Ce deuxième épisode sera une entreprise anthropologique imaginaire : que se passe t-il si l’on élève ses enfants dans l’ignorance la plus totale de l’extérieur, à l’intérieur d’une fiction absolument montée de toute pièce ? C’est ce que filme Yorgos Lanthimos dans Canine (2009).
Durant cette période de confinement, nous avons voulu tenter un atelier cinéma à distance.
Le confinement posait la question, dans les formes classiques du cinéma du huis-clos. Mais nous avons préféré, plutôt qu’analyser des huis clos rigoureux, nous poser la question de l’intérieur, du confinement, qu’il soit choisi ou non, et filmer l’extérieur ne veut pas dire l’ouverture.
Extrait 1
Le film de Lanthimos met en scène une famille qui vit recluse dans sa maison. Plus précisément, des parents, en particulier un père, qui élèvent leurs trois enfants en les préservant de tout contact avec l’extérieur. On serait tenté d’y voir une allégorie politique, une dénonciation par l’absurde du totalitarisme – songeons au fait que la Grèce a connu un régime dictatorial de 1967 à 1974 – voire plus généralement une critique de l’aliénation et de l’idéologie. La question qui se pose est : de quoi cette famille qui vit enfermée à l’écart du monde est-elle l’image ? Toutefois, plutôt que de chercher une réponse à cette question – et le film ne donne pas assez d’indices pour y répondre – on pourrait le regarder simplement pour ce qu’il montre : une famille qui vit confinée dans une maison (à l’exception du père, qui sort travailler) et des parents qui élèvent leurs enfants en les coupant hermétiquement du dehors. Le cinéma permet de faire une expérience anthropologique imaginaire : celle d’une éducation et plus généralement d’une vie sans extériorité. La question est alors de savoir ce qu’on peut faire du dehors quand on essaie d’en nier l’existence et ce qu’il se passe quand on est confronté à celui-ci de façon inattendue, comme dans cet extrait, où il s’invite dans le jardin sous la forme d’un chat.
Le problème n’est pas tant que le fils ait massacré au sécateur un petit chat, mais qu’il y ait eu un contact avec un élément extérieur. Le père se déguise alors, comme un comédien, pour faire une mise en scène, qui permet d’intégrer l’élément extérieur dans l’univers domestique et de donner une existence concrète à la fiction qui fait tenir la maison.
Il faut donc éduquer la famille et les enfants comme on dresse des chiens. Leur apprendre à aboyer quand ils entendent des chats et les faire répéter. L’éducation consiste inséparablement à fictionner l’existence et à défendre la maison. Il faut faire de l’homme, très littéralement, un animal domestique. Le film allie une théâtralité ingénieuse et un dressage brutal des corps.
Les enfants ont écrit des lettres à leur frère imaginaire. Celui dont leur père leur a raconté la fuite prématurée du foyer et la mort tragique. Les enfants doivent se prêter assistance. Tout est affaire de prévention et de sécurité, jusqu’à leurs jeux dans la piscine, qui deviennent des simulations de noyades et des exercices de sauvetages. Le dehors est la fabulation d’un grand danger dont la vie domestique est la conjuration constante. Tout dans la fiction concrète qu’est la maison doit faire exister la menace et en même temps la tenir éloignée. Car le plus grand danger, du point de vue des parents, c’est en effet le contact avec le dehors. Or, le rempart le plus efficace contre le dehors, ce n’est pas la palissade autour du jardin, mais la croyance qu’elle est infranchissable, c’est-à-dire le travestissement intégral de la réalité extérieure.
Extrait 2
La barrière la plus solide contre le dehors – ici, la sexualité – c’est celle du langage. On va donc travestir le sens des mots pour transformer la réalité. Apprendre du vocabulaire tout en censurant. La censure ne passe pas par l’interdiction, mais par la traduction et le doublage.
Le cadrage bas et horizontal, qui renforce l’effet du format choisi pour tourner le film, à savoir le cinémascope, fait ressortir la taille démesurément grande de ces enfants dans cette maison trop petite pour eux et donc le caractère terriblement infantilisant de leur éducation – rendant encore plus grotesque cette scène de danse et de célébration du bonheur familial en habits du dimanche.
Extrait 3
Cette chronique de la vie familiale est à la fois drôle et angoissante. Elle frôle souvent l’absurde, mais semble toujours chargée de signification. C’est cet effet comique de décalage qu’il faut questionner pour essayer de comprendre le film. Qu’est-ce qui nous fait rire – et qu’est-ce qui nous dérange ? Ce qui nous fait rire, ce sont les effets de distorsion de la réalité, au niveau imaginaire et au niveau symbolique : on raconte des histoires invraisemblables, on fantasme le dehors, on change le sens des mots. Toute la réalité est imaginée, mais l’imagination est soutenue par le langage et par la loi. On aura le droit de quitter la maison quand on aura perdu sa canine. Cependant, on sait bien que toute réalité est une construction imaginaire et symbolique. Qu’est-ce qui nous dérange alors ? C’est que cette construction abrite et contient beaucoup de violence : non pas une violence latente et sourde, mais une violence brute et gratuite, pour laquelle on ne dispose d’aucun nom ni d’aucune image. Par exemple, dans cette scène troublante où la fille aînée danse, à la limite du délire et de la transe, avec des mouvements à la fois gracieux et ridicules, innocents et obscènes, pleins d’une sexualité et d’une agressivité insues. On sent la tension monter, jusqu’à ce qu’à ce que cela soit insupportable. Cette hyper-violence colore toutes les scènes du film – comme le réel inquiète l’imaginaire et le symbolique. On pourrait dire, à cet égard, que le travail du père consiste à sans cesse réajuster les cadres de la fiction domestique pour réintégrer la violence quand elle menace de la faire éclater. C’est-à-dire à troquer le dehors réel contre un dehors fantasmatique, qui colle mieux à la construction symbolique du foyer. C’est pourquoi tout est tout le temps trop littéral dans le film – comme avec l’histoire de la canine. C’est peut-être cela qui nous dérange aussi, en tant que spectateurs : de ne pas savoir quel est le sens métaphorique ou allégorique de cette histoire et de devoir nous confronter à la lettre même de ce qu’elle nous montre.
Tout peut servir d’exemple. Donc il n’y a pas d’exemple en soi.
A première vue, l’exemple de quelque chose est là pour consolider l’existence d’autre chose, pour faire advenir son être, pour l’imposer. On dirait que l’exemple est de l’ordre de l’impur, de l’imparfait, dévoilant partiellement et imparfaitement une réalité qui lui est supérieure. L’exemple a une fonction de monstration, il fait signe vers autre chose qui est extérieure à lui-même.
Quand la philosophie apparaît au Ve siècle av. J.-C., elle ne naît pas comme science, mais comme mode de vie. Philosopher, c’est vivre un certain genre de vie et, si l’on en croit ceux qui le vivent, le meilleur parmi tous. La vie bonne, c’est la vie contemplative. Une telle affirmation s’appuie une réflexion plus large sur les formes de vie – qui ne se réduit ni à la biologie, ni à la sociologie, ni à l’anthropologie, mais qui se situe en
deçà du partage entre l’étude générale du vivant et celle de ses formes singulières. La philosophie n’est donc qu’une forme de vie parmi les autres, mais cette forme prétend être la plus haute. Il faut donc chercher à comprendre ce qui lie l’étude des formes de vie à un plaidoyer pour la vie philosophique. Si le mot grec theoria ne signifie pas simplement « théorie », c’est-à-dire un savoir coupé de l’expérience, mais « contemplation », c’est-à-dire un certain rapport vivant à ce qui est, alors il faut examiner en quoi ce rapport peut prétendre être plus vrai que les autres.
Pour cette séance, on commencera par suivre le raisonnement de Nietzsche dans sa dimension destructrice. Ce dernier s’attaque en effet à tous les discours prétendument absolus – par exemple ceux de la philosophie ou de la religion – pour les ramener au type de vie qui l’énonce, en se demandant à chaque fois qui parle. Nietzsche est ainsi un des premiers auteurs à détruire la croyance en l’existence de vérités indépendantes de leur situation d’énonciation, et des rapports de pouvoir particuliers qui les caractérisent. Cette forme de nihilisme fait aujourd’hui partie de notre condition contemporaine : pourquoi choisir un mode de vie plutôt qu’un autre si toute croyance peut être réduite à une stratégie vitale ?
On verra ensuite comment Nietzsche tente de sortir de ce nihilisme. Pour cela, il lui faut reconstruire une distinction entre différentes existences plus ou moins authentiques, à l’intérieur d’un cadre où toute transcendance a été détruite. On examinera sa proposition, qui en passe entre autre par une opposition entre force et faiblesse, et on en questionnera les limites.