Pedro Costa va filmer Vanda dans sa chambre, à Fontainhas, un quartier de Lisbonne en pleine destruction par des bulldozers.
Il dit : « Les plans de cinéma sont un peu comme des pierres : il y a l’ambition qu’à la fin, le film soit comme une maison, entière, habitée, d’où l’on peut sortir et entrer. »
Durant cette période de confinement, nous avons voulu tenter un atelier cinéma à distance. Le confinement posait la question, dans les formes classiques du cinéma du huis-clos. Mais nous avons préféré, plutôt qu’analyser des huis clos rigoureux, nous poser la question de l’intérieur, du confinement, qu’il soit choisi ou non, et filmer l’extérieur ne veut pas dire l’ouverture.
Ce troisième épisode sera sur le quartier.
Des écrits, vidéos sur son cinéma et ce film en particulier
Documents autour de Costa
http://derives.tv/documents-autour-de-pedro-costa/
Sur le travail de Costa
http://derives.tv/autour-du-cinema-de-pedro-costa/
Pedro Costa (Entretien avec Francisco Ferreira, Images documentaires n°44, 2002)
Une nuit, vers la fin du tournage de Ossos, j’étais assis dans un coin, épuisé, et Vanda est venu me dire : « Le cinéma ne peut pas être que cela. Ça doit pouvoir être moins éprouvant, plus naturel. Et si tu me filmais, tout simplement. On continue ? » Ce fut comme un rêve. Ce fut la petite fiction que je me suis inventé pour faire ce « film-documentaire ». Je suis alors allé dans la chambre de Vanda, pour être avec elle et attendre les bulldozers qui devaient venir raser le quartier de Fontaínhas. Chacun a son lieu dans le monde. Là, c’est la sœur de Vanda, Zita. Et leur mère. Et celui qui passe là, c’est Pango, un garçon sans toit. Et ainsi de suite. Ce que je veux dire c’est que, dans cette société épouvantable, il est bon d’avoir un lieu, un centre, sinon on vient nous voler jusque dans notre propre monde intérieur. J’ai pu commencer à filmer parce que j’avais trouvé un lieu, ce centre qui me permettait de regarder autour, presque à 360 degrés, et de voir les autres, les voisins, les amis. Et j’ai commencé à voir comment le quartier entrait et sortait de la chambre de Vanda. Et moi-même je pouvais en sortir pour aller avec Pango, le Rouquin, Paulo... J’ai commencé à voir qu’il était possible de filmer deux ou trois choses : les mensonges propagés sur ce lieu, la répression, l’exploitation, la pure tentative de génocide, le châtiment imposé par la drogue – qui n’est pas une maladie comme certains voudraient le faire croire. Et voir comment les personnes résistent à la violence et s’arment émotionnellement. Il y a des films qui sont des beuveries et d’autres qui sont des gueules de bois. On parle peu dans Ossos parce que je devais écrire les dialogues de tous les personnages et je n’ai jamais su écrire des dialogues. Je n’ai jamais grand-chose à dire. Dans ce film, personne n’a été obligé d’écrire quoi que ce soit, il n’y a pas de « scénario cinématographique », Dieu merci ! De toutes façons, je serais incapable d’inventer des choses aussi fortes, aussi justes, aussi belles que celles que Vanda, Pango et tous les autres disent. Je ne peux que les remercier et organiser tout pour que cela soit encore plus fort. Et puis personne ne sait ce qui va se passer quand on fait tourner la caméra. Jamais personne ne l’a su et c’est cela la grandeur du cinéma.
TEXTES CRITIQUES SUR LA CHAMBRE DE VANDA
Jean-Louis Comolli (Images documentaires n°44, 2002)
Vanda est au centre de sa chambre, elle y est longtemps, comme elle est au centre du film, et pour longtemps. Elle est filmée presque tout le temps en plans fixes, assez larges, par une caméra qui ne s’approche jamais trop, ne détaille pas, ne morcelle pas, ne découpe pas - ne fait donc rien pour « dramatiser », ni même pour « signifier » ou « raconter ». Il n’y a rien à dire, rien à raconter, rien à montrer. Ce qui se passe dans cette chambre, dans cette chambre mortuaire, ne relève pas de l’ordre du regard, manifeste au contraire toute l’impuissance du regard, la défaite du visible devant le temps qui passe et la mort qui œuvre. Nul regard ne peut arrêter le temps ni la mort. Je serai spectateur moins de ce qui se voit – Vanda se détruisant à petit feu, ces flammèches qu’elle passe et repasse sous le papier d’argent qui réchauffe la poudre –, que je le serai, spectateur sans spectacle, de ce qui a lieu et se donne sans se « donner à voir », sans forcément devoir ou pouvoir être vu : le geste extrêmement ralenti que la mort fait pour tendre la main à cette jeune femme allongée dans un lit défait.
Emmanuel Burdeau, "Seul le cinéma. pedro Costa tourne Dans la chambre de Vanda”, in Les Cahiers du Cinéma n° 536
Vanda a entre 25 et 30 ans. Un pansement lui mange presque toute une joue. Depuis Ossos, elle a maigri. Sa chambre est de taille moyenne, remplie à moitié par un grand lit. La marge de manœuvre de Costa est mince : soit il s’assied sur le lit, soit il se glisse entre lui et le mur du fond, soit il se met de l’autre côté, là où nous sommes assis. Pour la lumière, il dispose de quelques lam- pes, dont celle de chevet, ainsi que d’un miroir qu’il change de place selon les plans. De Vanda, Costa dira lui- même qu’après tant de temps passé auprès d’elle, il ignore si elle prête attention ou pas à la caméra. Mais bien sûr c’est cela l’important, l’irrem- plaçable. Il l’a filmée se piquant (et il redoute pour cela à affronter la censure), endormie, secouée par les cauchemars, préparant de la drogue pour d’autres (Vanda est dealeuse à domicile), discutant avec sa sœur, sa nièce, sa famille, ses amis d’enfance qui parfois lui rendent visite. Depuis près d’un an, il n’a cessé de revenir dans cette chambre. Qu’est-il venu y chercher ? Ce que le cinéma n’offre presque jamais : une situation abso- lument fermée et absolument ouverte. Il s’agit d’un lieu unique, sans charme particulier, voué à une seule activité : la drogue. L’air extérieur n’y pénètre pas, dans ce hors-monde ne flottent que les vapeurs d’ammoniaque. C’est un lieu sans histoire possi- ble, à l’horizon duquel ne tremble nul avenir. Mais ce lieu et son habitante ne demandent rien au cinéma, et s’of- frent entièrement à lui, avec une manière de désespoir sans phrase et d’insensibilité généreuse où l’on comprend que le cinéaste ait trouvé une inépuisable matière. [...] Costa apprécie de tourner seul. Il a pris goût à cette habitude de se lever cha- que matin à la même heure pour se rendre au même endroit et y occuper sa fonction d’homme-qui-filme (quelques uns au Quartier ne l’appellent pas autrement). C’est un rêve, celui du cinéaste-fonctionnaire, qu’avait caressé Lumière, auquel fait souvent référence Godard quand il parle de la grande époque des studios hollywoodiens, et que reprend main- tenant Costa. Le numérique n’introduit pas mais rend plus légère cette possibilité d’un cinéma exercé de manière quotidienne, comme un travail poursuivi jour après jour, à flot continu. Il est désormais possible de filmer seul, et aussi longtemps qu’on le souhaite, sans devoir pour autant se ruiner ou renoncer à la qualité et au rendu de l’image du cinéma tra- ditionnel. [...] Costa raconte comment il lui est apparu progressivement qu’il ne souhaitait rien filmer d’autre que le Quartier. Le premier soir déjà, il nous en avait parlé en des ter- mes où entrait bien plus que de la fascination. Le tournage, en 1993, de son deuxième film, Casa de lava, lui a fait découvrir le Cap-Vert. De là, il a voulu connaître Fontainhas, le quartier cap-verdien de Lisbonne. Une partie d’Ossos y a été tournée. Et Fontainhas est devenu le Quartier, ou encore le Studio, et même le Cinéma, un monde dont les couleurs le ravissent, dont il aime les gens, un lieu qui lui semble avoir été cinématographiquement préparé à son intention. Le Quartier sera détruit, et ses habitants relogés, mais aupara- vant, Dans la chambre de Vanda aura été terminé, et les dernières heures de Fontainhas recueillies, ses habitants fixés sur un film. [...] On comprend alors pourquoi chez Costa alternent les phases d’euphorie et d’abattement, et qu’il décrive Dans la chambre de Vanda comme « une chose folle », qui « peut mal finir pour tout le monde ». Rien, en effet, n’in- dique combien de semaines ou de mois de tournage sont nécessaires pour recueillir inté- gralement la vie finissante du Quartier. Costa ne saura jamais s’il est resté assez long- temps. Cent heures ou presque, ont été filmées, et le film est passé du projet initial de se dérouler intégralement dans la chambre de vanda à celui de faire figurer tout le quartier. Sera-ce plutôt un documentaire, plutôt une fiction ? Costa n’en sait pas grand chose pour l’instant.
Le texte de la vidéo
Pedro Costa a commencé à faire des films à Fontainhas, un quartier pauvre de Lisbonne. Il fait jouer Vanda Duarte dans une fiction, OSSOS. Mais à la fin du tournage, Vanda, qui croit que le cinéma devrait être plus simple et naturel que le film qu’ils viennent de faire, lui propose de venir la filmer.
Costa est allé la filmer dans sa chambre, durant un an. Et cela a donné ce film.
Le film suit en parralèle Vanda et sa sœur, et d’un autre côté Pango et ses amis que l’on vient de voir dans l’extrait. Ils sont voisins, amis d’enfance. Le quartier va être détruit. C’est donc l’histoire de jeunes, drogués, qui assistent aux derniers moments de leur quartier.
Le film est plastiquement incroyable, filmé en DV, avec une petite caméra amateur. Pourtant, les espaces sont petits, sombres et misérables. Mais ce qui se passe est une transfiguration. L’image, notamment dans l’extrait que nous venons de voir est digne du Caravage. En effet, le quartier est sombre, Costa joue sur les clairs obscurs, et les espaces deviennent des tableaux. Le rapport à la lumière est donc un rapport très dynamique entre des entrées fortes de lumières, fenêtres ou bougies et des noirs profonds.
Le cadre, toujours fixe, est déterminé par ce qui est possible. Les espaces ne sont pas immenses et parfois, il n’y a qu’un seul axe de regard possible, donc qu’un point de vue. Par exemple, la chambre de Vanda est minuscule et on n’en connaît que lit filmé depuis un seul angle. Il faudra attendre 2h pour avoir un autre point de vue, et une autre valeur de plan que celle que nous allons voir dans l’extrait 3. Costa raconte que la chambre fait 3m2 et pourtant, il veut chercher à filmer bigger than life. Et ce qu’il fait, avec ces clairs obscurs, et ces cadres magnifiques, Ce n’est pas la misère disséquée mais la misère transfigurée par une caméra qui aime ses personnages.
Ils sont tous pris dans ce quartier qui est à la fois leur prison et leur maison, c’est à dire là où on rêve, et là où on se réunit.
Leur prison car le quartier est tellement pauvre qu’ils sont invisibles, tel est le but des ghettos. Leur prison car ils savent qu’ils n’ont aucune existence sociale, aucun poids en dehors de ces quelques petites rues sombresl.
Leur maison car c’est l’endroit où ils peuvent aménager les conditions nécessaires pour se droguer. C’est cela leur forme de vie et elle néccessite une certain nombre de travaux (par exemple, Pango fait le ménage pour que sa maison soit propre afin de se piquer dans les meilleures conditions possibles), de gestes (vanda gratte constamment le bottin téléphonique pour récupérer des résidus de poudre) car la drogue est son rituel, sa vie, sa structure.
Cette chambre donc, ce quartier plus généralement devient un espace infini, la base nécessaire pour s’échapper. Le drame du film est que nous ne voyons que cette chambre pour ce qu’elle est, sans l’échappée.
Le rapport au quartier est complexe. On peut dire que c’est un quartier miné par la drogue et la misère mais c’est aussi leur centre, et leur famille. On y est enfermé mais on y est protégé de l’extérieur. D’ailleurs, il ne reste plus de Pedro Costa comme équipe de film, comme extérieur, par rapport à Ossos où il y avait une vraie équipe.
Ce que l’on voit, ce sont des rapports d’une grande douceur, d’une grande bienveillance. Ils ne se droguent pas seuls, ils font partie d’une communauté. Les mères, bien sûr, prennent soin de leurs enfants perdus, et puis les enfants entre eux se soignent. La chambre est une île mais ce n’est pas un espace clos. Elle dialogue avec tout le quartier, Vanda reçoit chez elle. Dans une scène, Vanda est avec un ami, et elle lui offre des médicaments pour ses insuffisances respiratoires. Dans le premier extrait, Pango prend soin de son ami qui ne veut jamais sortir la poubelle. Une fois la maison de Pango détruite, il vient passer quelques nuits chez Vanda qui l’accueille, et tous deux se disent qu’ils sont là l’un pour l’autre, toujours. Vanda dit cette phrase, qui est centrale dans le film. Elle dit qu’ils ont la vie qu’ils ont choisi. Pango réplique que ce n’est pas la vie qu’ils ont voulu mais la vie qu’ils sont obligés de vivre.
Cela implique des souffrances, mais ils travaillent dur aussi pour mener cette vie. Vanda par exemple, travaille pour sa mère.
Vanda et ses amis ont conscience de ce qu’ils sont. Ils savent que le monde extérieur ne leur laisse aucune place, qu’ils n’existent pas, et bientôt plus même en terme géographique, alors, ce qu’ils peuvent faire c’est se piquer. Et se piquer cela implique des conditions matérielles. Ils souffrent et cherchent à arrêter mais ils ne se mentent pas sur pourquoi ils le font, et comment en le faisant ils existent encore moins. Il y a une tension entre la communauté comme ancre et comme poids. Ce que la destruction du quartier implique, au fond, c’est surtout que chacun sera relogé ailleurs, à des endroits différents de la ville, si relogement il y a, et que chacun se piquera dans son coin aussi, sera invisible tout seul.
Costa filme les dernières images d’une histoire, non répertoriée qui se fait détruire à coup de bulldozers.
On a les bribes d’un passé, dans l’extrait qu’on va voir, qui est mon moment préféré du film. Vanda et sa sœur racontent qu’elles ont eu une belle enfance dans le quartier.
Mais la destruction a déjà presque eu lieu, elle est déjà consommée sur les corps.
Les corps de Vanda, Pango, la sœur ou les amis sont des corps souffrants. Ils sont jeunes et pourtant, on peut dire qu’ils sont détruits, ils se détruisent. Ils sont la mémoire physique souffrante de ce quartier qui se meurt à petit feu.
L’extrait que nous allons voir, c’est la fin du film. Ce n’est pas un spoiler, car il n’y aucun suspens.
La question que pose ce film qui dure trois heures, c’est quand Costa doit-il arrêter de filmer ? Il pourrait ne jamais arrêter, il pourrait filmer Vanda et sa famille expulsés dans le dehors. Et pourtant non. Il ne les filme même pas en train de ranger leurs affaires. Il préserve la chambre, en ne filmant pas ces images là, il préserve la chambre de la destruction.
Cela va arriver, mais cela n’arrive pas, comme un geste de préservation.
Un des rares gestes très visibles du cinéaste dans le film est qu’il monte en désynchronisé les bruits de destruction et des images de Vanda et sa sœur, dans la chambre, défoncées, immobiles, ailleurs. Et pourtant, dehors, cela se passe. Ce plan est l’avant dernier du film.
Costa choisit de mettre ensuite un plan du quartier, vivant et mort déjà. Un plan avec un peu de passage, pour dire que ce qui se passait dans le plan précédent était d’une certaine manière du cinéma, que du cinéma. Au fond, il n’a fait que filmer la mort qui progresse sur les corps et dans les débris de maison, mais il ne filmera pas la destruction de ce qui lui est trop cher, cette chambre survivante, ces rues encore, pour peu, debout. À un moment il faut couper la caméra car on ne sauve rien en filmant, on n’arrête pas les bulldozer, mais on crée un monde d’ombres, qui donnent un peu de leur vie.
Tout peut servir d’exemple. Donc il n’y a pas d’exemple en soi.
A première vue, l’exemple de quelque chose est là pour consolider l’existence d’autre chose, pour faire advenir son être, pour l’imposer. On dirait que l’exemple est de l’ordre de l’impur, de l’imparfait, dévoilant partiellement et imparfaitement une réalité qui lui est supérieure. L’exemple a une fonction de monstration, il fait signe vers autre chose qui est extérieure à lui-même.
Quand la philosophie apparaît au Ve siècle av. J.-C., elle ne naît pas comme science, mais comme mode de vie. Philosopher, c’est vivre un certain genre de vie et, si l’on en croit ceux qui le vivent, le meilleur parmi tous. La vie bonne, c’est la vie contemplative. Une telle affirmation s’appuie une réflexion plus large sur les formes de vie – qui ne se réduit ni à la biologie, ni à la sociologie, ni à l’anthropologie, mais qui se situe en
deçà du partage entre l’étude générale du vivant et celle de ses formes singulières. La philosophie n’est donc qu’une forme de vie parmi les autres, mais cette forme prétend être la plus haute. Il faut donc chercher à comprendre ce qui lie l’étude des formes de vie à un plaidoyer pour la vie philosophique. Si le mot grec theoria ne signifie pas simplement « théorie », c’est-à-dire un savoir coupé de l’expérience, mais « contemplation », c’est-à-dire un certain rapport vivant à ce qui est, alors il faut examiner en quoi ce rapport peut prétendre être plus vrai que les autres.
Pour cette séance, on commencera par suivre le raisonnement de Nietzsche dans sa dimension destructrice. Ce dernier s’attaque en effet à tous les discours prétendument absolus – par exemple ceux de la philosophie ou de la religion – pour les ramener au type de vie qui l’énonce, en se demandant à chaque fois qui parle. Nietzsche est ainsi un des premiers auteurs à détruire la croyance en l’existence de vérités indépendantes de leur situation d’énonciation, et des rapports de pouvoir particuliers qui les caractérisent. Cette forme de nihilisme fait aujourd’hui partie de notre condition contemporaine : pourquoi choisir un mode de vie plutôt qu’un autre si toute croyance peut être réduite à une stratégie vitale ?
On verra ensuite comment Nietzsche tente de sortir de ce nihilisme. Pour cela, il lui faut reconstruire une distinction entre différentes existences plus ou moins authentiques, à l’intérieur d’un cadre où toute transcendance a été détruite. On examinera sa proposition, qui en passe entre autre par une opposition entre force et faiblesse, et on en questionnera les limites.