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Jeanne Dielman - La domesticité

Durant cette période de confinement, nous avons voulu tenté un atelier cinéma à distance.
Le confinement posait la question, dans les formes classiques du cinéma du huis-clos. Mais nous avons préféré, plutôt qu’analyser des huis clos rigoureux, nous poser la question de l’intérieur, du confinement, qu’il soit choisi ou non, et filmer l’extérieur ne veut pas dire l’ouverture.
Le premier épisode parlera d’un confinement qui concerne la moitié de l’humanité, et qui est le confinement des femmes à la maison, dans leurs tâches ménagères et Chantal Akerman veut "faire de l’art avec une femme qui fait la vaisselle".

"Mardi 22 avril 1975
On me demande de faire une déclaration d’intention qui ne soit pas le récit du film. Je me dis alors que je n’avais pas d’autre intention que de raconter ce qui s’est passé pour Jeanne Dielman du mardi 17h au jeudi 18h de la même semaine…
J’ai alors le souvenir d’abord très furtif, et puis qui s’impose très fortement à moi que je voulais dédicacer ce film à ma mère, que je voulais dire « pour ma mère Nathalia dite Nelly » – et que j’ai aussitôt repoussée cette idée par pudeur ou censure et je me dis alors sans vraiment savoir pourquoi que les mots « déclaration d’intention » ne peuvent pas pour l’instant s’associer à mon film.
Et je me dis aussi que si je n’avais pas connu ma mère, je n’aurais pas fait ce film – qui n’est pourtant absolument pas le portrait de ma mère…"
Chantal AKERMAN

Lien pour d’autres films d’Akerman
http://derives.tv/constellation-auteur/

Archive INA, entretien avec Akerman et Seyrig
« je fais de l’art avec une femme qui fait la vaisselle »

Delphine Seyirg sur les femmes

Entretien avec Akerman sur le film

Chantal Akerman, née en 1950 et morte en 2015 a réalisé Jeanne Dielman à 25 ans, en 1975. Avant ça, elle avait réalisé saute ma ville par exemple, un court métrage, sur une femme dans une cuisine qui pousse les gestes de la domesticité à leur paroxysme absurde : elle cire ses chaussures et finit par cirer ses chaussettes et ses mollets.
Ces films sont traversés de solitude, d’exil, et de gestes. Ce n’est pas un cinéma de la parole.
Le film Jeanne Dielman se passe sur 3 jours de la vie de Jeanne Dielman, mère d’un adolescent, Sylvain et veuve. Ils habitent à Bruxelles. Jeanne est une mère au foyer. Et c’est cela qu’Akerman filme.

80 % de l’équipe de femmes. Chef op femme à l’époque, c’est un truc de ouf.
Jeanne Dielman est interprétée par Delphine Seyrig, une actrice féministe très connue qui a joué avec Akerman, Demy, Resnais, Duras. Mais qui a aussi produit des films documentaires féministes comme Maso et Miso vont en bateau et Sois belle et tais toi.
Le fait que ce soit Delphine Seyrig, actrice reconnue qui joue Jeanne donne au film une seconde lecture, une seconde couche. C’est à la fois Jeanne, cette femme invisible de l’histoire mais interprétée par une actrice visible, parlante. Lorsqu’on voit Jeanne Dielman, on voit Delphine Seyrig qui en faisant des gestes quotidiens les charge de ce qu’elle représente. Une actrice féministe.
Delphine n’était pas ce personnage, c’est une grande dame. Mais si on avait quelqu’un qu’on avait l’habitude de voir faire le lit on ne le verrait pas, comme les hommes ne voient plus leur femme faire la vaisselle. Donc il fallait quelqu’un qu’on n’ait pas l’habitude de voir faire la vaisselle. Avec Delphine, ça devient visible.

Jeanne a les gestes assurés d’une femme au foyer, ce n’est que cela que filme Akerman. Quand je dis que ce n’est que cela, c’est qu’elle a l’air de ne filmer que cela et que ce que cela, c’est déjà énorme de le représenter au cinéma. Faire de l’art avec une femme qui fait la vaisselle.
Donner une existence cinématographique aux gestes.

Femmes au foyer, femmes domestiques, femmes de maison. La femme est socialement un être d’intérieur. L’homme est confinée de manière exceptionnelle au cinéma. Soit le monde court à sa perte, nucléaire ou sanitaire, ou le monde extérieur n’est plus habitable, pour l’homme le confinement est une chose exceptionnelle. La femme est confinée dans les quatre murs de sa domesticité, dans les quatre murs des tâches d’intérieur. Jeanne sort dans la rue, elle va faire les commissions, elle prend un café au lait dans son café préféré tous les jours. Ce n’est pas un huis-clos, c’est à dire un espace fermé unique dans lequel toute l’action se déroulerait, mais par contre c’est un film confiné, c’est à dire que Jeanne est confiné chez elle, dans son rôle de femme et dans les gestes qui lui incombent de fait parce que c’est une mère et une ancienne épouse.

Mais pour avoir de l’argent, entre 17h et 17h30, Jeanne reçoit des clients. C’est donc une mère et une prostitutée, prostituée qui n’en a absolument pas les signes extérieurs, elle reçoit chez elle, elle présente bien, comme une petite bourgeoise, et elle met l’argent de ses clients dans la soupière, sur la table du salon. Elle reçoit ses clients avec les même gestes qu’elle épluche les patates : c’est un travail à fournir.
Ce rapprochement entre prostitution et domesticité est simple. La prostitution est une activité quotidienne de la femme et le travail quotidien des femmes porte le même rappport à l’homme que la prostitution. Les hommes abusent les femmes, dans tous les sens du terme.

Jeanne prend les manteaux de ses clients de l’après-midi. Il y a ces plans, serrés pour les clients où elle attend qu’on lui tende le manteau et le chapeau. De même, son fils, Sylvain, tend son manteau et son écharpe, pas encore de chapeau, c’est encore un adolescent, en plan large. Ce parralèle entre les clients qu’on voit dans les extraits et le fils, continue cette idée simple du parralèle entre domesticité et prostitution.
Sylvain est dans une école flamande. Ils sont à Bruxelles, mais il apprend le flamand pour être avec son ami d’enfance. Sylvain parle avec un accent très marqué, et Jeanne lui fait remarquer. Jeanne et son fils ne parlent plus la même langue, littéralement. Sylvain a perdu sa langue maternelle.

Jeanne Dielman n’a pas l’air chez elle. Elle a l’air d’une domestique chez elle. Chez elle, pourtant, c’est chez elle. Il y a le mari mort, plus là. Elle, pourtant, elle a une chambre et lui dort sur le canapé. Mais si elle a une chambre, c’est pour les clients. Si elle a une chambre, c’est les restes de la conjugalité passée.
Elle est une domestique chez elle. Salariée d’un travail qui ne rapporte ni argent ni reconnaissance.
Jeanne Dielman dort sur le lieu de son travail. Doublement lieu de travail, car elle est mère et prostituée. Et si personne ne se sentirait chez soi sur son lieu de travail, alors Jeanne non plus. Confinée dans une maison dont elle ne fait que briquer les meubles, et qui n’est pas une valeur de refuge, constamment traversé par un fils, des hommes qui la paient.
On peut citer, Woolf et une chambre à soi : ce qui manque aux femmes comme condition pratique d’émancipation des femmes, c’est une chambre à soi. Jeanne a une chambre, mais elle est anciennement à un homme et elle y reçoit les hommes.

Ce que Chantal Akerman filme c’est ce qui est ordinairement coupé au montage. Alors que même, voir des gens manger vraiment et non pas « commande à manger dans des restaurants » mais manger, mastiquer et digérer est une activité quotidienne et absente des écrans, absente de la création des acteurs stars, qui ne digèrent que peu.
Là, elle filme les gestes invisibles du cinéma. Pour un personnage de l’invisibilité. Lorsque Jeanne est à l’extérieur, pour les courses, il arrive qu’on la cherche dans le plan, on ne sait plus où elle est, tellement elle est toutes ces femmes qui furent nos grands-mères, nos mères peut être, ces femmes qu’on ne voit jamais, celles aux mise en plis impeccables, à l’allure parfaite, bien mise et propres, cet autre travail destiné à l’invisibilité des caméras.
Il doit être 11h du matin et un soleil doux se répand sur une place tranquille de Bruxelles. Des enfants jouent, crient, le plan dure. Tout au fond, une petite silhouette vêtue de son manteau bleu, le même, sans un pli, une petite silhouette traverse le cadre, c’est elle, tout au fond, et on avait failli la rater, tous pris que l’on était dans les jeux d’enfants. Elle quitte le cadre, le plan dure un peu, sans elle. Elle est dans la vie comme dans la ville, sans hommage et invisible.

Pourtant Jeanne est vivante. Elle n’est pas courbée, elle a de l’esprit. Elle ne se rend pas invisible, c’est simplement qu’à part Chantal Akerman, personne ne la regarderait. Et si Delphine Seyrig est démesurément belle, elle réussit dans ce film à se fondre dans un corps qui la banalise. Ce n’est pas sa beauté qui est en jeu. L’absence de gros-plans du film pose d’emblée ce qu’est Jeanne Dielman. Jeanne n’est pas un visage, des émotions. Jeanne, c’est une silhouette qui perpétue des gestes millénaires, qui répète, Jeanne c’est un manteau, un peignoir, des cheveux, ce ne sont pas la profondeur d’une émotion inscrite dans les yeux. C’est tout son corps qui pense, car elle est toujours prise en pied. Jeanne est un corps en entier.
Ce qui est incroyable et troublant dans le film c’est que Jeanne Dielman va se déplacer. Il y a une ligne narrative dans le film, et pas minimale, elle est énorme. Mais c’est absolument détaché du psychologique. On ne peut pas dire c’est une femme qui se rend compte que les hommes l’oppressent. Elle le sait depuis le début, et c’est doublé par l’effet de casting dont nous parlions tout à l’heure. Ce n’est pas une femme qui comprend. C’est un corps qui ne peut plus. C’est un corps qui n’est plus réglé comme une machine. C’est un corps qui a quelque chose en lui qui résiste et insiste et qui déraille. Mais ça ne se joue absolument pas au niveau de l’émotion. Lorsque Jeanne coupe les patates dans le dernier plan des extraits, c’est le plus gros plan presque du film. Nous sommes absolument au plus proche de ce que l’on peut être. Et son visage reste presque impassible. L’émotion passe par la manière, le désœuvrement ou la haine lorsqu’elle épluche. C’est le rythme d’épluchage qui parle de son état, pas son visage, ni des paroles. C’est ses mains qui nous parlent, dans leur refus du geste habituel qui est tout de même fait.

Le temps est lui-même clos, un temps qui ne doit pas être à l’air libre, sans temps libre, pas de temps morts.
C’est un film sur le rythme intenable imposé par le patriarcat aux femmes.
Jeanne rentabilise constamment les petits temps, c’est une musique à la croche près, millimétrée. Rien n’est laissé au hasard dans cette journée, remplie et calculée à la seconde.
De même, les gestes sont économes dans tous les sens du termes : secs, précis. Mais aussi ce sont des gestes qui comptent l’argent. Des gestes pris dans une économie de la vie, une économie réelle, on ne dilapide pas ses gestes, comme on ne dilapide pas l’électricité ou la nourriture, on garde. Jeanne Dielman éteint la lumière à chaque fois qu’elle sort d’une pièce, c’est un détail mais c’est finalement ce qui remet Jeanne dans ce qu’elle est : une femme qui tient les comptes.
Jeanne nous rappelle que l’origine de l’économie c’est la maison.

Ce qui amène Jeanne à ne plus supporter ce rythme digne de l’usine, c’est la latence. L’élément déclencheur d’une ligne narrative, c’est la latence. Si la mécanique de Jeanne s’enraie, c’est qu’elle tourne sur elle-même comme un pantin pendant quelques secondes, sans savoir quoi faire. Les gestes ne sont plus aux bons moments, il y a un vide. Quel sens. Tout l’enjeu du film c’est de dérégler ses gestes là. Dès le 2ème jour, Jeanne rate les patates, et cela est une tornade. Au matin du 3ème jour, il y a un changement d’heure et Jeanne a une heure de battement, une heure libre. Cela décale tout, cela la perd, elle s’assoit dans le fauteuil, ne sait plus quoi faire. Elle s’est levée une heure trop tôt.

Si les gestes de Jeanne sont entièrement calculés et ne laissent aucune place à l’improvisation, le cadre lui, est fixe. Il fragmente constamment cet espace comme sont saucissonées les heures de cette journée. C’est un cinéma de la description méticuleuse de ce rien dont sont faites nos existences.
Chantal Akerman dit avoir vu le film en une nuit et avoir écrit un scénario extrêmement précis, en décrivant tous les gestes, type nouveau roman.

Et c’est de cette tension entre les plans fixes et le montage qui coupe l’espace vues, qui ne filme pas la circulation entre les pièces, ou alors avec un couloir que naît toute le suspens du film. Jeanne Dielman est un film qui commence et finit presque systématiquement par des entrées ou sorties de champ, Jeanne traverse la maison, l’organise.
Cette maison faite de pièces supersposées dont on a du mal à se représenter l’agencement, Jeanne doit constamment doit faire les raccords. D’où les entrées et sorties de champs, elle passe d’une pièce à l’autre en arpenteuse. Les raccords entre les pièces ne coulent pas de soi, ils ne sont pas donnés. Et surtout pas par la caméra, qui ne bouge pas, qui ne l’aide pas dans ses trajets. Jeanne doit relier les fragments d’espaces qui lui préexistent (souvent avant qu’elle entre il y a quelques secondes de la pièce sans elle). L’appartement est là, immobile comme son fils qui attend sa soupe. Et elle doit raccorder, relier, marcher, pour que les choses tiennent ensemble, pour que le foyer tienne.

Akerman dira que « C’est un film sur l’espace et le temps et sur la façon d’organiser sa vie pour n’avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l’angoisse et l’obsession de la mort » Elle parle aussi de la paix que procure ses gestes répétés, la paix que procure le fait d’avoir une vie entièrement millimétrée, de toujours savoir ce que l’on va faire, à l’heure près. Ces gestes qui occultent l’angoisse sans fond.

Jeanne Dielman est habitée par une angoisse immense, métaphysique. Ce qui rappelle Sylvia Plath sur laquelle Akerman a fait un film. Il y a un rapprochement à opérer entre les deux œuvres, travaillées par l’intérieur, les femmes à la maison et cette mort qui les habite. Vous pouvez donc lire des poèmes de Sylvia Plath pour passer le temps.
Chantal Akerman disait que pour faire du cinéma, il faut avant tout se lever et s’habiller.

En conclusion, on pourrait dire que ce film est même la condition nécessaire à la possibilité des films. Disons que pour qu’un film existe, combien de femmes faut-il pour faire à manger au mari chef-opérateur qui revient, à l’acteur qui se repose, ou simplement combien faut-il de mains féminines invisibles, qui répètent les mêmes gestes, les patates et le ménage pour que des œuvres puissent exister. Nous dirons que pour faire du cinéma, il faut souvent une femme qui range la maison.

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