Vers une science de la vraie vie ?
L’objet de cette séance sera de découvrir la pensée d’un auteur, Husserl, dont l’ambition est de mener la critique radicale à la fois de la science moderne et de la façon prétendument la plus simple dont nous nous rapportons au monde.
Retrouver la vraie vie, ce serait alors pour Husserl tenter par une méditation rigoureuse de mettre de côté nos préjugés pour redescendre jusqu’au sol primordial de l’expérience vécue, qu’il nomme « le monde de la vie », où les choses nous apparaîtraient telles qu’elles sont. Le projet husserlien, que nous étudierons et interrogerons, consiste à faire de ce sol le fondement d’une science, d’une vérité, et d’un rapport au monde qui ne soient plus coupés de la vie.
Nous avons souvent un rapport ambivalent à la science : une méfiance doublée de fascination. Méfiance : on critique souvent la science comme rapport froid, rationnel, calculateur aux choses, auquel on oppose un rapport plus sensible. Fascination : la science nous impressionne par ses modèles, ses prédictions et on lui fait confiance au quotidien. En outre, il y a une autorité accordée de fait au discours scientifique. En quelque sorte, on abandonne la raison à la science (la science = le domaine de la raison), ce qui a pour effet de nous rendre incompréhensible cette science-là. Tension entre un irrationalisme sensible (spontanéité des expériences et des émotions) et un discours scientifique qui prétend dire la vérité sur la vie, sur la totalité du réel. Husserl a une position intéressante à ce niveau-là : un philosophe allemand, d’abord logicien et mathématicien, qui critique la science au nom de la vraie vie et de la science elle-même (et non pas au nom du sensible). Il reproche à la science de n’être pas assez rationnelle.
Dans la première partie de notre exposé, on démontre la proposition suivante : la science moderne n’est pas assez rationnelle car elle est coupée de la vie. Une alternative non pas entre vie et raison mais entre une rationalité ancrée dans la vie et une rationalité coupée de la vie qui est celle de la science.
Dans un deuxième temps, on essaiera de voir comment ce qu’Husserl appelle une critique des sciences est en fait l’expression, le symptôme d’une crise de la vie à son époque pour l’humanité européenne. Une lassitude ou un dégoût à l’égard de la vie : une fatigue vitale, à l’époque de Husserl, et c’est cette fatigue qui fait qu’une forme de science prend le dessus à cette époque (fin XIXe - début XXe siècle). Ce nihilisme contemporain d’Husserl prend des formes concrètes : montée du fascisme en Europe, le nazisme, il est lui-même touché par les législations antisémites. Une urgence à retrouver du sens pour sortir de ce qu’il appelle le brasier nihiliste qui frappe l’Europe au début du XXe siècle.
Sa réponse va être proprement philosophique : il va s’agir de répondre à cette perte du sens par l’élaboration d’une science rigoureuse. On répond aux défauts de la science par une nouvelle science. Mais une réponse qui est aussi philosophique au sens plein : élaborer une nouvelle manière de vivre. À la fois une nouvelle méthode, une nouvelle théorie, et une nouvelle manière de vivre, une attention que l’on porte à la totalité de l’existence. En ce sens, la phénoménologie de Husserl est une philosophie. Dans la seconde partie, on verra que face au nihilisme la phénoménologie veut être une nouvelle science et une nouvelle manière de vivre. La phénoménologie est la philosophie à constituer : lien entre la philosophie, un certain rapport à la science, un certain rapport à la vie. L’enjeu est de présenter la phénoménologie de Husserl en tant qu’elle veut être une science de la vraie vie.
On peut définir le discours rationnel selon trois critères :
a) il rend compte des choses telles qu’elles sont, une étude à la fois fidèle et rigoureuse de l’objet d’étude ;
b) il rend raison de ce qu’il dit, doit se justifier, donne des arguments pour ses affirmations et on dit qu’il est fondé ;
c) un discours qui peut s’interroger lui-même, un discours réflexif, qui ressaisit ses propres gestes.
Qu’est-ce que Husserl entend par science ? Deux sens de science chez Husserl :
On commence par traiter de la science objective : un discours qui comprend la vérité selon trois caractéristiques.
1. La vérité qualifie un discours, et le rapport du discours à la réalité qu’il prétend décrire (vérité-correspondance) ;
2. La réalité extérieure est homogène, les forces, la vie, les êtres, les sentiments, les émotions, les sensations, sont traduits en des termes physico-chimiques, il n’existe que des transitions de degré au sein de la nature, c’est le réel dont parle la science ;
3. Ce discours est objectif, la vérité est objective, si ce qu’elle dit n’est lié qu’aux caractéristiques de l’objet et pas du tout aux caractéristiques du sujet de la science. Le jugement objectif est un jugement que toute personne de bonne foi devrait admettre.
La science occidentale se caractérise par une mathématisation très forte. On va évoquer plusieurs expressions toutes synonymes pour Husserl : naturalisme, objectivisme, rationalisme moderne, science moderne. Elles désignent cette façon de voir le monde (avec ces 3 critères). On sait qu’il y a un réel extérieur homogène dont on peut rendre compte dans un système mathématique. La révolution scientifique que l’on a au XVIe-XVIIe est un drame : là où la science commence à s’affirmer comme science et vérité, c’est là qu’on a une crise des sciences, qui atteint son apogée au XIXe et XXe siècle. Une crise de la vie.
On va montrer 1) en quoi la crise des sciences s’articule à une crise de la vie, puis 2) montrer l’autonomisation de la science par rapport à la vie.
À nos yeux de modernes, dire que c’est vrai et dire que c’est scientifique, c’est la même chose. Cette évidence, c’est la tradition. La science a créé son discours traditionnel qui crée de fausses évidences. C’est le discours scientifique depuis Galilée. Pour montrer ce qu’est la science, ce qu’elle fait par rapport à l’existence, Husserl propose un concept qui est celui du monde de la vie, lebenswelt (de leben, vivre et welt, monde, en allemand). Dans le monde de la vie, il y aurait des vérités existentielles ; dans le monde objectif, il y aurait des vérités objectives (exemple : la loi de la gravitation de Newton). Le concept de monde de la vie va lier vie et vérité au sein de ce qu’il appelle les évidences vécues. Ce sont toutes les évidences sur lesquelles se repose un être vivant pour exister. Exemple : l’évidence qu’il y a un monde dans lequel je baigne, des objets importants dans ma vie, selon mes buts, un monde intersubjectif (composé d’autres personnes). Le monde de la vie est le monde préscientifique de l’intuition sensible, du subjectif dans lequel tout être vivant vit. C’est un ensemble d’évidences originelles. Pour lui, ce monde préscientifique de l’intuition sensible est un horizon indépassable. Ce n’est pas une position normative : pour Husserl, il est impensable de dépasser ce monde d’un point de vue logique. Quoi que l’on fasse, ce sera compris dans ce monde de la vie. Ce que fait la science, c’est de prétendre le dépasser.
Quatre étapes :
1. Celle du monde de la vie et pour Husserl ce stade implique toujours d’anticiper. Je fais des anticipations, des inductions, avec des tendances, des régularités dans l’expérience. Vivre, c’est faire des inductions (remonter de choses particulières à des choses plus générales) par rapport à des buts et des projets : tout être vivant distingue dans l’expérience des régularités qui sont des certitudes pour lui. Le soleil se lèvera demain.
2. Dans ce monde de la vie, les êtres humains développent différentes techniques pour affiner ces inductions pour répondre à nos buts et nos projets dans le monde de la vie. Un exemple fondamental qui est celui de la géométrie, art des mesures qui serait né de l’arpentage (art de mesurer les terres agricoles). Ensuite, la géométrie va se formaliser, ne sera plus liée à des savoir-faire et restera dans le domaine des idéalités.
3. Processus d’abstraction toujours plus général et ensuite on va avoir le développement d’une science autour du XVIe-XVIIe qui va complètement reposer sur cette abstraction. Le personnage central dont parle Husserl c’est Galilée qui propose une mathématisation entière de la nature. Tournant scientifique : tout l’être va devoir s’exprimer en termes mathématiques. Construction d’un réel qui n’a plus de valeur, plus de centre, ce ne sont plus que des quantités numériques, des vecteurs que l’on peut prendre dans le sens que l’on veut : divorce entre la science et la philosophie qui est la modernité, quelque chose de négatif. La science, en mathématisant la nature, met de côté ou rejette toutes les questions éthiques et existentielles, et toutes les questions sur l’origine de la connaissance et sur l’origine d’elle-même en tant que science.
4. Inféodation de toutes les sciences de la nature à une pure méthode, de pures règles d’association d’idée, il n’y a plus aucun objet concret. Il n’y a plus d’objet intuitif.
On va voir maintenant pourquoi cette autonomisation de la science, qui apparaît comme le triomphe de la raison, est en fait irrationnelle selon Husserl : pourquoi elle ne marche pas, au sens large. La position de la science à l’égard du monde de la vie est irrationnelle. On peut distinguer trois problèmes majeurs de cette technicisation de la science.
a) le premier problème : la science perd son ancrage dans le monde de la vie et perd de ce qui faisait son fondement. Elle perd de ce qui faisait qu’elle avait un sens. Elle est toujours liée au monde de la vie, on voit qu’elle a un impact sur notre expérience réelle, intuitive. Mais la question est celle de son fondement. Pour Husserl, le présupposé de base, c’est que seul le monde de la vie peut donner du sens et le critère premier du sens pour Husserl c’est le monde de la vie et ce n’est pas logico-mathématique. Il y a le sens au sens de signification, et il y a le sens au sens de ce qui est un vecteur (on peut se représenter une flèche), ce qui oriente notre vie, notre conduite, et qui fait que certaines choses ont plus de valeur que d’autres. La science déclare mettre de côté tout ce qui est subjectif : un mépris du sens qui guide notre existence. A chaque fois que la science est science elle oublie les conditions de possibilité, le fondement, qui font qu’elle a du sens. Ce n’est pas une question historique, ce n’est pas à l’origine que le monde de la vie fonde la science : le scientifique dans son laboratoire est dans le monde de la vie, il se rapporte à son ordinateur, ses outils et à ses collègues de manière subjective. Pour Husserl c’est une contradiction que la science méprise le subjectif alors qu’en fait les productions scientifiques reposent sur le subjectif.
Bref, la science nie ou méprise le subjectif alors que c’est la seule source de sens possible.
b) La science inverse ou substitue la méthode au réel vécu : pourtant, cette méthode ne peut avoir de sens que par rapport à l’expérience. Le scientifique, en niant la réalité du laboratoire, en niant la réalité de son monde, il se contredit. Les sciences ne se rendent pas compte qu’elles découvrent ET recouvrent. Une contradiction absolue qui amène à dévaluer le monde de la vie. Le monde de la vie, c’est un monde de la conscience. La vie de l’esprit est un bloc du réel lui aussi objectivable par les mathématiques. Est-ce un bloc objectivable comme un autre ou non ?
c) Toute formation culturelle peut s’objectiver si on prend cette hypothèse : culture, sentiments, etc. C’est d’ailleurs la prétention des sciences de la nature lorsqu’elles s’attaquent à l’esprit. Toute science de l’esprit devrait se subordonner aux sciences de la nature (la psycho à la physique par exemple).
Texte 3. 3 dimensions de la contradiction. Le fait que pour connaître ce qu’est un esprit il faut utiliser des sciences de la nature est une contradiction absolue, de 3 façons :
Conclusion de la première partie :
On voit que la critique de la science par Husserl est rationaliste car la science manque à la raison de 3 façons : inversion méthode/réalité ; elle nie le monde de la vie ; elle ne peut s’interroger elle-même.
Pour lui, le renversement objectiviste entre réel et monde la vie est absurde. La science s’est trompée car elle n’est pas assez scientifique : et justement, ce geste va nous ramener à la spiritualité. Il propose une nouvelle science, une nouvelle rationalité, la phénoménologie. La science est un savoir indubitable sur les choses mêmes. La science-philosophie authentique est un savoir absolument indubitable et sans préjugés des choses ou de l’être eux-mêmes. Il est antipositiviste car le positivisme, selon lui, c’est de la philosophie décapitée.
Crise de la science, crise de la vie
Positivisme et nihilisme désignent le même processus : une crise de la vie qui est aussi une crise de la science. Le premier rapport entre les deux est un rapport de symptôme : la crise de la science est le symptôme de la crise de la vie, elle la signale. Pourquoi ? Husserl parle de lassitude vis-à-vis de la vie, de l’histoire : absence de sens. On ne voit plus quelle direction donner à notre existence. Cette absence de sens touche aussi l’histoire : à cause du positivisme, les gens ne savent plus quel sens donner aux faits qui se succèdent, plus personne ne sait plus où se positionner dans l’histoire et l’existence. Conséquence : la barbarie qui vient en Europe, etc. Cette lassitude se traduit par l’abandon du sens à n’importe quel guide qui propose un sens (explication possible du nazisme).
C’est parce qu’on est complètement plongé dans une existence sans sens, qu’on tolère une science qui n’a pas de sens ou n’interroge plus la question du sens (à savoir le positivisme). La crise de la science est une expression de la crise radicale de la vie.
Mais il y a aussi un effet rétroactif : la crise de la science vient participer, encourager, la crise de la vie ; Husserl : dans la détresse de notre vie la science n’a rien à nous dire. On attendrait un discours qui redonne du sens à une existence absurde mais la science n’a rien à nous dire car elle ne se pose pas la question du sens, de la place du sujet dans l’histoire, etc. Rapport d‘abandon entre la science et la vie : la science abandonne la vie à son nihilisme.
A ce cercle vicieux entre crise de la vie et crise de la science qui s’entre-encouragent, il s’agit pour Husserl de substituer un cercle vertueux, celui de la phénoménologie. Il consiste à élaborer une nouvelle science, une science du monde de la vie. Il veut « retrouver le monde de la vie qui comprend en soi toute vie actuelle ». On verra ensuite quelle est la vie du monde de la vie, ou vie actuelle, qui désigne la vie la plus haute (pour nous « la vraie vie »). Le monde de la vie, c’est le lieu de la vraie vie, la vie spirituelle que les sciences laissent de côté et la vie du monde.
Husserl veut une science du monde de la vie qui donnr son sens à une nouvelle manière de vivre qui, parce qu’elle a retrouvé son goût pour l’interrogation du sens plutôt que son goût pour le rien (rien n’a de sens), va pouvoir concurrencer le nihilisme. Le monde de la vie vient nourrir la vie parce que c’est depuis l’étude de ce monde qu’on peut donner du sens à l’existence puisque le sens de l’existence n’a pas d’autre origine possible que le monde de la vie. En retour, cette existence qui s’interroge sur son propre sens, a un rapport avec le monde de la vie qui passe par une attention à lui. Une vie qui parvient à se donner du sens à elle-même parvient justement à vaincre le grand danger nihiliste, la grande lassitude.
La phénoménologie comme nouvelle science de la vie
Le but d’Husserl est, pour sa science, de retrouver le sol vital oublié et recouvert par les sciences modernes. Ce sol, le monde de la vie, est celui sur lequel toute prestation (action) de l’esprit est fondée mais qui est recouvert par le positivisme. Ce sol vital, ce monde de la vie, est composé de deux choses :
Le défi, pour Husserl, est d’accéder au monde de la vie des vécus de conscience, qui serait à explorer mais aussi à décrire : non seulement accéder au monde de la vie mais aussi en dire quelque chose. Il faudrait presque inventer une langue pour essayer de décrire adéquatement le monde de la vie. D’ailleurs, il y a une proximité entre poésie et phénoménologie : recherche d’une nouvelle langue.
D’abord, accéder au monde de la vie. C’est un peu paradoxal puisque c’est le monde dans lequel on est toujours déjà. Comment on fait ? Ça passe par une méthode qui est proche de la spéléologie : il va falloir enlever tous les masques, les « manteaux d’idées », pour retrouver la vie profonde. La méthode s’appelle l’épochè. Le terme est grec et signifie suspension du jugement. Parfois, Husserl parle de mise entre parenthèse ou mise hors circuit du jugement. Il va chercher dans le stoïcisme qui suspend le jugement ou la possibilité de se laisser affecter par telle ou telle représentation ; la méthode est aussi utilisée chez les sceptiques : il s’agit toujours de retarder la tendance à adopter un jugement.
Pour l’épochè, que dois-je mette en suspens ? D’abord, tous les énoncés que j’hérite des sciences modernes : par exemple : « la terre qui tourne sur elle-même et tourne autour du soleil », etc. Et je dois mettre en suspens le geste de la science objective qui consiste à trouver un objet, une réalité stable derrière les apparences qui sont face à moi. Exemple de ce geste typiquement scientifique : dire que « l’eau n’est pas vraiment de l’eau, ce sont des molécules H2O », etc. Je dois mettre les énoncés de la science objective en suspens, mais aussi le geste qui les fonde. On doit aussi mettre en suspens tout ce qui compose notre attitude naturelle, attitude quotidienne que l’on a dans le monde de la vie, au quotidien, notre rapport quotidien au monde. On peut la résumer à deux dimensions : des croyances, au sens général ou des jugements. Je fais face à un ensemble de réalité sur lesquelles je vais porter des jugements : « cette table est solide, ronde, etc. ». Avec l’épochè, il s’agit de se rapporter au monde en suspendant tout ce qui me permet de m’y rapporter habituellement (les jugements scientifiques et quotidiens).
Par l’épochè, on ne perd rien et on gagne les phénomènes, qui sont l’objet de la phénoménologie. Il y a identité entre phénomènes et monde de la vie. Qu’est-ce qu’un phénomène ? phainomenon, en grec, veut dire « ce qui apparaît ». Ce sont des apparitions à décrire, qui se donnent à ma conscience selon un certain mode d’apparaître singulier, une certaine manière, un certain style. Ce sont des apparences vis-à-vis desquelles il faut adopter une autre attitude que les sciences objectives : pas un soupçon (le vrai monde serait derrière l’apparaître) mais plutôt l’idée que dans ces apparences le monde se donne vraiment, tout entier.
La phénoménologie, en un sens, consiste à ramener l’essence au sein de l’apparaître. Il faut cesser la quête de l’au-delà des phénomènes : il y a seulement un champ des phénomènes qui se donne à ma conscience.
Se pose alors la question de la vérité : la vérité comme adéquation entre une représentation et un objet n’a plus lieu d’être puisqu’il n’y a plus que des représentations. On abandonne cette conception de la vérité comme correspondance ou adéquation au profit d’une définition phénoménologique de la vérité comme évidence : la vérité, c’est l’évidence de chacune des apparitions phénoménales. Exemple : je monte les escaliers de la grande maison, je rentre dans la bibli, Marco me dit « je croyais que c’était Lisa ». C’est faux du point de vue de la vérité-correspondance. Mais du point de vue phénoménologique, on a le vécu de conscience de Marco, la montée de Victor, etc, etc. Il n’y a pas de sens à parler de vérité : il y a la succession de ces apparitions phénoménales.
La vérité, d’un point de vue phénoménologique, n’est rien d’autre que la loyauté aux modes propres par lesquels les phénomènes se donnent à ma conscience. Cette loyauté se teste dans le langage : puis-je décrire le phénomène tel qu’il se manifeste dans toute sa singularité ? La phénoménologie, c’est l’effort pour être fidèle au « comment » sans se demander tout de suite « qui ? », « quoi ? » ou « pourquoi ? ». On tente de rester dans l’immanence des vécus de conscience.
Cette épochè nous fait descendre au seuil du monde de la vie pour en décrire le style, les structures, qu’Husserl dit universelles, du monde de la vie : ce sont les structures à la fois de la subjectivité et des phénomènes. Ce style se résume à deux éléments :
Il y a aussi une activité permanente du sujet dans la perception. Ex : la tristesse, le manque, ce sont toujours des visées de conscience déçues par l’absence de quelqu’un par exemple. L’attitude phénoménologique tente de percevoir ces visées. Dans tout apparaître, il y a une activité du sujet qui tout le temps opère une donation de sens, une mise en forme : il n’y a de monde que si une conscience lui donne une forme. Entremêlement entre le flux du monde et l’activité permanente du sujet, de l’esprit les choses ne sont pas les mêmes quand je suis triste ou joyeux, ma visée des choses est comme colorée, teintée, par l’activité subjective qui m’est propre).
La vraie vie, c’est à la fois la vraie vie du monde, ie le fait qu’il est constamment donné par esquisses et l’activité du sujet. Husserl essaye d’élaborer d’ailleurs tous les modes d’implication du sujet par lesquels le flux lui apparaît.
Exercice à faire : essayer de décrire une table d’un point de vue naturel, scientifique, phénoménologique.
Exemple : imaginer une piscine dans ces trois points de vue. D’un point de vue naturel, la piscine est jolie, on s’y baigne, etc. Scientifique : composition chimique de l’eau, certains phénomènes scientifiques, diffraction des rayons, etc. Phénoménologique : Merleau-Ponty (extrait lu en cours : ’Quand je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je le vois justement à travers eux, par eux. S’il n’y avait pas ces distorsions, ces zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair la géométrie du carrelage, c’est alors que je cesserais de le voir comme il est, où il est, à savoir : plus loin que tout lieu identique. L’eau elle-même, la puissance aqueuse, l’élément sirupeux et miroitant, je ne peux pas dire qu’elle soit dans l’espace : elle n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise, elle n’y est pas contenue, et si je lève les yeux vers l’écran des cyprès où joue le réseau des reflets, je ne puis contester que l’eau le visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et vivante. C’est cette animation interne, ce rayonnement du visible que le peintre cherche sous les noms de profondeur, d’espace, de couleur.’ )
(Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit).
Merleau-Ponty nous amène à nous interroger sur la parenté entre poésie et phénoménologie. Dans certains textes, Husserl mets sur le même plan la phénoménologie avec plein d’autres métiers : toute activité mets entre parenthèse un certain nombre d’autres activités et autres visées de conscience. On pourrait croire que la phénoménologie n’est donc qu’une activité parmi d’autres. Mais ailleurs Husserl dit que mettre tout ça sur le même plan est une « bagatellisation » de la phénoménologie : elle serait juste le fait de plisser les yeux sur le monde poétiquement. On s’y décide « une fois pour toute » : l’épochè est sans fin, n’a pas de bornes, vient constituer un vrai changement existentiel. Il compare ça avec une conversion religieuse : c’est se convertir à une vie phénoménologique. Est-ce que ça veut dire que le phénoménologue a une autre vie ? A quoi ressemble-t-elle ? Pour être phénoménologue, il faut pouvoir continuer de vivre, vivre de manière exemplaire. La phénoménologie se constitue en mode de vie qui continue d’habiter le monde. Où est la différence entre la vie du phénoménologue et les autres ? Tout est dans la manière et le comment : il se rapporte de manière différente à chacun des instants de sa vie. Il ne cesse pas d’être trompettiste mais se rapport à son activité de trompettiste en tant que phénoménologue. D’habitude, les intérêts d’une activité ont leur fin, leur but, dans le monde ; vivre en phénoménologue, c’est prendre les intérêts eux-mêmes comme but, comme intérêts, à décrire. Il vit comme tout le monde mais se rapporte à ça autrement. C’est un style de vie qui prend le style de la vie pour thème.
La phénoménologie est une réponse au nihilisme car c’est une vie qui reprend goût pour l’interrogation de son propre sens.
2 ouvertures problématiques pour la séance en petits groupes :
Tout peut servir d’exemple. Donc il n’y a pas d’exemple en soi.
A première vue, l’exemple de quelque chose est là pour consolider l’existence d’autre chose, pour faire advenir son être, pour l’imposer. On dirait que l’exemple est de l’ordre de l’impur, de l’imparfait, dévoilant partiellement et imparfaitement une réalité qui lui est supérieure. L’exemple a une fonction de monstration, il fait signe vers autre chose qui est extérieure à lui-même.
Quand la philosophie apparaît au Ve siècle av. J.-C., elle ne naît pas comme science, mais comme mode de vie. Philosopher, c’est vivre un certain genre de vie et, si l’on en croit ceux qui le vivent, le meilleur parmi tous. La vie bonne, c’est la vie contemplative. Une telle affirmation s’appuie une réflexion plus large sur les formes de vie – qui ne se réduit ni à la biologie, ni à la sociologie, ni à l’anthropologie, mais qui se situe en
deçà du partage entre l’étude générale du vivant et celle de ses formes singulières. La philosophie n’est donc qu’une forme de vie parmi les autres, mais cette forme prétend être la plus haute. Il faut donc chercher à comprendre ce qui lie l’étude des formes de vie à un plaidoyer pour la vie philosophique. Si le mot grec theoria ne signifie pas simplement « théorie », c’est-à-dire un savoir coupé de l’expérience, mais « contemplation », c’est-à-dire un certain rapport vivant à ce qui est, alors il faut examiner en quoi ce rapport peut prétendre être plus vrai que les autres.
Pour cette séance, on commencera par suivre le raisonnement de Nietzsche dans sa dimension destructrice. Ce dernier s’attaque en effet à tous les discours prétendument absolus – par exemple ceux de la philosophie ou de la religion – pour les ramener au type de vie qui l’énonce, en se demandant à chaque fois qui parle. Nietzsche est ainsi un des premiers auteurs à détruire la croyance en l’existence de vérités indépendantes de leur situation d’énonciation, et des rapports de pouvoir particuliers qui les caractérisent. Cette forme de nihilisme fait aujourd’hui partie de notre condition contemporaine : pourquoi choisir un mode de vie plutôt qu’un autre si toute croyance peut être réduite à une stratégie vitale ?
On verra ensuite comment Nietzsche tente de sortir de ce nihilisme. Pour cela, il lui faut reconstruire une distinction entre différentes existences plus ou moins authentiques, à l’intérieur d’un cadre où toute transcendance a été détruite. On examinera sa proposition, qui en passe entre autre par une opposition entre force et faiblesse, et on en questionnera les limites.