Théoriquement, la relation qui unit les citoyens dans nos États modernes est celle du contrat : contrat politique entre le peuple et ses représentants, contrat économique entre les membres du peuple. Libre ensuite aux individus de signer toute sorte de contrats supplémentaires, tant qu’ils respectent des règles minimales (le droit). Nous proposons l’expérience de pensée suivante : que deviendrait un système politique si la relation qui en unit les membres était l’amitié plutôt que le contrat ? Est-ce seulement possible ? Peut-on encore parler de système politique ? Et puis, que faire alors des relations qui n’entrent pas dans le cadre de l’amitié ?
L’enjeu d’une telle expérience de pensée n’est pas seulement d’imaginer d’autres formes de politiques mais aussi de déployer toutes les possibilités de l’amitié en la libérant de la sphère restreinte de l’intimité (« entre amis »).
« De ma vie, je n’ai jamais « aimé » aucun peuple, ni aucune collectivité, ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni quoi que ce soit de semblable. Je reconnais que je n’aime en effet que mes amis ; et que la seule sorte d’amour que je connaisse et en laquelle je crois est l’amour pour des personnes. » [Hannah Arendt, lettre à Gershom Scholem]
I/ La politique sans l’amitié : faire communauté
1) Les Grecs : le philosophe-roi, ou comment les sages donnent à la Cité sa forme
2) Rousseau et la modernité : l’autonomie ou comment la multitude peut se donner à elle-même une forme
3) Marx et la sortie de la philosophie : entre retour au mouvement réel et parti d’avant-garde
II/ L’amitié politique : partir des liens
1) Arendt et la critique de la politique : l’action entre pairs contre la fabrication
2) L’exemple de Mai 68 et Blanchot : contre la politique, contre le tout, l’amitié du refus
3) L’appel et nous : la politique et l’éthique, sécession et construction
Pour ça, il semble opportun, comme c’est le dernier cours de l’année, de revenir très vite sur les cours précédents afin de justifier celui d’aujourd’hui, sur la dimension politique de l’amitié.
Platon-Lacan, l’amitié comme désir qui crée des formes communes, dévoile la vérité des êtres, moment crucial, épreuve de vérité ;
Aristote, l’amitié calme, à long terme, qui bonifie les gens par le partage des habitudes et des bonnes actions ;
Nietzshe, l’amitié à distance, qui laisse l’autre se déployer de son côté, tout en étant hanté par lui, comme par un spectre, et qui fait le pari que la distance permet non seulement de développer la singularité de chacun et la relation avec d’autres ;
Mémeteau-Illouz, l’amitié amoureuse, qui va jusqu’au partage charnel, tantôt pour assumer au mieux la multiplicité des désirs, tantôt pour rechercher passionément une pleine présence au monde ;
Bell Hooks-Milan, l’amitié dans la sororité qui, au-delà de la reconnaissance de ses pairs, remet toujours en cause l’identité et la communauté qui la sous-tend en faisant jouer les différences et les conflits qui l’animent.
Aujourd’hui on parle de l’amitié politique, ou de la dimension politique de l’amitié. Intuitivement, on dirait plutôt que l’amitié se cantonne à la sphère privée, voire intime, elle est ce qui nous regarde, n’a pas à être public. Pour utiliser une opposition qui reviendra peut-être un peu, on pourrait dire que l’amitié est du ressort de l’éthique, définie comme le domaine de la conduite de la vie bonne dans ce qu’elle a de personnel, de singulier. Au premier abord et dis comme ça, l’amitié n’est donc pas du ressort de la politique, ne regarde pas la politique si on définit celle-ci comme l’activité qui régit la vie commune, la vie d’une collectivité sur un territoire ou dans un État.
Pourtant, dans L’appel dont je parlais plus haut, il y a cette phrase dont on voudrait partir, qui a fait couler de l’encre et a été aprement discutée parmi nous et au-delà : « Il n’y a d’amitié, pour nous, que politique ». Une première façon de l’entendre, c’est de dire que seule l’amitié politique nous importe, que seuls les amis avec qui on fait de la politique comptent, que ce sont nos vrais amis. L’amitié politique serait aors un type d’amitié différent des autres et on pourrait, un peu comme au supermarché, choisir l’amitié qu’on préfère : plutôt vertueuse ou politique ? Plutôt amoureuse ou stellaire ?
Ici, on aimerait expliquer la chose autrement. Ce que la phrase signifie selon nous, c’est que toute amitié contient quelque chose de politique, que tout amitié est politique ou a quelque chose de politique. Sauf que, comme on l’a dit auparavant, l’amitié semble justement se refuser à la politique entendue comme gestion de la vie commune. L’hypothèse que nous faisons dans ce cours est alors la suivante : pour comprendre cette phrase, il ne faut pas tant essayer de définir précisément ce qu’est l’amitié politique par opposition à d’autres en donnant, par exemple, ses avantages et ses inconvénients, mais plutôt de montrer qu’on ne peut parler de dimension politique de l’amitié que si l’on a complètement redéfni le sens que l’on donne à la politique. Notre cours portera donc plutôt sur la politique, ou plutôt la philosophie politique vue à travers quelques prismes qui nous semblent intéressants, pour montrer en quoi elle inclut ou non l’amitié. La thèse du cours, si l’on veut, est de montrer qu’on ne peut parler d’amitié politique que si on s’est au préalable débarassé de la politique, au moins dans son sens classique. Il ne nous reste alors le choix qu’entre deux options : soit dire qu’il n’y a pas de dimension politique dans l’amitié, qu’il n’y a aucun sens à mettre ces deux notions ensemble ; soit redéfinir la politique par le biais de l’amitié. On essaiera de traiter cette alternative vers la fin du cours si tout va bien.
Dans un premier temps, on essaiera de montrer comment la philosophie politique occidentale s’est construite sans l’amitié, et parfois en l’excluant sciemment. Pour ça on va faire un voyage un peu particulier dans l’histoire de la philosophie politique : on s’arrêtera un peu chez Platon et Aristote pour montrer comment se fonde la distinction entre gouvernés et gouvernants ; puis on fera un saut de géant pour aller jusqu’à Rousseau et Marx pour évoquer 2 tentatives de subversion de ce schéma.
Ensuite, dans la deuxième partie, on verra comment plusieurs critiques de la politique classique et de la philosophie ont permis de faire de plus en plus de place à l’amitié dans des contextes politiques. Avec Hannah Arendt d’un point de vue philosophique, Blanchot et ses amis en mai 68 d’un point de vue plutôt politique et historique et enfin, plus près de nous, avec L’appel qu’on essaiera de relire plus précisément. Vous avez le plan sur les exempliers.
A. Platon et Aristote, la politique comme fabrication d’un peuple en vue du Bien
Le mot « politique » provient du grec “polis”, la Cité : la politique se définit comme ce qui a rapport à la cité, au public, et donc au gouvernement de la cité.
– Platon : “L’art politique réalisant le plus magnifique et le plus excellent de tous les tissus, en enveloppe, dans chaque Cité, tout le peuple, esclaves ou hommes libres, les serre ensemble dans sa trame et, assurant à la Cité tout le bonheur dont elle peut jouir, commande et dirige” (Le Politique)
Le modèle de Platon est artisanal. Il parle d’art politique comme il y a un art de naviguer, qu’il évoque d’ailleurs souvent pour parler de la politique. Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’il y a un homme politique (un philosophe), qui a une idée dans la tête (on va voir que c’est l’idée du Bien), et une matière face à lui (le peuple), qu’il doit agencer pour qu’elle s’aligne avec l’idée du Bien. Et cet agencement, c’est le gouvernement.
À cela il faut ajouter que, pour Platon, les hommes qui peuvent exercer la politique sont ceux qui savent ce qui est bon et mauvais pour la cité et ses citoyens. Sans surprise, il s’agit des philosophie. Dans La République, qui est sa grande œuvre de philosophie politique où il se demande ce qu’est le régime politique idéal et comment il peut se former. On ne rentre pas ici dans les détails de sa construction mais on en retient un schéma simple. Quoiqu’il arrive, pour bien gouverner et tendre vers le bonheur des citoyens, il faut des gens qui savent ce qu’ils font et vers où ils vont. Pareil que sur un navire : bien naviguer nécessite de la technique et un objectif. Ceux qui dirige la Cité sont ceux qui fixent le Cap, selon une métaphore régulièrement utilisée encore aujourd’hui. Mais pour fixer le cap, ils doivent savoir vers où aller. Dans les mots de Platon, il faut avoir les yeux rivés sur l’idée du bien pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et publique. Or, comment parvenir à l’idée du Bien ? Il faut une formation philosophique longue et laborieuse, qui implique une sélection des esprits les plus intelligents dès la naissance, puis une formation sportive, musicale, culturelle et intellectuelle impeccable. À la fin de ce parcours, quelques rares élus parviendront à la contemplation du Bien suprême. Ce n’est qu’à partir de là qu’ils pourront entammer une « redescente » vers la Cité et les autres hommes, pour leur enseigner ce qu’est le Bien et mettre en place le régime qui permettra à chacun d’être heureux. (Faire un schéma en triangle).
À partir de là, la politique est la technique par laquelle le Bien est converti en lois et en pratiques, en gouvernement qui met en ordre la vie du peuple et de la cité.
Dans ce schéma, l’amitié n’a qu’une place secondaire. À la limite, en reprenant le cours du début de l’année sur Platon, on peut dire que c’est une forme d’amour ou d’amitié de la sagesse qui guide les futurs philosophes. Dans certains dialogues de Platon comme le Banquet qu’on a un peu étudié au début de l’année, on a vu que l’amitié pouvait exister, devait exister, entre hommes surtout, comme quête de la sagesse, création et contemplation de formes communes. Mais elle est cantonnée à une place un peu aristocratique en quelque sorte, de ceux qui contemplent. En fait, il y a chez Platon des points de vue différents : le Platon politique de la République conçoit la politique et les âmes comme quelque chose à forger en étant guidé par les idées, le Bien et un idéal de la Justice alors que le Platon du Banquet, voire même la figure de Socrate en général, développe plutôt un idéal du dialogue au sein de la cité, entre amis, sur tous les sujet, en particulier les plus importants et qui permettent de s’élever l’âme mutuellement.
Mais quoiqu’il en soit, la politique, conçue comme gouvernement, tissage du lien social, retour vers la caverne, n’est pas un exercice de l’amitié.
– Aristote : “S’il y a, de nos activités, quelque fin que nous souhaitons par elle-même, et les autres seulement à cause d’elle, et si nous ne choisissons pas indéfiniment une chose en vue d’une autre (car on procéderait ainsi à l’infini, de sorte que le désir serait futile et vain), il est clair que cette fin-là ne saurait être que le Bien, le Souverain Bien. N’est-il pas vrai dès lors que, pour la conduite de la vie, la connaissance de ce bien est d’un grand poids, et que, semblables à des archers qui ont une cible sous les yeux, nous pourrons plus aisément atteindre le but qui convient ? S’il en est ainsi, nous devons essayer d’embrasser, tout au moins dans ses grandes lignes, la nature du Souverain Bien, et de dire de quelle science particulière ou de quelle potentialité il relève. On sera d’avis qu’il dépend de la science suprême et architectonique par excellence. Or une telle science est manifestement la Politique, car (...) la fin de la Politique sera le bien proprement humain.” (Éthique à Nicomaque)
On retrouve donc la même idée chez Aristote : l’objectif de la Politique est le bonheur humain, donc il faut que ceux qui l’appliquent sachent ce qu’est ce bonheur, connaissent le Bien adapté à la cité qu’ils doivent gouverner. Chez Aristote, on peut dire que la politique c’est ce qui donne forme à la matière qu’est la cité, le peuple. Ce schéma reviendra beaucoup dans la suite de l’histoire de la philosophie : le peuple, la masse, est conçue comme une matière à laquelle un gouvernement, des lois, une constitution, viennent donner une forme, informer.
La place de l’amitié. Comme on l’a vu dans le cours sur Aristote, il y a plusieurs amitiés : pour le plaisir, l’utilité, la vertu. L’amitié vertueuse est la plus importante, parce qu’elle permet chez Aristote de devenir bons. Donc : il n’y a pas que la politique qui, par le haut, nous tire vers le bien. On pourrait dire alors : mais pourquoi ne pas laiser l’amitié faire son œuvre ? Pourquoi ne pas laisser les gens, entre amis, devenir bons selon les chemins qu’ils se choisissent ? Pourquoi, en somme, ne pas laisser l’amitié auto-organiser le corps social si elle est un principe de vertu ? C’est là qu’Aristote bifurque. Il aurait pu déployer l’amitié dans ce sens là mais en fait il referme les potentialités de l’amitié à un cercle restreint parce qu’il veut penser, plus largement, la cité dans ce qu’elle dépasse le cercle des amis. Or, à cette échelle, Aristote dit qu’il ne faut pas confondre la philia utilitaire et vertueuse. Il dit même qu’on tend à déguiser toute amitié en amitié vertueuse, ce qui est une mauvaise chose et qui crée des malentendus quand on se rend compte que les relations, en fait, ne sont fondées que sur l’utilité. Je m’appuie ici sur E.Thoumire, dans Le boisseau de sel, qui affirme que, en dernière instance, Aristote dit que les liens sociaux doivent se penser sur le modèle d’une phila utilitaire, disons minimale et régie par des rapports économiques, des rapports d’échanges.
B. Rousseau et la modernité : l’autonomie ou comment la multitude peut se donner à elle-même une forme
Modernité : Guerre de religions (XVIe). Perte du souverain bien, pluralité des croyances : il devient impensable qu’une idée du bien puisse unifier les conduites au sein de la cité. La légitimité du souverain va devoir s’appuyer sur autre chose. Théories du contrat.
Léviathan 1651. Hobbes propose un modèle étatique qui fonde le pouvoir absolu du souverain sur la peur de la mort, seul affect unificateur, et non plus sur la sagesse éthique des gouvernants. Paradoxalement, puisque cela rejette dans le privé tout ce qui relève de la recherche du bonheur ou du salut individuel, ce pouvoir absolu est compatible avec la liberté de conscience et d’échanger des sujets. (Le libéralisme autoritaire n’est pas un invention récente). Mais on ne va pas s’intéresser à Hobbes (trop connu, trop critiqué) : on va se pencher plutôt sur le premier penseur de l’autonomie, à savoir Rousseau.
Rousseau hérite lui aussi du problème de la modernité, c’est-à-dire de la perte du souverain bien. Mais il refuse de laisser la peur de la mort fonder l’ordre social (« on vit tranquille aussi dans les cachots. Est-ce assez pour s’y trouver bien ?). Donc il va falloir trouver autre chose.
Pourtant, lui non plus ne va pas se servir de l’amitié comme principe d’auto-organisation, il va s’appuyer sur autre chose, pour des raisons qui sont assez proches de celles d’’Aristote mais qu’on va prendre le temps de déployer un petit peu.
1) Amour-propre et amitié : une rapide anthropologie rousseauiste
a) Amour de soi et amour propre
Définitions :
Amour de soi : recherche de ce qui nous est bénéfique. Sentiment qui pousse chacun à persévérer dans son être. L’amour de soi est absolu, sans rapport à l’autre.
Amour-propre : préférence de soi par rapport aux autres. Suppose la comparaison, donc la relation. Sa traduction matérielle, c’est la propriété privée.
« L’amour de soi-même est toujours bon, et toujours conforme à l’ordre. Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d’y veiller sans cesse : et comment y veillerait-il ainsi, s’il n’y prenait le plus grand intérêt ?
[...] Ce qui favorise le bien-être d’un individu l’attire ; ce qui lui nuit le repousse : ce n’est là qu’un instinct aveugle. Ce qui transforme cet instinct en sentiment, l’attachement en amour, l’aversion en haine, c’est l’intention manifestée de nous nuire ou de nous être utile.[...]Ce qui nous sert, on le cherche ; mais ce qui nous veut servir, on l’aime. Ce qui nous nuit, on le fuit ; mais ce qui nous veut nuire, on le hait. […]
La préférence qu’on accorde, on veut l’obtenir ; l’amour doit être réciproque. Pour être aimé, il faut se rendre aimable ; pour être préféré, il faut se rendre plus aimable qu’un autre, plus aimable que tout autre, au moins aux yeux de l’objet aimé. De là les premiers regards sur ses semblables ; de là les premières comparaisons avec eux, de là l’émulation, les rivalités, la jalousie. [...] Avec l’amour et l’amitié naissent les dissensions, l’inimitié, la haine. » Emile Livre IV
L’amour de soi, « absolu », c’est-à-dire solitaire, est en lui-même innocent : il consiste simplement en la recherche de ce qui nous est bénéfique. Il se transforme en amour-propre lorsqu’il entre en relation. En effet, en autrui on reconnaît un être animé par ce même amour de soi, c’est-à-dire pris dans des relations, et dont pourtant nous avons besoin : on désire non plus un autre être, mais l’amour d’un autre être, donc on l’aime, et les ennuis commencent. Je m’aime plus que les autres qui s’aiment plus que moi et qui en aiment d’autres que moi, et pourtant je suis lié à eux. La rivalité surgit donc nécessairement de la relation elle-même : c’est l’exigence de réciprocité qui produit l’injustice.
b) L’aliénation sociale : le développement des rapports et la domination
Si on laisse se déployer librement les rapports humains d’amitié et d’inimitié, ainsi que les facultés - raison, imagination, passions – qui les accompagnent, ceux-ci dégénèrent en conflits intenables (Cf Second Discours). Dans le récit rousseauiste, les hommes préfèrent certes se soumettre à un ordre social injuste, proposé par les possédants, plutôt que de s’entretuer, mais cela ne rend pas ce dernier plus légitime. Il y a des modèles sociaux qui s’arrêtent à mi-parcours (« sociétés primitives »), mais plus il y a de relations, plus l’interdépendance est grande, plus les facultés se développent, plus l’amour propre et la concurrence grandissent et plus il faut les limiter par un ordre social aussi violent que ces rapports.
c) La place de l’amitié pour Rousseau
« L’amour de soi-même, ainsi que l’amitié qui n’en est que le partage, n’a point d’autre loi que le sentiment qui l’inspire ; on fait tout pour son ami comme pour soi, non par devoir mais par délice, tous les services qu’on lui rend sont des biens qu’on se fait à soi-même, toute la reconnaissance qu’inspirent ceux qu’on reçoit de lui est un doux témoignage que son cœur répond au nôtre [… ] » (Lettre à S. d’Houdetot du 17 déc. 1757)
L’amitié est définie comme non comme une conséquence de l’amour-propre, mais comme partage de l’amour de soi. La relation d’amitié est ainsi une sorte de fusion des identité, pas du tout comme une relation à une altérité. C’est pourquoi l’amitié réelle est impossible en société : elle est incompatible avec le jeu des alliances et la conscience des intérêts réciproques que celle-ci implique. Les amis peuvent former une contre-société (Nouvelle Héloise, société de Clarens), mais au sein de la sociabilité parisienne, seule l’amitié utilitaire est possible : Rousseau se brouille avec tous ses amis. Violence des rapports sociaux.
Bref, le libre développement des relations humaines produit l’aliénation sociale et politique, le deuxième étant la conséquence de la première. Mais ce sont bien les rapports des hommes entre eux, et non leur nature, en elle-même indéterminée, qui entraînent concurrence, rivalité et propriété (et même un certain développement de ces rapports). Il y a aussi en l’homme bienveillance, amitié, pitié… Cependant, on ne peut pas revenir en arrière et retrouver la liberté naturelle et la spontanéité de l’amour de soi : nous sommes désormais pris dans des rapports sociaux, on a conscience de soi, des autres, de soi par rapport aux autres et réciproquement. Le jeu d’inter-dépendance est trop grand pour permettre une auto-régulation des relations.
Cependant Rousseau refuse de s’en tenir à l’ordre effectif, partout injuste (né libre et partout dans les fers) : il va prendre « les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être » et chercher « les principes du droit politique » : autrement dit, il cherche, à partir de la matière humaine, une forme d’organisation qui ne consiste pas à justifier la domination. Le devenir des relations humaines a produit l’aliénation. Il s’agit désormais non pas de retrouver la liberté naturelle, mais de construire une liberté politique. Corriger le social par le politique.
2) Volonté générale et autonomie : la proposition politique de Rousseau
a) Pacte social et volonté générale : la production d’un moi commun
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution.
I, 6
La proposition de Rousseau consiste à créer un être collectif, animé par une volonté propre, sans présupposer du bien commun qu’elle visera, que Rousseau appelle volonté générale.
« Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. »
À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté »
La communauté n’est donc pas une simple somme d’individualités. Lorsque l’amour de soi entre en relation, il se transforme en amour-propre, par jeu des comparaisons. Mais s’il s’étend au collectif, il devient volonté générale : le contrat social de Rousseau n’est pas passé entre des individus, mais entre chacun et « toute la communauté ». Il consiste à produire un moi commun pour décider du bien commun qui ne préexiste pas à la communauté.
Du coup la seule règle politique, c’est le principe d’autonomie : « le peuple soumis aux lois doit en être l’auteur » (pour prendre une décision, il faut en subir les conséquences. Pour savoir ce qui est bon pour tous, il faut que tous soient impliqués dans la délibération). La volonté générale n’existe qu’en acte. Le bien commun n’existe pas avant la délibération. Pas de représentation, pas de partis. Présence réelle du collectif à lui-même. C’est la seule forme d’organisation qui permet l’intégration de l’amour de soi au collectif.
Cette forme d’organisation est à la fois extrêmement libre (Rousseau ne dit presque rien du contenu des lois, qui va dépendre des singularités de chaque corps collectif) et extrêmement contraignante : le pouvoir souverain exercé par la collectivité est absolu, les particuliers ne peuvent rien lui opposer.
Evidemment, le problème qui se pose est : comment se produit cette extension de l’amour de soi à la collectivité ?
En effet, Rousseau a exclu les liens d’affection ou d’amitié inter-individuel, qui sont un motif possible d’extension de l’amour de soi, car trop vulnérables à l’amour propre, donc trop aliénants. Cette exclusion de l’éthique produit une sorte de vide politique qu’il faut combler en allant chercher ce qui en chacun permet une identification à la totalité collective, là où le tissu vivant des liens peut relier des singularités différentes les unes des autres : la volonté générale doit être identique en chacun.
Autrement dit, comment faire pour que chacun veuille le bien du tout auquel il appartient et pas le sien propre, si tous ne sont pas amis ?
b) La scission de l’homme et du citoyen. Gouvernement et législateur.
Ce problème se traduit dans le vocabulaire rousseauiste par l’opposition de l’homme et du citoyen :
« Chaque individu peut, comme homme, avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen ; son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun » I,7
D’une part , il faut un gouvernement pour appliquer les volontés du peuple aux particuliers (parce que quand bien même, assemblé, le peuple peut décider du bien commun, ensuite chacun retourne à sa vie) :
« Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre [...]. » I, 7 (Du souverain)
« Qu’est-ce donc que le gouvernement ? Un corps intermédiaire établi entre les sujets et le souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l’exécution des lois et du maintien de la liberté tant civile que politique. » (Du gouvernement, III, 1)
D’autre part, il y a plein de conditions pour que la formation de la volonté générale soit possible (= que les particuliers puissent vouloir en commun) : que la société ne soit pas encore trop dégénérée, c’est-à-dire que le jeu des amours-propres ne soit pas encore trop développé, que les écarts de richesse demeurent limité (que nul ne soit contraint de se vendre ou ne puisse acheter autrui), que l’État ne soit pas trop grand (modèle de la cité), qu’il n’y ait pas trop de communautés différentes à l’intérieur... Sans cela, les lois redeviennent l’expression des intérêts d’un groupe de dominants. Pour Rousseau, l’idéal en son temps, c’est la Corse ! (Par ailleurs, il est suisse, son livre est brûlé en place publique à Genève).
Malgré tout, la formation de la volonté générale demeure une sorte de défi philosophique et politique, qui s’exprime notamment dans un chapitre intitulé « Du législateur » .
En effet, le concept de volonté générale présuppose ce qu’il est censé rendre possible, à savoir le corps collectif lui-même :
« Il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles »
Pour qu’un peuple puisse se donner des lois, c’est-à-dire décider ensemble de la forme de l’existence collective, il faut que chacun se sente appartenir au tout, pour pouvoir intégrer son intérêt à la délibération sur le bien commun ; or pour Rousseau il n’y a pas de communauté sans lois (ie sans volonté qui vienne de tous et s’applique à tous, sans règles communes), il n’y a que des multitudes soumises à des maîtres. Ou encore : seul le peuple peut légitimement faire des lois, mais il faut faire des lois pour faire un peuple.
Bref, le problème c’est que la communauté doit préexister à son institution.
Pour résoudre ce problème, ou plutôt pour l’identifier, Rousseau invente la figure du législateur :
« Le peuple, soumis aux lois, en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société. Mais comment les régleront- ils ? Sera-ce d’un commun accord, par une inspiration subite ? Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ses volontés ? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour en former les actes et les publier d’avance ? Ou comment les prononcera-t-il au moment du besoin ? Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? […] Voilà d’où naît la nécessité d’un législateur.
Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des hommes, et qui n’en éprouvât aucune ; qui n’eût aucun rapport avec notre nature, et qui la connût à fond ; dont le bonheur fût indépendant de nous, et qui pourtant voulût bien s’occuper du nôtre ; enfin, qui, dans le progrès des temps se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle et jouir dans un autre. Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes. »
→ Le législateur, c’est cette figure démiurgique invoquée pour résorber l’écart entre l’homme et le citoyen, entre la communauté abstraite et les liens réels : il est chargé d’« instituer un peuple » qui serait ensuite capable de s’auto-gouverner. (Rousseau, dans ce chapitre, se réfère à Platon.)
On voit comment même le philosophe sans doute le plus révolutionnaire retombe dans le schéma forme-matière : il s’efforce de penser l’autonomie, il en donne puissamment la formule, mais il part des individus, des « hommes » en général (et au masculin), et non des relations qu’il considèrent comme toujours déjà aliénées et aliénantes. Dès lors, un démiurge – une médiation transcendante, un grand homme, la révolution.. - redevient nécessaire pour transformer une multitude aveugle en peuple libre, tâche qui semble inévitablement contradictoire.
[Le moment de la RF et le groupe des jacobins en particulier peut être compris comme une tentative « d’instituer un peuple » : Saint Just et les règles civiques de l’amitié.]
C. Marx et la sortie de la philosophie : entre retour au mouvement réel et parti d’avant-garde
1) La politique comme superstructure, la philosophie comme analyse des rapports sociaux, le communisme comme mouvement réel.
Pour Marx, le problème de la philosophie politique ne consiste pas, ou plus, à trouver la forme d’organisation qui convienne à la matière humaine. En effet, pour Marx, la forme est dans la matière, ou plutôt elle est créée par les mouvements de la matière, c’est-à-dire par l’histoire et l’action humaine.
En effet, après les révolutions du XIXe siècle, il devient visible que l’égalité politique ne suffit pas à supprimer l’aliénation. D’où son analyse de la politique comme superstructure, c’est-à-dire comme expression des rapports sociaux, et en particulier des rapports de production (infrastructure) : c’est le développement des forces productives qui rend nécessaire, à un moment donné, l’abolition des privilèges et le remplacement des hiérarchies d’AR par une société d’individus qui peuvent s’engager librement dans des contrats. C’est une illusion idéologique qui donne aux révolutionnaires qui se revendiquent de Rousseau l’impression d’appliquer des idées indépendantes de leur place dans le processus de production : les révolutions modernes sont des révolutions bourgeoises, précisément parce qu’elles ignorent la matérialité des rapports sociaux dont elles ne font qu’exprimer l’évolution. La distinction entre l’homme et le citoyen, c’est la différence entre l’individu abstrait et le sujet pris dans des rapports sociaux.
Le rôle du philosophe n’est donc plus de contempler des formes idéales pour informer la Cité, ou d’abstraire un principe d’organisation de la multitude aveugle, mais de détruire les idéologies en analysant les rapports réels et leur dynamique historique. On ne va pas rentrer dans la pensée de Marx, cela nous entraînerait trop loin, mais on va rappeler cette définition du communisme :
« Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. »
Idéologie Allemande
Ce mouvement réel, c’est d’une part le développement des forces productives, les mécanismes sociaux qui homogénéisent les conditions de vie des travailleurs (destruction des corporations, exode rural). Mais cela ne suffit pas : le mouvement d’expansion du capital crée des masses d’individus atomisés, bien qu’ils partagent une même condition. Le mouvement réel du communisme, c’est surtout les luttes des prolétaires et l’organisation des masse en classe (exemple : formation de syndicats, maisons du peuple) qu’elles permettent. Or, c’est au sein de ces rapports réels ( à la fois alliances objectives dues à la place dans le processus de production, et liens effectifs qui se tissent au sein des luttes) que doit s’inscrire l’action révolutionnaire des communistes [1] : par exemple, le mot d’ordre d’abolition de la propriété privée des moyens de production n’est pas un principe moral, mais l’expression d’un mouvement historique de changement du mode de production et de lutte d’une classe contre une autre.
2) Rôle historique des partis communistes : l’avant-garde du mouvement ouvrier
Les partis communistes ont beau faire parti du mouvement ouvrier et ne pas lui imposer une forme de l’extérieur, ils prétendent posséder sur lui l’important avantage d’avoir une claire conscience de la dynamique historique.
Et c’est entre au nom de cette différence des niveaux de conscience que Lénine (notamment dans les brochures Que faire ? Et Un pas en avant, deux pas en arrière) milite en faveur d’un « parti de révolutionnaires professionnels », clandestin, hiérarchisé et discipliné, dont le but doit être la prise du pouvoir politique, contre les spontanéistes (« trade-unionistes ») et les groupes étudiants. Cette théorie du parti est instituée en doctrine par le stalinisme et la IIIe internationale, alors que le propos de Lénine est en réalité très situé dans le contexte de la Russie d’avant 1905. Elle recrée une spécialisation et une supériorité de l’activité politique du parti par rapport au mouvement ouvrier, qu’il est chargé de « conscientiser ».
Malgré toutes les nuances dans les théories communistes du parti, du spontanéisme de Luxemburg [2] au trotskisme, le parti reste la forme organisationnelle de la conscience de classe, qui agit au nom du savoir historique en tant qu’agent actif de la classe ouvrière : d’abord dans un rôle d’organisation de la classe et d’avant-garde de la lutte, puis lors la phase de transition vers le communisme, en exerçant le pouvoir au nom de la classe ouvrière, devenue classe universelle.
Le parti joue donc finalement encore un rôle démiurgique. On peut voir dans le parti un énième erstazt du philosophe-roi ou du législateur : son rôle est bien de tisser les liens de la communauté en faisant prendre conscience aux travailleurs mis en concurrence qu’ils appartiennent à la même classe, puis en exerçant le pouvoir en son nom pour créer de nouveaux rapports sociaux par l’abolition de la propriété privée des moyens de production.
Le « législateur » d’ailleurs cela peut très bien être la révolution, Rousseau le dit : le problème c’est qu’il y a quand même besoin d’une médiation transcendante pour passer de la multitude au peuple autonome, ou de la masse à la classe puis au communisme.
→ Résumons : pourquoi la politique classique exclue-t-elle l’amitié, et pourquoi l’amitié nous paraît-elle être un recours contre l’éternelle dialectique des maîtres et des esclaves que semblent rejouer les différents moment de cette histoire de la philosophie politique ?
Au fond, la question de la philosophie politique, c’est comment harmoniser les conduites des hommes : comment faire communauté ?
Anciens : On contemple le souverain bien et on organise la communauté conformément à ce bien qu’au fond tous veulent. L’artisan donne une forme à la matière
Modernes (Rousseau) : On exclue les désirs (inter-)individuels et on crée une volonté collective capable d’imposer à tous le bien choisi collectivement. La matière se donne à elle-même sa forme.
Contemporain (Marx) : On ne crée pas de la communauté, il y a du communisme parmi les prolétaires dont il faut cependant organiser la prise de conscience et de pouvoir pour que ce communisme virtuel passe à l’actualité. La forme émerge historiquement de la matière
Deux tentatives de subversion de l’hylémorphisme distinctes et intéressantes, qui recréent cependant toujours une séparation entre l’artisan, la forme et la matière qui devient une distinction entre gouverné et gouvernants.
Bon, voilà, on est coincés dans une sorte d’impasse entre la spontanéité impuissante et l’inévitable trahison des formes organisées : laissés à eux-mêmes, les liens sont aliénants et incapable de lutter efficacement contre les hiérarchies sociales ; et les organisations qui veulent instituer des liens tendent toujours à se séparer de ceux qu’elles organisent pour les dominer.
Peut-être qu’il faut se demander s’il n’y a pas un problème avec la question elle-même (comment faire communauté ?) On cherche à fabriquer des rapports alors que c’est sans doute le genre de réalité qui résiste le plus âprement à la fabrication : on peut chercher à se lier, mais est-ce qu’on peut vraiment « faire du lien », comme on dit de manière très laide ?
C’est là qu’on va faire retour à l’amitié, comme une sorte de troisième tentative, la nôtre cette fois-ci, de subvertir l’hylémorphisme en sortant réellement du schéma.
En effet, Rousseau lui-même le dit dans sa définition de l’amitié, la seule chose qui permet l’extension de l’amour de soi au-delà du moi, c’est justement l’amour : ce qui fait qu’on peut agir en commun avec les autres, ce sont les liens effectifs qui nous unissent à eux, pas notre commune appartenance à une entité abstraite, et pas, ou pas seulement, notre place dans le processus de production. Les liens, cela ne se fabrique pas.
Ce problème est résumé par une citation d’Arendt, qui répond à Gershom Scholem l’accusant de montrer peu d’amour pour le peuple juif dans un de ses ouvrages :
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« De ma vie, je n’ai jamais « aimé » aucun peuple, ni aucune collectivité, ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni quoi que ce soit de semblable. Je reconnais que je n’aime en effet que mes amis ; et que la seule sorte d’amour que je connaisse et en laquelle je crois est l’amour pour des personnes. »
Arendt, Réponse à Gershom Scholem sur l’amour du peuple juif
A. Arendt et la critique des grecs et de la politique : l’action politique entre pairs
Arendt, en réfléchissant sur la modernité occidentale et en particulier à partir du totalitarisme (elle est de ceux qui analysent par ce terme commun le nazisme et le stalinisme), produit une critique des catégories de la modernité. L’un des points les plus importants qu’elle développe, notamment dans Qu’est-ce que la politique ? est l’idée selon laquelle la catégorie du travail, du faire, de la production, est devenue hégémonique, même pour penser la politique. Mais sa critique remonte jusqu’à Platon et à ce dont on a parlé tout à l’heure. Arendt dit : Platon a conçu la politique comme un acte de fabrication, un acte artisanal où le philosophe-roi est l’artisan, les lois et les gardiens sont les outils et le peuple est la matière. Elle trouve dans plusieurs oeuvres de Platon ce schéma « artisanal »qui lui sert aussi à penser la création du monde : un démiurge, ie un Dieu artisan, fabrique le monde en regardant un model idéal. Pour la politique, un philosophe-roi fabrique la cité, façonne les individus, en regardant un model idéal. Elle voit dans le totalitarisme cette ambition démiurgique : construire, façonner l’homme et le peuple de toute pièce, comme si on pouvait faire sur lui toutes les expériences possible, comme s’il était une pure matière, parfaitement malléable.
Or, selon elle, il faut partir d’ailleurs pour penser la politique. Il ne faut pas supposer des hommes bêtes et enchaînés dans l’obscurité d’une caverne (Platon) ou d’une « multitude aveugle » (Rousseau) il faut partir au contraire de ce que font les hommes quand ils sont ensemble, il faut partir d’une description de ce qu’est, selon elle, l’action politique.
Pour bien comprendre ça il faut, en revenant à des distinctions datant de la grèce antique, affirmer la séparation entre le travail, l’oeuvre et l’action. Le travail a pour objet la reproduction de la vie : on travail pour manger, se vêtir, bref construire les conditions mêmes de possibilité de la vie. C’est une affaire privée. L’oeuvre, on pourrait dire qu’elle est à mi-chemin entre le privé et le public. Il s’agit là aussi de produire, de fabriquer quelque chose, mais qui ne soit pas directement consommé, qui dure plus longtemps. Qu’il s’agisse des œuvres d’art ou de l’architecture, il y a dans l’oeuvre quelque chose qui a trait à la construction d’un monde qui dure au-delà de notre mort alors que le travail, lui, ne soutient que la vie et s’arrête avec elle.
La dernière catégorie d’Arendt pour penser la vie pratique, c’est l’action.
J’insiste sur ce point pour montrer qu’on sort, avec Arendt, d’une manière artisanale de penser la politique. C’est sur ça qu’elle critique la tradition qui la précède et tente de s’en démarquer : ne plus s’imaginer qu’on a une matière informe, le peuple, qu’il faut modeler avec des techniques de gouvernement ; mais plutôt prendre en compte que les humains, du simple fait d’être à plusieurs, agissent politiquement. Et cela leur sert à quoi ? À s’exprimer, à manifester leur singularité, leur être particulier aux yeux de tous.
Exemple :
Ce qui nous intéresse ici, c’est
1) que la politique n’est pas pensée à partir du gouvernement, comme une technique appliquée par des gens qui savent à d’autres qui subissent.
2) que, en allant plus loin pour décrire cette sphère de l’action politique, Arendt évoque le fait qu’elle est bornée par deux rapports possibles qui forment comme les gardes fous de l’actions. C’est la promesse et la pardon. L’idée, c’est que l’action, c’est l’expression d’une liberté irrréversible (on ne revient pas en arrière) mais aussi incontrolable (on initie quelque chose, par exemple une manifestation, mai son ne sait pas et on ne maitrise pas toutes les conséquences qu’elle peut avoir). Pour contrebalancer l’aspect irréversible, il y a le pardon, qui permet, en gros, de revenir sur le passé, de passer outre certaines choses du passé sans les annuler, mais en atténuant un peu l’aspect irréversible. Pour contrebalancer l’aspect incontrolable et immaitrisable de l’action, il y a la promesse : évidemment, les choses peuvent toujours être autre mais la promesse est comme un stabilisateur. Promesse et pardon sont donc deux vertus qui sont, pour Arendt, des espèces de digue de l’action.
On peut trouver ça plus ou moins pertinent selon les exemples qu’on prend. Mais en tous les cas, ce qui m’intéresse c’est que ces 2 vertus sont justement des choses qui ne s’attribuent pas vraiment à la politique. Les hommes politiques font des promesses mais on sait ce que ça vaut. Sinon, ces 2 vertus sont plutôt de l’ordre de l’éthique : elles donnent des règles à l’action humaine sans avoir un but précis, clair, etc. Donc : la politique est pensée à même le peuple, à même l’action humaine, on pourrait dire à même la caverne, dans ce qu’il se passe entre les gens en public, le tout avec des catégories qui renvoient à l’éthique et en particulier au genre de relation qu’on peut nouer avec des amis : promesse, pardon. C’est pas vraiment des choses qu’on fait avec d’autres gens.
Ce qui m’intéressait là-dedans, ce n’est pas tant un nouveau rapport à l’amitié qu’une façon nouvelle d’envisager la politique, à l’écart de l’artisanat. Dans la citation de tout à l’heure où Arendt dit qu’elle n’aime pas les peuples mais seulement ses amis, on entrevoit néanmoins une première conséquence de cette approche : puisqu’il ne s’agit plus de réfléchir à l’échelle d’entités politiques comme le peuple ou la masse, qui ont toujours fait horeur à Arendt, on peut déployer notre attention vers les choses qui comptent, et en particulier les amis.
Mais les exemples qu’on peut en tirer paraissent assez distants (les héros grecs), pas toujours pertinents (la manifestation où il ne s’agit que de se montrer). Et donc maintenant, j’aimerai basculer vers une autre approche, un peu inverse : avec moins de contenu philosophique mais une incarnation et des exemples plus vivants, plus pertinents.
B. L’exemple de Mai 68 et Blanchot : contre la politique, contre le tout, amitié du refus
Évidemment, tout ça a quelque chose d’arbitraire : il y a mille choses et expériences dont on aurait pu parler, mais voila, le hasard et la curiosité m’ont amené à m’intéresser un peu à Blanchot et à la manière dont il a, avec des amies, participé à mai 68. Maurice Blanchot, c’est un écrivain et philosophe français un peu bizarre, passé de l’extrême droite dans les années trente à l’extrême gauche pendant et après la guerre. Il a eu pas mal d’influence sur le monde intellectuel français des années 60-70. Aujourd’hui, je vais en parler un peu sous un angle très particulier : sa participation à mai 68.
Je connais seulement quelques bribes de cette histoire, que j’ai reconstitué surtout à partir de deux livres : La communauté inavouable de Blanchot lui-même et un très bon livre bien plus récent, Nous sommes tous la pègre de J.-F. Hamel, qui retace les « années 68 » de Blanchot, c’est-à-dire surtout la mnière dont Blanchot et ses amies se sont impliquées, au travers du comité d’action écrivains-étudiants, dans le mouvement de mai. Il me semble qu’ils participaient là à un mouvement plus large qui redefinissait les codes et la manière de concevoir la politique.
En mai 68, le mouvement qui démarre dans les rangs des étudiants ne vient pas d’un parti politique pré-existant, il n’est pas commandé, lancé, téléguidé par des forces organisées. Assez vite, une des formes qui prolifère est le comité d’action. Fin mai, il y a environ 500 comités d’actions pour la seule région parisienne. Qu’est-ce qu’un comité d’action ? Des gens qui se réunissent, entre 5 et 30 personnes mais souvent plutôt entre 10 et 20, pour agir ensemble au sein du mouvement. Certains se forment dans des facultés, dans des lycées, ou sur des aires géographiques, par quartiers, un peu partout ou encore sur des thèmes particuliers, comme par exemple le comité d’action écrivain-étudiants dans lequel on retrouve Blanchot : on les appelle le cercle d’amis de la rue Saint-Benoît est composé de Robert Antelme, M. Duras, D. Mascolo, M. Blanchot, L-R des forêts, Maurice Nadeau et Jean Schuster, qui se réunissent chez Duras. Ils sont plus ou moins dissidents du PC, luttent contre la 5e république depuis le début, pour l’insubordination dans la guerre d’Algérie, etc. Avec plein d’autres ils se retrouvent dans le Comité d’action étudiants-écrivains fondé le 20 mai 68, qui se scinde vite avec des fractions qui défendent un truc syndicaliste sur la condition des écrivains et la place de la littérature. Le Comité, lui, abandonne les visées esthétiques, littéraires et syndicalo-travaillistes pour afficher un pur soutient à la lutte afin d’accentuer le clivage entre un refus radical du pouvoir et « ceux qui ne l’on pas encore déserté ».
Au sein du comité, ils décident de faire passer au premier plan l’action, la participation aux manifestations et écrivent quelques tracts. Ils veulent court-cricuiter les grandes organisations : « nulle organisation ne saurait représenter seule l’exigence comuniste » ; refusent la défense syndicale d’une cause qui leur serait particulière comme par exemple la condition des écrivains aujourd’hui ; d’ailleurs, ils sont contre les intellectuels aussi : « Intellectuels, apprenez à ne plus l’être », taggué dans une salle qu’ils ont occupé.
En termes de formes ou de tradition historique, les comités d’actions sont un peu la résurgence des premières sections de la Commune, des soviets de St Pétersbourg, conseils ouvriers de Berlin et Budapest, qui sont, justement selon Hannah Arendt, « le trésor perdu des révolutions passées » selon Hannah Arendt. Et voila pourquoi le lien me semblait intéressant entre les deux : lorsque Hannah Arendt tente de redonner du sens à la politique, certains l’ont pris comme une refondation du libéralisme, alors qu’il existe aussi un sens plus « conseillistes » à tout ça, ie qui se réfère à une tradition politique qui fait de la forme du « conseil ouvrier » l’unité de base de la politique.
Avec les comités d’action, certains pensent avoir trouvé « l’instance politique qui annonce la fin de tout pouvoir politique » (Mascolo), avec Duras et Blanchot ils défendent le comité d’action comme « forme révolutionnaire inédite » étrangère à toutes « les organisations du pouvoir et en quête du pouvoir » (« Sur le comités d’actions », Mascolo). Ils revendiquent la suspension des assignations sociales « jamais les étudiants n’ont agi comme étudiants mais comme révélateurs d’une crise d’ensemble, comme porteurs d’un pouvoir de rupture mettant en cause le régime, l’État, la société ». (113, Blanchot in « Mai, révolution par l’idée »). Duras dit que rien ne les lie que le « refus sauvage », de ce système mais aussi des organisations. Ils insistent aussi beaucoup sur l’impersonalité, la « dépersonne » (Duras), le fait de ne pas insister sur les particularismes, ils pronent une éthique de la désidentification, en parlant de « ce laboratoire existentiel par lequel il [l’individu] se libère de ses particularismes et de ses propriétés pour devenir une singularité quelconque dans la collectivité insurgée » (lol).
De cette forme politique je veux tirer des idées sur 2 plans : la politique et l’amitié
On l’a déjà dit, ils se pensent ocntre les orgnaisations politiques déjà établies, mêmes lorsqu’elles sont contestataires. Sur les traces de marxistes hétérodoxes, Blanchot associe l’urss à l’accomplissement de la philosophie, sur le modèle platonicien : « le Parti est le philosophe » (in « La fin de la philosophie », Blanchot). Ici, on retrouve notre fil qui part de Platon et qui donne le pouvoir aux idées et, avec elles, aux philosophes. Sauf que là c’est dans la version communiste. Et on retouve donc aussi Arendt et la critique de la philosophie politique à l’ancienne.
Une des solutions, qui est celle de Blanchot et ses amies, c’est le refus massif de toutes les formes existantes pour donner une chance à la liberté : « rompre avec le stalinisme exige de faire droit, dans la pensée et dans l’action, dans la théorie et la pratique, à une négativité qui résiste à tout dépassement ». Cette négativité, c’est le fait de n’accepter aucune forme comme instance de pouvoir, même les formes d’organisation dans lesquelles on se retrouve. Il y a là un rapport nouveau à la politique et à l’engagement, dans lequel on se situe du côté de ce que les philosophes anciens dénigraient comme la plèbe ou la pègre.
« La pègre qui manifeste à travers Paris ou érige des barricades de fortune se dresse à la fois contre le pouvoir qui s’exerce sur elle et contre le pouvoir exercé en son nom, ne reconnaissant la légitimité d’aucune sujétion »
« À rebours d’une tradition philosophique qui conçoit l’acte révolutionnaire comme un geste de fondation, cette multitude acéphale affirme sa puissance d’agir sans opérer de conversion institutionnelle de sa révolte, sans instituer un nouvel ordre après la destitution de l’ordre ancien, sans imposer de restriction juridique à la liberté absolue, comme si elle abdiquait sa souveraineté juridique. »
Il faut se donner une autre idée de la révolution, Blanchot dans une lettre à Duras d’octobre 68 parle d’une exigence communiste de faire « la révolution de la révolution », qui ne passe pas par la prise de pouvoir ou la simple proposition d’une opinion alternative dans le champ de la démocratie. La référence omniprésente en 68 est Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, traduit par une certaine M. Wittig et qui dit : « Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maître ni les esclaves » (traduit par Wittig…). Tout l’enjeu, justement, c’est de sortir de « l’immémoriale dialectique des maîtres et des esclaves » (21). Ne pas vouloir être des maîtres. D. Guérin, ami de Blanhot et sa bande, anarchiste et historien de l’anarchie, dit qu’une manif étudiante passe devant le Palais-Bourbon sans s’en apercevoir : qu’il y a une indifférence face au pouvoir : « Le moulin à paroles parlementaire a été nié par l’arme mortelle de l’indifférence : une longue marche des étudiants à travers la capitale vint à passer, un jour, devant le Palais Bourbon, sans daigner même s’apercevoir de son existence ».
Ou encore, sous la plume de Blanchot :
« Contrairement aux « révolutions traditionnelles », il ne s’agissait pas de seulement prendre le pouvoir pour le remplacer par un autre, ni de prendre la Bastille, le Palais d’hiver, l’Elysée ou l’Assemblée nationale, objectifs sans importance, et pas même de renverser un ancien monde, mais de laisser se manifester, en dehors de tout intérêt utilitaire, une possibilité d’être-ensemble
qui rendait à tous le droit à l’égalité dans la fraternité par la liberté de parole qui soulevait chacun. »
Bref, c’est une idée assez simple mais je crois vraiment qu’elle est importante pour notre affaire : c’est à partir du moment où on se défait de l’ambition politique traditionnelle : le pouvoir, le gouvrenement, etc, qu’il y a du sens de se tourner vers ce qui se joue ici et maintenant, au sien des mouvements, au sein des amitiés qui se nouent à son occasion.
Qu’est-ce que tout ça nous dit sur l’amitié, maintenant ?
D’abord, au-delà des textes, les faits parlent un peu d’eux-mêmes : une bande d’amies s’engage dans mai 68, fonde un comité d’action, critique toute forme de politique qui part du haut, des organisations, affirme ne pas vouloir prnedre le pouvoir. Comme si, à la limite, la mmultiplication des groupes d’amis allait, par soi-même, faire s’effondrer la structure du pouvoir et du système économique parce qu’elle n’en respecte aucune loi. Mais comment va-t-elle le détruire ? Et est-ce simplement l’amitié qui joue ici ?
Dans une lettre de Blanchot à Duras, il écrit « ce que nous ferons sera nécessairement (et comme par obligation) infime, invisible, dérisoire peut-être ». Par opposition aux grandes ambitions, aux grands partis, etc, il y a là une valorisation de quelque chose d’infime, qui passe par d’autres biais, d’autres canaux plus « invisibles ». Il me semble que c’est par là qu’une certaine forme d’amitié trouve sa place, dans cette invisibilité, cet aspect dérisoire, prace que l’amitié est justement quelque chose d’invisible au premier regard, qui a été considéré comme dérisoire sur le plan politique par toute une tradition qu’on a exposé.
Blanchot parle assez peu de l’amitié directement, si ce n’est par le biais de l’amitié du refus : « le refus » : « Les hommes qui refusent et qui sont liés par la force du refus, savent qu’ils ne sont pas encore ensemble. Le temps de l’affirmation commune leur a précisément été enlevé. Ce qui leur reste, c’est l’irréductible refus, l’amitié de ce Non certain, inébranlable, rigoureux, qui les tient unis et solidaires ».
Ici, on entrevoit un lien aec la négativité permanente dont on parlait tout à l’heure : le fait de refuser toute forme de pouvoir, toute forme de dépassement, crée une forme de lien entre les personnes qui refusent. Donc on a une première évocation de l’amitié dans des termes assez étranges : ce qu’on aime, c’est quasiment ce refus, et les gens qui refusent, mais il n’y a pas vraiment un partage « positif », quelque chose de tangible sur quoi reposerait l’amitié. La communauté des amis qui se forme ainsi est tout à fait spéciale, elle n’est censée exclure personne, c’est comme une forme jamais vraiment fixée, jmais determinée par une identité précise. Blanchot et ses potes n’aimaient pas du tout le fait de mettre en avant l’identité sociale des individus en politique : ils refusaient le statut d’intellectuel, d’écrivains, ne signaient plus leurs textes et leurs tracts, fuyaient leurs assignations sociales. Ils recherchent tout ce qui peut les anonymiser, les rendre invisible et l’amitié qui se crée dans la lutte est l’une de ces forces.
À cela s’ajoute, un peu à côté de la question directement politique et en-deçà de la question de l’amitié, celle de la communauté : Blanchot développe l’idée qu’un être seul ne se suffit pas à lui-même. Pas seulement du point de vue des besoins mais aussi du point de vue du sens, et de la mort. Comme si on était par essence incomplets :
« Ma conduite avec mes amis est motivée : chaque être est, je crois, incapable, à lui seul, d’aller au bout de l’être » » …ou encore, chez Bataille : « si je veux que ma vie ait un sens pour moi, il faut qu’elle en ait pour autrui ». (Bataille).
Le rapport à la mort est aussi décisif dans cette affaire : l’autre, et en particulier l’ami, c’est la personne qui peut prendre la responsabilité de ma mort, c’est-à-dire en partie me décharger de l’angoisse, du fardeau qu’elle constitue pour moi. Pour celles et ceux qui étaient là l’an passé au cours sur la vie face à la mort, Blanchot reprend ici explicitement Heidegger et Lévinas : l’horizon de la mort et l’angoisse sont constitutifs de l’existence (Heidegger) et seule la relation à autrui et à des amis permet de nous en libérer. Ici, l’amitié acquiert alors un sens à un niveau existentiel qui est très important pour Blanchot.
Aussi, petite remarque en passant sur le rapport à la mort. Ça peut sembler bizarre comme ça mais en fait il est certain que toute communauté émane, entre autre, d’un rapport à la mort. Par exemple, le besoin d’État chez Hobbes se fonde en grande partie sur la peur de la mort des individus, qui optent à la fin pour la sécurité plutôt que l’angoisse perpétuelle. La communauté prend en charge la peur de la mort. Sauf qu’elle la remplace par un affect sécuritaire, elle la refoule en quelque sorte : elle dit, avec moi, vous ne mourrez pas, ou moins, ou plus tard, vous vivrez plus tranquilles. Mais cette communauté là ne parle plus de la mort, ne dis rien sur elle, ne la prend pas en charge, ne lui fait pas face. Inventer d’autres formes de communauté, c’est donc forcément inventer d’autres rapport à la mort. L’intuition, à travers ces propos, est de dire que l’amitié est aussi là pour ça : affronter la mort ensemble.
Limites de tout ça :
Reste que tout n’est pas aussi simple. En réalité, dans leur bande, ils théorisent quelque chose de plus bizarre que l’amitié politique. Ils parlent par exemple de « l’exigence révolutionnaire ilimitée » qui est une forme d’engagement total où on sent que la lutte les a happé complètement au point que l’on « devient étranger à soi, à tous, à l’amitié même...on s’oublie pour participer aux rêves et aux désirs d’une seule exigence, commune à tous, l’exigence révolutinonaire illimitée » (Mascolo). Cela pousse Mascolo à définir son groupe en disant : « non pas un groupe d’amis politiques ou de camarades, non pas une cellule enracinée dans une catégorie de travail ou en un lieu, non pas une organisation, mais un microcosme du peuple ». Et là revient la référence au peuple. Mais pas au peuple au sens où on le représente, le modèle, le dirige, mais le peuple qu’on est, dont on fais partie. Et cela, potentiellement avec tout le monde.
Dans La communauté inavouable, Blanchot écrit :
« Qu’en est-il alors de l’amitié ? Amitié : amitié pour l’inconnu sans amis. »- p.52, « Mai 68 a montré que, sans projet, sans conjuration, pouvait, dans la soudaineté d’une rencontre heureuse, comme une fête qui bouleversait les formes sociales admises ou espérées, s’affirmer (s’affirmer par-delà les formes usuelles de l’affirmation) la communication explosive, l’ouverture qui permettait à chacun, sans distinction de classe, d’âge, de sexe ou de culture, de frayer avec le premier venu, comme avec un être déjà aimé, précisément parce qu’il était le familier-inconnu. »
Ici, on peut noter que l’on retombe sur une idée au fond tès rousseauiste : le peuple en acte existe dans la mobilisation totale qu’est la fête chez Rousseau, ici c’est la lutte mais on retrouve un peu le même genre d’opération où la communion permet de faire émerger un corps collectif.
L’amitié dont il est question ici, c’est donc une amitié très ouverte « pour l’inconnu sans amis », où l’on se jette à corps perdu dans le mouvement, la lutte, avec une epsèce d’amitié pour tous les gens que l’on cotoie et avec qui l’on agit.
Blanchot écrit encore :
« Difficulté d’être des comités d’action sans action, ou des cercles d’amis qui désavouaient leur amitié antérieure pour en appeler à l’amitié (la camaraderie sans préalable) que véhculait l’exigence
d’être là, non comme personne ou sujet, mais comme les manifestants du mouvement fraternellement anonyme et impersonnel. »
Ici c’est encore plus clair : ils désavouent presque leurs amitiés antérieures au nom d’une amitié plus grande, d’une « exigence » dont on ne sait pas bien ce qu’elle recouvre : c’est l’ « exigence révolutionnaire », l’ « exigence d’être là ». Le mouvement est inconnu, impersonnel, anonyme. Bref, comme si les amitiés au sens normal, ie les gens avec qui on a des liens forts, s’éclipsaient derrière une amitié plus grande mais moins définissable, plus floue, celle de la « cause ». Or, il me semble que cette idée est en fait assez limitée : ça fontionne bien dans des moments d’enthousiasme et de luttes très fort mais il me semble qu’on ne peut pas s’oublier et oublier ses liens antérieurs comme ça. D’ailleurs, après 68 vont fleurir de nombreuses critiques du rapport militant et sacrificiel à la politique qui privilégie les relations de lutte à leurs désirs et leurs relations antérieurs. En quelque sorte, on a remplacé ici la scission rousseauiste entre l’homme et le citoyen par celle entre la lutte et la vie, l’amitié politique et l’amitié existentielle. À l’inverse, je pense justement que l’idée d’amitié politique est une tentative pour faire exister encore autre chose où l’on ne se renie pas, où n’existe pas la scission entre la lutte et la vie, les amis de la lutte et ceux de la vie.
Avant de faire un pas de plus, je précise quand même 2 choses.
D’une part, même si, dans cet exemple, on conserve un rapport étrange à la politique, il faut reconnaître que ça fait exploser les modèles pré-éxistants, d’ailleurs ils se font critiquer par tous les partis institués. Au point qu’on peut commencer à se demander, à ce stade, si l’on peut toujours parler de politique. En effet, Blanchot écrit aussi des trucs contre l’organisation et la coordination des comités d’action (grosse question en 68). Ça pose le problème de la possibilité d’une politique (au sens organisationel) de la forme des « comités d’action ». Un peu comme avec Arendt, on peut se demander ce qui reste de la politique lorsqu’on se retrouve à très petite échelle, par affinités et que l’on ne cherche même plus à essayer de coordoner tout ça.
D’autre part, rien à voir mais ce renouvellement des formes de la politique autour de 68 ne vient pas juste de Blanchot et compagnie : les luttes féministes, homosexuelles, la multiplication des communautés rurales, tout cela participe, dans le fond, à l’invention d’un autre rapport au pouvoir et à la lutte dont j’ai peu parlé parce que je voulais me concentrer sur un exemple dont on a encore peu parlé par ici. Pour donner un rapide exemple d’une autre approche, dans les années 70, qui en arrive un peu à des conclusions similaires on pourra se référer à Jo Freeman, une féministe américaine, dans une brochure de 1970 intitulée « La tyrannie de l’absence de structure ». Elle critique le mouvement des femmes aux États-Unis pour son informalité, le fait que l’organisation se fasse en petits groupes non structurés et décentralisés empêchant, selon elle, à beaucoup de femmes de s’y rapporter et de gagner en efficacité et en visibilité politiquement et médiatiquement. Mais cette critique se dépasse vite si on ne situe pas les ambitions des groupes d’amies dans le fait de recruter ou de gagner en audience. Et le texte de Jo freeman a été sévérement critiqué dans la foulée par Cathy Levine, dans une brochure intitulée « La tyrannie de la tyrannie », où elle explique qu’il n’y a pas besoin de se structurer davantage, et voici ce qu’elle écrit :
« Plutôt que d’appeler à remplacer les petits groupes par des groupes structurés plus grands, nous devrions nous encourager les uns et les unes à rester dans nos petits groupes non structurés qui reconnaissent et prônent la valeur de l’individualité. L’amitié, bien plus que toutes thérapies, soulage immédiatement les sentiments d’insatisfaction personnelle, et la révolution devrait être construite sur le modèle de l’amitié. »
Juste pour dire : ce texte de critique est assez génial par endroits, et elle développe notamment l’idée qu’il faut partir des liens, de la façon dont on mène sa vie par ailleurs pour faire de la politique : « Malgré nos efforts pour nous dissocier et renier la Gauche masculine, nous avons néanmoins notre propre énergie. Les hommes tendent à s’organiser de la même manière qu’ils baisent – une pulsion brusque et « hop, emballé c’est pesé ». Les femmes devraient construire le mouvement de la même manière qu’elles font l’amour – par étape, s’impliquant durablement, avec une endurance sans limite – et bien sûr, de multiples orgasmes. »
Je vais pas gloser mille ans là-dessus mais on retrouve la même idée que celle qui structure ce cours : si on redéfinit complètement la politique, par exemple ici par le prisme du genre, alors l’amitié revient avec une place centrale.
C. L’appel et nous : la politique et l’éthique, sécession et construction
Enfin, le dernier pas de ce cours, je veux le faire avec le livre dont j’ai parlé au début L’appel, écrit en 2003 et dans lequel on trouve la formule dont on était partis : « Il n’y a d’amitié, pour nous, que politique ». On va essayer d’en dire un peu plus là-dessus avant de conclure.
L’appel fonde cet énoncé, comme pour la bande à Blanchot, sur un refus total du jeu politique classique, ce qu’ils appellent une sécession. Non seulement il est acquis qu’ils ne désirent pas prendre le pouvoir d’État, mais il y a également une critique profonde de la politique comme rapport spécifiquement humain, entre humains. Et en cela, ils critiquent aussi Hannah Arendt pour qui il n’y a de la politique quand des humains sont mis ensemble :
« La politique, pour eux, est ce qui se joue, se dit, se fait, se décide entre les hommes. L’assemblée, qui les rassemble tous, qui rassemble tous les humains abstraction faite de leurs mondes respectifs, forme la circonstance politique idéale »
« C’est ainsi que la définition classique de la politique répand le désert : en abstrayant les humains de leur monde, en les détachant du réseau de choses, d’habitudes, de paroles, de fétiches, d’affects, de lieux, de solidarités qui font leur monde. Leur monde sensible. Et qui leur donne leur consistance propre »
Par opposition à ça :
« La politique, en vérité, est plutôt le jeu entre les différents mondes, l’alliance entre ceux qui sont compatibles et l’affrontement entre les irréconciliables » (8).
Or, dans cette notion de « monde », il y a beaucoup plus que nos rapports juridiques et politiques entre humains : il y a l’ensemble de nos rapports au monde, aux autres, aux choses, aux animaux, qui débordent complètement la partie rationelle de notre âme qui gouvernait chez Platon et qui exerçait la volonté chez Rousseau. D’où la notion de sensiblité : un monde est formé par un ensemble d’attaches sensibles, qu’on tente de mettre de côté au moment où l’on s’avance dans l’arène politique.
Juste avant le passage sur l’amitié politique, il est écrit, en parlant de la sécession, du refus : « « sécession » indique moins le refus pratique de communiquer qu’une disposition à des formes de communications si intenses qu’elles arrachent à l’ennemi, là où elles s’établissent, la plus grande partie de ses forces ».
Une hypothèse possible est de dire que les formes de communication intenses, ce sont justement des formes d’attachements et d’amitiés si fortes qu’elles empêchent à « l’ennemi » de pouvoir gouverner comme d’habitude. Donc c’est une espèce de soustraction, de refus, mais qui fonctionne comme un excès, une densité de lien :
« À tout prendre, nous préférons partir de noyaux denses et réduits que d’un réseau vaste et lâche. » (21)
Donc l’enjeu est bien de partir de la vie, et en particulier de nos liens, aussi divers soient-ils, pour s’attaquer au monde que l’on refuse. Un élément qui manque au tableau, c’est peut-être ce que l’on refuse, ce à quoi on s’oppose précisément. L’appel attaque à la fois le mode de production capitaliste et la politique classique qui va avec (celle dont on a parlé en première partie) mais aussi un certain mode de vie, un régime existentiel qu’il appelle le « libéralisme existentiel », dont on avait déjà parlé lors du cours sur l’amitié et l’amour et qui désigne en gros le fait que chacun est amené à faire sa vie, à la gérer en bon auto-entrepreneur, comme une suite de choix rationnels qui maximisent son intérêt et sa valeur sociale. C’est pour s’opposer à ça qu’il s’agit, au contraire, de partir des liens et des attaches qui font de nous autre chose que des individus seuls et des pures intelligences calculatrices. Autrement dit, il s’agit encore de sortir du schéma forme/matière selon lequel un État, un gouvernement ou un individu donnerait forme de manière souveraine, à une matière neutre, informe au départ.
Avec tout ces éléments, on commence à entrevoir un peu mieux le sens de l’amitié politique. Si la politique désigne la formation des mondes par l’ensemble des attaches qui nous constituent, alors on peut dire que toute amitié, toute relation qui nous lie à autre chose que nous-mêmes contient d’emblée une espèce de charge contre le libéralisme existentiel, contre l’idée que l’on peut faire sa vie seul en usant des autres simplement comme des faire valoir de notre propre valorisation.
Là encore, on peut se demander quel rapport à la politique subsiste. On peut bien « partir » de ce réseau dense mais où va-t-on ? De fait, il y a une tentative de formalisation minimale de ces liens à partir de la notion de… « Parti » : « qui nous rende accessibles tout en nous permettant de demeurer invisibles. Il appartient à l’exigence communiste de nous expliquer à nous-mêmes, de formuler les principes de notre partage. Afin que le dernier arrivé soit, en cela au moins, l’égal du plus ancien ».
Mais : « le Parti n’est ni l’organisation – où tout est inconsistant à force de transparence – et le Parti n’est pas la famille – où tout fleure l’arnaque à force d’opacité ». « À y regarder de plus près, le Parti pourrait n’être que cela : la constitution en force d’une sensibilité ». (64)
Donc il y a quand même une forme qui emprunte au vocabulaire de la politique classique, le Parti, mais il n’est pas une forme d’organisation administrative ou bureaucratique, c’est plutôt un point d’énonciation, qui énonce quelques principes, quelques décisions, quelques idées, en assumant qu’on ne peut le rejoindre simplement sous la forme du recrutement. C’est plutôt un parti pris dans l’époque qu’un parti politique à proprement parler.
Pour résumer, dire qu’il n’y a d’amitié que politique ne signifie pas qu’on doit opposer les amitiés politiques à celles qui ne le sont pas mais plutôt que dans tout lien, dans toute attache, se trouve un élément qui participe à l’élaboration d’un monde plutôt qu’un autre. Et cela n’est dit politique que moyennant une transformation du sens du mot politique : il ne s’agit pas d’exercer le pouvoir, de gouverner la population mais plutôt du jeu entre les différents mondes, entre la guerre ouverte et l’alliance.
Pour être un tout petit plus concret, je vais citer un exmple d’expérience politique qui s’est clairmenet fondé sur de tels hypothèses et qui vient de se terminer il y a quelques semanes après 8 années d’existence. Il s’agit de la aison de la grève, à Rennes, dont certaines personnes ici faisaient parti, au passé puisque c’est terminé. La maison de la grève est une maison, dans le centre de Rennes, qui a commencée à être louée juste après le mouvement des retraites en 2010. Depuis, le lieu était ouvert plusieurs fois dans la semaine : on pouvait manger, boire, assister à des discussions, des concerts et il tentait tant bien que mal de participer à l’agitation politique dans la ville. Je n’en dis pas plus, les gens qui sont curieux pourront poser des questions à celles et ceux qui en savent plus. On trouve sur internet un document précieux à propos de ça, à savoir le texte qui annonce la fin de cette expérience. On y lit : « Au cours de ces années, nous avons eu un seul objectif stratégique : faire de la question « comment vivre ? » le cœur de l’exigence politique. ». Plus loin et de façon assez claire :
« 1. La mutation la plus importante opérée par le capitalisme ces quarante dernières années réside dans la valorisation de parcelles toujours plus grandes et intimes de nos existences. Il suffit de penser à l’algorithme de Facebook pour saisir l’impact de ce processus.
2. Contrairement à ce qu’ont déclaré la plupart des révolutionnaires du XXe siècle, nous ne devons pas mettre au centre de nos préoccupations le contrôle de la production par les travailleurs, mais l’invention de nouvelles façons de vivre nous libérant de l’emprise de l’économie. Cela implique qu’à l’adage communiste « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », nous ajoutons cet amendement : reconnaissons que la grande majorité de nos besoins sont ceux fabriqués par le monde capitaliste et créons-en d’autres qui nous permettent de mieux vivre ensemble. »
Ensuite, pour évoquer les raisons qui les poussent à mettre un terme à l’aventure, ils évoquent :
« le refus de faire grossir notre collectif. Nous n’avons jamais cherché à « recruter » ou à nous agrandir, car nous avons mis au centre la dimension de l’amitié. C’est grâce à un groupe soudé partageant des affinités politiques fortes que la Maison de la Grève a tenu pendant huit ans. Parmi les personnes qui se sentent engagées dans la Maison de la Grève, beaucoup sont là depuis le début, et peu ont quitté l’aventure depuis la stabilisation du groupe courant 2012. Les personnes nouvelles se sont jointes à la suite de rencontres, et non suite à une recherche active de nouveaux adhérents. Cette manière de se lier nous a permis de tenir et de durer ; c’est le socle de confiance sur lequel nous pouvons exprimer de façon très franche nos désaccords ; c’est enfin ce qui nous permet aujourd’hui de clore ensemble cette aventure. »
On retrouve l’idée que des noyaux denses sont préférables à des réseaux vastes et laches. Mais avec un paradoxe à démêler. On constate d’une part que de « mettre au centre la dimension de l’amitié » n’implique pas nécessairement de se passer de toute forme. Au contraire, la confiance qui se dégage de cette amitié permet justement de produire un cadre où la discussion et l’action deviennent possible mais aussi de mettre fin à une forme si celle-ci ne convient plus. Tout à l’inverse des institutions qui, très vite, se mettent à prendre leur propre reproduction pour unique objectif (l’État doit à tout prix être maintenu, d’ailleurs un concept existe pour ça : la raison d’État, qui dit qu’on peut faire à peu près n’importe quoi s’il est question de sauver l’État). Donc, partir des amitiés ne signfie pas exactement parir de l’informalité, du flou, des liens dans ce qu’ils ont de confus : il s’agit au contraire de partir de relations qui permettent d’aller au bout des désaccords et qui donnent suffisament de force pour agir dans le monde lorsqu’on le désire.
Et à la fois, tout en disant que cette forme a permi de durer, ils cloturent l’expériene après 8 années, ce qui n’est pas tant que ça non plus. On pourrait donc tout autant dire : la fin de la maison de la grève prouve qu’il est impossible de faire de la politique durablement en mettant l’amitié au centre. C’est de ça dont j’aimerai discuter pour finir : parler d’amitié politique, est-ce vraiment tenable ?
Bilan :
Limites et critiques
Ensuite, malgré la possibilité, au sein des relations d’amitié, de trouver des formes dans lesquelles elles s’épanouissent, comme l’exemple de la Maison de la Grève, un des problèmes de ce mode d’organisation reste malgré tout l’informalité. Dans le débat entre Jo Freeman et Cathy Levine que j’évoquais tout à l’heure, on peut voir néanmoins que l’informalité n’est pas juste un effet secondaire négatif de l’amitié. Ce n’est pas le « défaut » d’un tel mode d’organisation. Au contraire, il y a une vraie question, un vrai choix à faire qui n’est pas juste une question technique : comment et pourquoi on veut s’engager politiquement ? Il est certain que si l’on veut avoir le plus d’audience possible, il faut se structurer ; pour recruter aussi. Mais si l’on conçoit la politique à l’échelle, bien plus longue, de la vie entière, comme la construction d’autres manières de vivre qui essayent toujours de maintenir une puissance de refus, peut-être que l’amitié, et l’informalité qui va en partie avec, ne sont pas des mauvaises choses. Donc cette critique peut être écartée assez vite.
On peut commencer par émettre quelques critiques à l’égard de l’ « amitié politique » à laquelle on arrive en fin de parcours. D’abord, il semblerait qu’on ne soit jamais très loin de la première interprétation qu’on avait écarté en introduction : assez vite, au lieu de parler de la dimension politique présente en toute amitié, on en vient à hypostasier l’amitié politique, comme si c’était en soi une forme d’organisation, ce qui n’est pas le cas il me semble. Sauf que l’énoncé prête quand même à confusion et produit aussi, dans la réalité, des effets assez forts : distanciation avec d’anciens amis sous pretexte qu’ils ne sont pas « dans la lutte », recouvrement des relations par des motifs idéologiques qui autorise toutes sortes de bassesses. Bref, la confusion assumée de l’amitié et de la politique n’évite pas magiquement tous les problèmes que l’on rencontre dans la politique au sens classique : les rapports de pouvoirs internes, les coups bas, etc. Autrement dit, il n’y a pas une sphère pure de l’éthique ou de relations qui s’oppose à une autre, viciée, de la représentation politique qui ne fait que gouverner des populations par le haut.
Cette critique est réelle mais c’est possible de l’éviter.
Ça va avec le problème de l’informalité mais pas seulement. On a pu reprocher à mai 68 d’être aussi la révolte libérale par excellence, ou chacun doit exprimer sa singularité et libérer son désir sans entraves, motifs qui auraient été ensuite partie prenante du néolibéralisme, en témoigne, entre mille autres phénomènes, les personalités de 68 qui se sont alignés ensuite dans les rangs de la politique classique. En bref, le fait de mettre au premier plan d’autres manières de vivre et de vouloir révolutionner la vie quotidienne implique de ne pas toucher aux structures, aux conditions matérielles de la vie dans ce qu’elles ont de systématique. C’est très bien de changer de mode de vie et de se doter d’instruments concrets pour le faire, de maisons, d’outils, de théories ; mais cela ne règle pas le fait que, à des échelles systémiques, rien ne change et le monde que l’on refuse parvient tout à fait à accepter nos modes de vie dissidents. Donc, en quelque sorte, l’échelle de l’amitié, trop petite et localisée, empêcherait de changer les choses à grande échelle du point de vue concret.
Sur ce point, il faut rester prudent parce qu’on ne dispose pas d’exemple vraiment probants qui montrent que des grandes structures et organisations politiques parviennent à changer véritablement les choses. Il y a bien eu l’URSS, qui n’est pas négligeable, mais qui a tôt fait de produire une abberation en bonne partie à cause de son échelle.
Un autre problème, plus redoutable, est peut-être celui de l’altérité, des ennemis pour le dire bêtement. Mais si on met l’amitié au centre, alors que reste-t-il des autres gens, que se passe-t-il avec eux ? On l’a dit, raisonner à partir de l’amitié, c’est outrepasser tout raisonnement totalisant, qui essaye de penser un système pour tout le monde, qui essaye à tout prix de fabriquer du lien social là où il n’y en a pas, là où des gens sont indifférents ou ennemis. Dire qu’il y a une dimension politique à l’amitié, c’est dire au contraire qu’on peut vivre en partant simplement des liens qui sont là, sans essayer d’adopter un point de vue totalisant. Mais alors qu’advient-il des autres ?
On en a pas parlé jusqu’ici mais peut-être que, là encore, il n’y a pas besoin d’inventer des règles ou des systèmes abstraits. De la même façon que les liens d’amitié existent, qu’il ne faut pas les construire, de la même façon il en existe bien d’autres, et notamment des ennemis. Le tout est alors de trouver les bons rapports avec eux : entre le chacun chez soi avec ses amis et la guerre civile permanente, tous deux impraticables, il faut trouver des façon de se lier et de s’opposer au-delà des cercles amicaux. Peut-être que la nouvelle politique se joue aussi là-dedans.
Conclusion :
Mais alors, pour finir parler d’amitié politique, est-ce tenable ? Il nous semble que, si l’amitié est conçue simplement comme le socle d’organisation à partir duquel on se lance dans la politique au sens classique, alors on se condamne à une certaine forme d’impuissance et à on prend le risque de recouvrir l’amitié par la politique trop rapidemment. Par contre, moyennant un changement radical de l’idée qu’on se fait de la politique, alors il est peut-être envisageable de partir de l’amitité et, plus largement, de ce à quoi l’on tient, pour agir dans le monde. Mais se pose alors la question de ce qui demeure politique là-dedans : peut-on s’en tenir à un simple changement de sens ou faut-il abandonner le mot « politique » tout simplement, et dire que l’on fait autre chose. On construit des monde, on déploie nos relations, on construit des écoles, mais on ne fait pas, en cela, de la politique. Qu’est-ce qui fait que, malgré tout, on tient toujours à ce mot et à dire que ce que l’on fait est politique ? Est-ce parce qu’on intègre toujours une certaine dose de refus du monde tel qu’il va ? Est-ce par abus de langage un peu fétichiste ? C’est l’une des questions que je laisse en suspend pour poursuivre la discussion en petits groupes.
Enfin, pour reprendre rapidement l’ensemble des cours de l’année, voici ce qu’on pourrait dire :
Il y a un rapport à la vérité, la vérité de soi-même et des formes que l’on produit (Platon, Lacan) : pas besoin de sage pour dire la vérité, pas besoin de psychanalyste pour voir au fond de soi pusqu’on peut toujours faire ça entre amis.
Il y a un rapport à la vertu, au temps long, aux habitudes : pas besoin de l’école pour nous rendre bon, pas besoin d’institution pour nous corriger et nous discipliner.
Il y a un rapport à la transcendance, ou presque, avec Nietzsche : il y a de l’extériorité, il y a l’autre que je ne ramène pas à moi-même, qui me hante comme le rayonnement d’une étoile. Pas besoin de dieu ? En tous les cas il y a là une forme de spiritualité amicale.
Il y a aussi l’amour, parfois juste charnel, parfois passionnel, qui est comme une pulsion à se connaître et à exister à des seuils d’intensité différents. Pas besoin du porno.
Il y a aussi le conflit, la discorde, qui nous assure que jamais tout le monde sera ami, mais que l’amitié repose aussi là-dessus, qui nous assure aussi que la différence revient toujours se loger là où l’identité commence à figer les choses. Pas besoin de police, pas besoin d’identités.
→ Une des choses qu’on peut tirer de ce parcours approximatif, c’est que, dans l’amitié, il y a tout, ou presque. Évidemment, je force le trait. Mais l’idée générale, c’est de montrer que tout est là. À y bien regarder, en nous et autour de nous, il n’y a pas le vide et le nihilisme portés en triomphe par notre époque, il y a l’épaisseur des liens qui, si on y fait attention, ouvrent déjà un monde digne de ce nom, qui ne se referme pas sur lui-même, ne ramène pas tout au même.
[1] Pratiquement, les communistes sont donc la section la plus résolue, la plus avancée de chaque pays, la section qui anime toutes les autres ; théoriquement ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence nette des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien.
Le but immédiat des communistes est le même que celui de toutes les fractions du Prolétariat : organisation des prolétaires en parti de classe, destruction de la suprématie bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le Prolétariat.
Les propositions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées
et des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression, en termes généraux, des conditions réelles d’une lutte de classe existante, d’un mouvement historique évoluant sous nos yeux.
[2] Pour Rosa Luxemburg, le processus de prise de conscience des masses ouvrières découle moins de la propagande des brochures et tracts du parti que de l’expérience de la lutte révolutionnaire (« Ecole politique vivante, de la lutte et dans la lutte »)
Tout peut servir d’exemple. Donc il n’y a pas d’exemple en soi.
A première vue, l’exemple de quelque chose est là pour consolider l’existence d’autre chose, pour faire advenir son être, pour l’imposer. On dirait que l’exemple est de l’ordre de l’impur, de l’imparfait, dévoilant partiellement et imparfaitement une réalité qui lui est supérieure. L’exemple a une fonction de monstration, il fait signe vers autre chose qui est extérieure à lui-même.
Quand la philosophie apparaît au Ve siècle av. J.-C., elle ne naît pas comme science, mais comme mode de vie. Philosopher, c’est vivre un certain genre de vie et, si l’on en croit ceux qui le vivent, le meilleur parmi tous. La vie bonne, c’est la vie contemplative. Une telle affirmation s’appuie une réflexion plus large sur les formes de vie – qui ne se réduit ni à la biologie, ni à la sociologie, ni à l’anthropologie, mais qui se situe en
deçà du partage entre l’étude générale du vivant et celle de ses formes singulières. La philosophie n’est donc qu’une forme de vie parmi les autres, mais cette forme prétend être la plus haute. Il faut donc chercher à comprendre ce qui lie l’étude des formes de vie à un plaidoyer pour la vie philosophique. Si le mot grec theoria ne signifie pas simplement « théorie », c’est-à-dire un savoir coupé de l’expérience, mais « contemplation », c’est-à-dire un certain rapport vivant à ce qui est, alors il faut examiner en quoi ce rapport peut prétendre être plus vrai que les autres.
Pour cette séance, on commencera par suivre le raisonnement de Nietzsche dans sa dimension destructrice. Ce dernier s’attaque en effet à tous les discours prétendument absolus – par exemple ceux de la philosophie ou de la religion – pour les ramener au type de vie qui l’énonce, en se demandant à chaque fois qui parle. Nietzsche est ainsi un des premiers auteurs à détruire la croyance en l’existence de vérités indépendantes de leur situation d’énonciation, et des rapports de pouvoir particuliers qui les caractérisent. Cette forme de nihilisme fait aujourd’hui partie de notre condition contemporaine : pourquoi choisir un mode de vie plutôt qu’un autre si toute croyance peut être réduite à une stratégie vitale ?
On verra ensuite comment Nietzsche tente de sortir de ce nihilisme. Pour cela, il lui faut reconstruire une distinction entre différentes existences plus ou moins authentiques, à l’intérieur d’un cadre où toute transcendance a été détruite. On examinera sa proposition, qui en passe entre autre par une opposition entre force et faiblesse, et on en questionnera les limites.