1191), fondateur d’une philosophie dite « illuminative ».
Le terme de monde imaginal a été inventé par Corbin à partir du moment où celui-ci n’a plus pu se satisfaire du mot « imaginaire ». En français (mais aussi dans d’autres langues latines ainsi qu’en anglais), imaginaire désigne ce qui n’est pas réel, ce qui est en dehors de la question de l’être et de l’existence, ce qui n’est pas ni n’existe, ce qui est utopique. Or, ce sens que l’imaginaire a dans notre langue trahit ce que veulent dire ces penseurs.
Ajouter quelque chose sur à quoi sert ce concept pour Sohravardî ?
Il faut reconnaître une réalité ontologique à l’imaginaire. L’imaginaire n’est pas irréel, n’est pas l’autre du réel.
Les formes et les figures du monde imaginal ne peuvent subsister dans le monde empirique, sans quoi tout le monde les percevrait. Elles ne peuvent pas non plus subsister dans le monde intelligible, parce qu’elles possèdent une spatialité (extension et dimensions). Et si elles n’étaient rien, simplement irréelles, comment comprendre qu’on les discerne ? L’existence d’un monde imaginal est donc une nécessité métaphysique. Validité des rêves et des expériences visionnaires, validité des rites symboliques : ce sont des preuves de la réalité du monde imaginal.
Le mode d’être des réalités du monde imaginal est celui « d’images en suspens », indépendantes du substrat matériel sur lequel ou par lequel ils apparaissent. Comme dans un miroir : le substrat matériel du miroir (métallique ou minéral), n’est pas la substance de l’image, ce n’est que le lieu d’apparition de l’image. Si les formes apparaissent dans les miroirs, elles ne sont pourtant pas dans les miroirs. Etat subtil d’une matière immatérielle, avec des figures, contours et couleurs. L’imagination active est le miroir par excellence : le lieu d’épiphanie des images du monde intermédiaire. Le lieu des apparitions.
b) Que vit-on dans l’imagination ? Caractéristiques de l’expérience imaginaire
On va prendre appui sur un poème de Michaux tiré de la partie intitulée Apparitions de La vie dans les plis. Le poème s’appelle L’assaut du sabre ondulant. Dans cette partie, il me semble que Michaux décrit le surgissement des images ou formes imaginales (dans le vocabulaire corbinien), autrement dit quelques événements de l’âme.
Sensibilité des perceptions imaginales
Le poème s’appelle L’assaut du sabre ondulant. On va s’attarder sur l’aspect douloureux de l’expérience. On nous décrit un sabre long de plusieurs mètres et en son terme plus fin que la plus fine des aiguilles. Il pénètre profondément la peau et le corps : il est si fin que rien ne lui fait obstacle et nous assaille pourtant d’une douleur insoutenable. Pour éviter la douleur, on peut se figer absolument, ne rien bouger comme pour attendre qu’il passe. Que décrit Michaux au travers de cet instrument de torture invisible ? Une quantité de situations, celles au cours desquelles une chose nous blesse, symbolique, et ne saisissant peut-être même pas qu’elle nous blesse, on se fige sans y penser pour attendre qu’elle passe. Par exemple, lorsque quelqu’un prononce une phrase blessante au milieu d’une assemblée et qu’on ne trouve rien à rétorquer. Vous vous figez en attendant que ça passe. Autrement dit, vous subissez l’assaut du sabre invisible que décrit Michaux. Le sabre est exactement ce qui se trouve dans le monde imaginal, il est invisible et pourtant inflige une souffrance. On sent son assaut dans notre chair, alors même qu’il n’a pas de corps. On perçoit sa présence et son existence selon une autre faculté que la perception sensible. Ce ne sont pas nos sens qui perçoivent sa présence alors même qu’on sent ses effets dans notre chair. Dans le vocabulaire de Sohravardî revisité par Corbin, il faudrait dire que nous ressentons sa présence par l’imagination en tant qu’elle perçoit : par la perception imaginative. Cette perception n’est pas privée de sensation, au contraire. Michaux a plutôt l’air de nous dire qu’elles sont parfois source de jouissance (dans la première partie), parfois source de souffrance. Cette souffrance s’inscrit dans la chair. Le corps est découpé, mis en morceaux, démembrés par les apparitions dont le narrateur subit les attaques. Comme si l’imagination, si elle n’a pas de corps, avait une chair. La chair, c’est peut-être ce qu’il y a d’image dans le corps.
Sécrétion et préhension des images par l’âme
Le monde imaginal n’est pas le lieu réservoir de toutes les inventions, un monde d’où l’on pourrait tirer n’importe quelle image. Ce n’est pas une banque à images. Il contient les images que l’âme, dans sa perception imaginale, reçoit. Mais comment surgissent ces images ? Il ne faudrait pas oublier que le sabre ondulant, c’est ce qui surgit sous la plume de Michaux.
L’assaut du sabre ondulant semble correspondre au moment où une certaine émotion nous assaille et où elle fait sentir ses effets dans notre chair : les sensations curieuses variant selon celle qui nous attaque et les souffrances qui vont avec.
Pourquoi les émotions seraient-elles des images ? Parce qu’elles relèvent de cet état subtil, elles ne sont que ce reflet de la chose qu’elles sont.
Les émotions n’ont pas plus d’existence que le mot qui les recouvre et en même temps, elles ont leurs conséquences dans notre corps. Elles sont à la fois ce que l’on voit à la surface d’un être et ce qu’il se passe en lui pour que ces événements de surface aient lieu. Elles sont tout ça à la fois sans se laisser saisir par l’un ou l’autre. L’émotion n’est pas que la sensation dans notre corps et ce que les autres en voient (le froissement intérieur et le mouvement de recul par exemple lorsque j’ai peur), elle est une image à l’état subtil qu’on est toujours en devoir de décrire pour la déplier. Pour déplier ce qu’il y a d’intérieur à la sensation de l’émotion et de ce qu’il y a d’extérieur, ce qui relève de l’assaut d’une image.
Les émotions sont un cas parmi d’autres. Les rêves, les hallucinations, les amours imaginaires sont aussi dans le monde imaginal. Ce qui est significatif, c’est que c’est à la fois ce qui sécrète l’image qui la perçoit (pour le miroir, c’est un peu bizarre mais bon). L’âme sécrète et perçoit les images.
Le monde imaginal est le « lieu » des événements de l’âme. C’est l’espace dans lequel l’âme se révèle à elle-même, et montre son propre paysage. Pour contempler les formes qui lui sont présentes à elle-même, l’âme n’a pas besoin d’un lieu d’apparition extérieure : elle est elle-même leur lieu d’apparition, elle prend la forme de ce qu’elle aperçoit en imagination. En réalisant ce qu’elle imagine, l’âme est capable de configurer son monde. Les âmes ont le pouvoir de faire exister les images. En se rendant présente à elle-même les images, l’âme se rend présente à elle-même tout court. Elle est ces images. L’âme se représente imaginativement soi-même dans une forme qui lui correspond. Parce que l’âme prend la forme de ce qu’elle ressent.
Le monde imaginal n’est pas un monde intérieur
Dans les poèmes de Michaux de la partie Apparitions, il se produit une constante inversion : ce que l’on sent dans notre intériorité est projeté hors de nous sous forme d’instruments là pour nous assaillir et nous torturer. C’est nous qui sentons cela, produisons cette image mais c’est comme si c’était cette dernière qui nous attaquait. Michaux retourne et déplie pour rendre visible ce qui était invisible.
Pour les penseurs du monde imaginal, l’âme est cet organe qui permet de produire un retournement de l’extérieur vers l’intérieur, une inversion topographique : la transmutation d’états spirituels intérieurs en paysages/formes extérieures, symbolisant ces états intérieurs. Le monde imaginal est le monde intérieur de l’âme, en même temps qu’il est l’espace où elle évolue. Comment comprendre ce paradoxe ? Paradoxalement, c’est en se retournant intérieurement qu’on voit apparaître les paysages du monde imaginal, avec sa spatialité non matérielle. L’âme, n’ayant pas de lieu matériel, pénètre en elle-même, elle se retourne. Le monde imaginal, avec sa spatialité, est intérieur et à la fois absolument hors de nous.
Ce ’âlam al-mithâl est également désigné Shihab al-Din Sohrawardî (1155-1191)comme le Nâ-Kojâ-Abâd, le pays du non-lieu.
Ce mot inventé par Sohrawardî semble à première vue avoir un sens similaire à celui d’utopie. Ce dernier mot a été inventé par Thomas More au XVIè siècle à partir d’un mot grec : topos qui signifie le lieu, et un préfixe privatif : ou. Utopie signifie qui n’a pas de lieu. Elle est le titre du livre de More dans lequel il décrit un monde et un système politique idéal, lui servant à dire que ce qu’il décrit n’a pas de lieu, n’est pas atteignable.
Or, le Nâ-Kôjâ-Abâd est un pays dans lequel se trouve une cité mais qui justement n’est pas imaginaire dit Corbin. Le mot ne désigne pas quelque chose qui n’a pas de dimension, ce pays a une certaine extension, mais elle n’est pas de l’ordre de celles que l’on trouve dans le monde sensible. Selon leur cosmologie très compliquée, le Nâ-Kojâ-Abâd commence au-delà de la dernière sphère du monde matériel (la sphère des astres fixes), au-delà des cieux, de l’univers. Ce pays se situe donc en dehors du monde de l’expérience sensible, c’est-à-dire que ce n’est pas un lieu que l’on peut désigner d’un geste de la main pour répondre à la question de sa localisation. A la question « où se trouve-t-il ? », on ne peut pas répondre « là » en pointant du doigt l’endroit. Pour s’y rendre, il ne s’agit pas de mouvoir son corps. Le Nâ-Kojâ-abâd est au-delà du lieu mais il est ce qui contient le lieu, puisqu’il en est son dehors. Il n’est localisable nulle part, n’est pas recouvert par la question du lieu, du où si celui-ci ne renvoie qu’à des lieux et des places sensibles. Le Nâ-Kojâ-Abâd, c’est le lieu en dehors de tous les lieux, ce qui est en dehors du « où ». Ce qui n’est plus ni intérieur, ni extérieur, puisque ceux-ci se définissent toujours dans leur situation respective, selon donc le lieu.
NB. On parle de l’âme dans ce cours sans prouver même son existence, sans expliquer ce qu’elle est. C’est que l’on voudrait par le monde imaginal lui donner une existence un peu plus concrète que celle qu’elle a aujourd’hui.
Des philosophes arabes, nous retenons deux idées :
1. L’imagination n’est pas simplement l’invention. L’imagination est une faculté qui peut permettre d’accéder à la connaissance.
2. Une qualité propre des choses est imaginale, une région du monde est imaginale.
Avicenne pense l’expérience prophétique, les visions des prophètes, et développe cette pensée de l’imaginal, aussi bizarre qu’elle paraisse. Or, nous avons vu que la littérature donne à comprendre aussi l’imaginal. Dans la littérature, l’imagination peut être comprise dans ces deux facettes : elle comporte de l’invention, mais nous fait vivre la fiction. Elle travaille à la limite entre imaginaire et imaginal.
Si la vraie vie c’est la vie authentique, la vie vraiment vécue, et que celle-ci est la vie de l’âme. Or il y a des formes, des images dans l’âme, et l’âme est ces formes, ces images. Donc la vraie vie, c’est la vie de l’âme, c’est une vie imaginaire.
Avicenne : l’imaginaire est un intermédiaire vers la vérité. // Merleau-Ponty : la dimension imaginaire d’une chose révèle son être vrai (la peinture de raisin donne à voir l’être du raisin). De Avicenne à Merleau-Ponty : l’image des choses c’est leur être même. Le sensible dépend de la conjonction de certaines qualités : pour une grappe de raison, telle couleur, telle texture, telle forme, tel goût. Dans la peinture manquent justement certaines de ces qualités (le volume, la texture, le goût…), mais la peinture donne à voir l’être du raisin, comme image, surgissant à même le monde perceptif. L’imaginaire est une sur-réalité. La dimension imaginaire du réel est probablement le coeur ’essentiel’ des choses : étrangement le plus inconsistant doit être considéré comme le plus fondamental.
Tout peut servir d’exemple. Donc il n’y a pas d’exemple en soi.
A première vue, l’exemple de quelque chose est là pour consolider l’existence d’autre chose, pour faire advenir son être, pour l’imposer. On dirait que l’exemple est de l’ordre de l’impur, de l’imparfait, dévoilant partiellement et imparfaitement une réalité qui lui est supérieure. L’exemple a une fonction de monstration, il fait signe vers autre chose qui est extérieure à lui-même.
Quand la philosophie apparaît au Ve siècle av. J.-C., elle ne naît pas comme science, mais comme mode de vie. Philosopher, c’est vivre un certain genre de vie et, si l’on en croit ceux qui le vivent, le meilleur parmi tous. La vie bonne, c’est la vie contemplative. Une telle affirmation s’appuie une réflexion plus large sur les formes de vie – qui ne se réduit ni à la biologie, ni à la sociologie, ni à l’anthropologie, mais qui se situe en
deçà du partage entre l’étude générale du vivant et celle de ses formes singulières. La philosophie n’est donc qu’une forme de vie parmi les autres, mais cette forme prétend être la plus haute. Il faut donc chercher à comprendre ce qui lie l’étude des formes de vie à un plaidoyer pour la vie philosophique. Si le mot grec theoria ne signifie pas simplement « théorie », c’est-à-dire un savoir coupé de l’expérience, mais « contemplation », c’est-à-dire un certain rapport vivant à ce qui est, alors il faut examiner en quoi ce rapport peut prétendre être plus vrai que les autres.
Pour cette séance, on commencera par suivre le raisonnement de Nietzsche dans sa dimension destructrice. Ce dernier s’attaque en effet à tous les discours prétendument absolus – par exemple ceux de la philosophie ou de la religion – pour les ramener au type de vie qui l’énonce, en se demandant à chaque fois qui parle. Nietzsche est ainsi un des premiers auteurs à détruire la croyance en l’existence de vérités indépendantes de leur situation d’énonciation, et des rapports de pouvoir particuliers qui les caractérisent. Cette forme de nihilisme fait aujourd’hui partie de notre condition contemporaine : pourquoi choisir un mode de vie plutôt qu’un autre si toute croyance peut être réduite à une stratégie vitale ?
On verra ensuite comment Nietzsche tente de sortir de ce nihilisme. Pour cela, il lui faut reconstruire une distinction entre différentes existences plus ou moins authentiques, à l’intérieur d’un cadre où toute transcendance a été détruite. On examinera sa proposition, qui en passe entre autre par une opposition entre force et faiblesse, et on en questionnera les limites.