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Qu’est-ce qu’on fout là ?

Y avait Verfeil. Y avait la Grande Maison. Y avait le salon anglais, la salle à manger, la cuisine, le jardin, le dojo, la bibliothèque. Y avait les matelas entassés dans les dortoirs, les brosses à dents jetées autour des lavabos, les livres posés en travers des fauteuils, les feuilles volantes tombant au goutte à goutte de la table à côté de l’imprimante. Y avait des soupes, du pain, du beurre, du café, des bières, des assiettes dégueulant de chou.

Y avait des gens, y avait leurs jambes, leurs bras, leurs mains, leurs yeux, leur peau, leur bouche, leur ventre. Y avait leur tête. Dans leur bouche, y avait la philosophie : leur bouche disait qu’il y avait la philosophie. Mais au fond on savait pas si la philosophie était précisément localisée dans leur tête, dans leur bouche ou leur ventre.

Leur bouche disait qu’il y avait la philosophie dans le salon anglais et les autres pièces. Leur bouche, lavée avec les brosses à dents, disait qu’il y avait la philosophie dans les livres, les feuilles volantes. Leur bouche était sur leur tête, leur tête posée contre les matelas du dortoir. Leur bouche accueillait la soupe. La philosophie était-elle dans la soupe, pour qu’elle finisse ainsi dans le ventre ou dans la tête ?

Y avait des mots. Des mots pris comme des choses entières : un grand thème, y avait ça. L’ordre des choses. Y avait aussi d’autres mots, tout aussi pris comme des choses entières : l’anarchie ; le pathétique ; le désir ; le mal. Il y avait d’autres mots encore, qui étaient charriés par le grand thème et par les autres mots, enfin, les autres autres mots. Ces mots agencés faisaient du sens, des conversations, des récitations, des lectures, des chants. Y avait des yeux plissés par la perplexité, ou l’admiration, ou la lassitude, qui observaient ces mots jetés dans l’air. Y avait des bouches qui disaient ces mots agencés, et des oreilles qui les recevaient. Les bouches parfois se fermaient, parfois s’ouvraient, comme les oreilles. Et pour ça, ils avaient trouvé encore d’autres mots, qui sonnaient dans les bouches, et s’écrivaient sur des tableaux, des pages numériques, des carnets manuscrits : « groupe d’étude ».

Et c’est ça, ces mots sortant des bouches, navigant d’oreille en oreille, ces bouches parfois se taisant, parfois se déversant, ces mots jetés sur des feuilles volantes ou des tableaux, ces circulations d’êtres avec bras, jambes et tout le reste, ces soupes, ce pain, ces bières, ces brosses à dents et ces dents dans les bouches, ce salon anglais, cette maison, même ces larmes de détresse auprès du feu à quatre heures du matin quand on se rend compte que ça fait quatre jours qu’on a pas passé une seconde à se demander comment on allait, toutes ces choses désignées telles quelles par ces êtres aux yeux plissés, c’est ça qu’ils avaient appelé « L’Ecole de Philosophie ».

Et puis dans tout ça, y avait un autre mot ; un mot pris comme les autres, comme les autres mots du grand mot, et qui avait sonné en même temps que les autres, à égalité, en apparence. Un mot mis sur des feuilles volantes, des tableaux, des pages numériques. Un mot sortant des bouches, souvent, pas toujours les mêmes. Un mot comme un autre. Un mot aussi séparé des autres que les autres mots étaient séparés de lui et des autres. Une désignation. Un sens.

Y avait ce mot-là, comme les autres, qui se disait « la poésie », et qui circulait, pris innocemment dans les bouches, entre les dents brossées, au détour des matelas, au fond de la bibliothèque, entre deux bouchées de pain au beurre. Rien, aucun indice, aucune supposition même vicieuse n’aurait pulaisser imaginer quiconque penser que ce mot se distinguait des autres. Que « la poésie » soit égale à « la soupe », à « la brosse à dent », à « le mal » ou à ces larmes qui coulent à quatre heures du matin, ça ne semblait faire aucun doute pour les yeux plissés, pour les êtres aux bras, aux jambes et à la tête préoccupés par ce qu’ils avaient nommé L’Ecole de Philosophie.

La poésie, c’est un mot comme un autre. C’est un mot qui a du sens, soi-disant. C’est un mot que des êtres, du genre, de ceux à commenter des mots avec des mots, ont mis dans des phrases, et ces phrases dans des livres ou dans des bouches. Y a l’être qui dit que « la poésie est un genre littéraire ». Y a l’être qui dit que « la poésie est un mode de vie ». Y a l’être qui dit que « la poésie est une couleur apportée à la langue ». Y a l’être qui dit que « la poésie est une pensée de l’existence ». Y a l’être qui dit que « la poésie est venue du chant ». Y a l’être qui dit que « la poésie est partout ». Y a l’être qui dit que « la poésie est nulle part, que c’est une idée ». Y a l’être qui dit qu’il n’en sait rien. Mais c’est bizarre qu’il n’en sache rien. Car il connaît quand même le mot.

Par quelle étrange insouciance de ces êtres qui vivent, peut-il être communément accepté que d’un mot, un autre être ne sache rien de sa définition ? Car ça ne semble pas les déranger. Ça ne semble pas les déranger qu’il y ait un être qui dise ça et un autre qui dise autre chose. Ça ne semble pas les déranger qu’un être qui ne sache rien des mots à dire sur le mot de la poésie puisse quand même employer ce mot.

Y a même des êtres qui ont renoncé à sa définition tout en l’employant quarante fois par jour.

Que vient donc faire ce mot dans Verfeil, dans la Grande Maison, dans le salon anglais et la bibliothèque, dans la bouche de ces êtres qui disent des mots à propos d’autres mots pour tenter de les éclaircir ? Comment ça se fait que parmi ces êtres, certains ont pris pour mission de ne pas éclaircir le mot même qu’ils se mettent plusieurs fois par jour dans la bouche, au moins, en tout cas, autant de fois que la soupe et la brosse à dents ?

Qu’est-ce que fout ce mot, qu’ils refusent d’éclaircir, dans ces bouches qui se sont données pour sacerdoce commun d’éclaircir les mots par d’autres mots ? Pourquoi ne se taisent-ils pas ? S’ils refusent de l’éclaircir, ce mot, autant qu’ils le laissent tranquille. Autant qu’ils restent en silence. Autant qu’ils laissent tranquille les autres mots aussi. Et pourtant non. Ces êtres ont pris le parti de l’employer, de le répéter, d’en faire même un mot à égalité des autres mots, dans cette masse des mots qui se donne pour nom plus court « groupe d’étude ».

Ce que des êtres appellent souvent « philosophie » a, certains jours, pu grogner. A pu se cabrer, se mettre en résistance, parfois, contre le mot « la poésie ». Et pour de bonnes raisons. Enfin, des raisons qui, en tout cas, pour les mots agencés qui font ce que les êtres désignent par le mot « philosophie », sont compréhensibles. Par ailleurs ces raisons sont comprises. A quoi bon ce mot, puisque nous avons d’autres mots pour le définir, le circonscrire, en faire un objet ? Pourquoi des êtres emploient ce mot, qui semble si exotique à l’emploi des mots que les êtres, en général, veulent faire ici, et pourquoi ils l’emploient sans chercher à le définir par d’autres mots ? Quelle est donc cette méthode qui consiste à ne pas respecter ce que l’emploi du mot « philosophie » voudrait rendre si nécessaire ?

Mais surtout, pourquoi ce mot, pourquoi ces êtres qui l’emploient, et pourquoi ce refus de la méthode, ont pu prendre une place qui a malgré tout semblé intelligible, intéressante, et même importante, dans ce refuge des mots qui parlent d’autres mots que les êtres, ici, et maintenant, désignent par « école de philosophie » ? Pourquoi pas ailleurs ? Pourquoi pas une autre fois ?

Voici peut-être une réponse par des mots, mais cette réponse contient aussi des choses qui ne sont pas des mots. Ce tourment, cette circonspection, cette incompréhension dans les mots, ces mots là, je veux dire, les mots que je suis en train de prononcer, là, vient du fait que les êtres, y compris l’être qui les prononce, attendent de ces mots une réponse qui soit dans les méthodes, et dans les mots habituels que, par commodité, ils ont appelé « restitution ».

Ce que ces mots, ces mots là, ces mots que je prononce, peuvent restituer, c’est peu de choses. Sinon, cette idée, vague, un peu brouillonne, mais qu’il nous a semblé falloir croire : le mot « la poésie » était présent dans ce que ces êtres appellent « école de philosophie » avant, et bien avant ce qu’ils ont désigné par « le groupe d’étude sur la poésie » et en dedans, et loin en dedans, de ce qu’ils croyaient être une philosophie sans poésie.

Ce mot, « la poésie », qui a été brandi, et dont les êtres qui l’ont employé ont refusé d’en clarifier les usages, était, semble-t-il, déjà décisif alors même qu’il était presque inemployé.

Comment désigner ce qui, dans ce qu’ils appelaient « un exposé », ou « un cours », ou « une intervention », flottait ? Et flottait de cette flottaison singulière des mots qui, se voulant des mots clarifiants, des mots sur d’autres mots, sont en réalité des ruptures sensibles qui ouvrent des
gouffres dans les autres têtes, les têtes des autres êtres, ceux qui, à cette heure-ci, se taisaient et écoutaient, des gouffres qui n’ont rien à voir avec les mots – qui n’ont rien à voir avec ce que ces êtres appellent « philosophie ». Comment désigner ce qui, dans le pouvoir même que croit se conférer ce qu’ils appellent philosophie, ces êtres, échappe à toute désignation ? Echappe à toute signification ?

Certains êtres racontent facilement à quel point telle idée, tel mot, tel phrase, tel texte, tel livre, telle feuille volante, a changé leur vie, ici, à Verfeil, à la Grande Maison, dans le salon anglais ou le dortoir. Ce qu’ils appellent philosophie, ces êtres, ne peut pas exister sans ces ruptures sensibles. Rien de ce qui a été ici n’aurait été sans quelque chose qui dépasse largement la prétention des mots sur les mots et sur les choses.

Et c’est pour ça que certains être emploient le mot « la poésie ». Non par opposition ; non par snobisme ; non par provocation ; non par affectation ; non par prétention. Mais par goût des choses dites, qui seraient, quelque part, « bien dites » et « mal dites ». Car ce que veulent exprimer ces êtres, c’est qu’une manière bien dite de dire ce qui se passe ici, à Verfeil, dans la Grande Maison, dans ces êtres qui ont des bouches, des bras, des jambes, dans ces êtres qui mangent des soupes et qui disent le mot philosophie, cette manière serait de dire : « des choses dépassent les mots qui sont dits ici. Et ce qui dépasse ces mots, c’est ce qui dépassera toujours les mots. Ce qui échappera toujours à la clarification. C’est ce qui passe dans le goût de la soupe, dans les larmes et le feu, dans le blanc de feuille volante, dans les silences et les yeux plissés. »

Et les êtres qui utilisent le mot poésie insistent : ils l’emploient obstinément, et refusent de faire sécession avec l’obstination des autres êtres à employer d’autres mots. Ces êtres affirment leur appartenance à ce qu’eux-mêmes, et les autres êtres, appellent « Ecole de philosophie. » Ceci, malgré le fait que le mot qu’ils emploient d’un certain côté n’a pas sa place d’une certaine manière. Ils pensent que c’est parce qu’il n’a pas sa place, au sens localisé, au sens matériel (qu’est-ce que çafout là ?) qu’il a un rôle. Et un rôle que ces êtres là diraient sans problème être un rôle philosophique et politique.

La poésie refuse de faire sécession avec l’école de philosophie ; elle se propose d’en obscurcir les objets, pour en éclairer les forces ; elle prétend qu’elle était déjà là avant d’être formulée comme un mot et accepte – sans prétention ridicule ni fausse modestie – un compagnonnage un peu têtu avec les autres mots.

La poésie pense et la poésie parle, elle n’est ni un enfant ni un ennemi ni un maître pour la philosophie.

Le groupe d’étude sur la poésie se propose d’être une des franges nocturnes de l’école de philosophie, c’est-à-dire, son interstice autant qu’un moment de pensée singulier, audacieux, assoiffé de cette vision, minimalement commune, de l’existence comme parti pris du sensible.

Qu’est-ce qu’on fout là ? demandent les êtres, et la réponse est contenue dans ce qui précède la question : « on », est « là ». Ce qu’on fait là, on l’a déjà fait. Et choisir de continuer de le faire, au même titre que de continuer de faire d’autres choses ici, marque ce que ces êtres ont appelé « Ecole de philosophie » d’une désirable singularité, qui se trouve à la fois dans le surgissement renouvelé de la pensée collective et dans un certain amour de la persévérance.

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