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CRACHONS SUR HEGEL

Pour Hegel , « Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre ». Non pas parce que le héros n’est pas un héros, mais parce que le valet de chambre est un valet de chambre. Autrement dit, celui – ou celle – qui a affaire à la sphère de la reproduction, qui prend soin de disposer les choses pour permettre aux autres d’agir ou de produire, est exclu de ce qu’Hegel nomme la réalité. Il réserve en effet ce nom aux êtres et aux choses qui ont la force de paraître sur la grande scène de l’histoire.
A partir d’un exposé sur la dialectique hegelienne et sur sa version marxiste, on reprendra les analyses de certaines féministes, notamment Carla Lonzi, qui tentent de dépasser l’opposition entre le monde et le foyer, entre la vie et l’Histoire.

CRACHONS SUR HEGEL

INTRODUCTION

On va commencer par une citation, pour se mettre dans l’ambiance :

« Toute notre époque, que ce soit par la logique ou par l’épistémologie, que ce soit par Marx ou par Nietzsche, essaie d’échapper à Hegel [… ] Mais échapper réellement à Hegel suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’où Hegel, insidieusement peut-être, s’est rapproché de nous ; cela suppose de savoir dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs »

[Foucault, l’ordre du discours, 1971].

Maintenant que nous avons peur de Hegel, voici quelques propositions pour construire le problème en nouant ensemble les concepts de vie, vérité, histoire, politique.

  • Une vie vraie c’est une vie qui dépasse les limites de son expérience personnelle pour s’inscrire dans une intersubjectivité, une communauté qui fournit un sens commun. C’est une existence qui réalise d’une manière ou d’une autre une synthèse entre le particulier et le général.
  • La vérité est dans l’histoire.
  • La vérité, le sens de ce qui est, n’est pas un ensemble de propositions générales et éternelles, elle se lit dans les choses et ces choses sont en mouvement. Donc la vérité de nos vies, elle se lit dans l’histoire. Pour Hegel, l’histoire est l’histoire de la réalisation des formes de la vie de l’esprit (formes politiques, esthétiques, religieuses, philosophiques). L’histoire c’est l’histoire de la succession des formes concrètes que prend la conscience qu’à l’homme de lui-même, sous la forme notamment de la communauté politique. Exemple : le despotisme oriental, la cité grecque, le féodalisme, l’Etat moderne. La vérité se réalise progressivement dans l’histoire. Le monde est la réalisation objective de la vérité ou de l’idée, qui sans cela reste abstraite. (C’est ce que Hegel appelle Esprit objectif) : la vérité qui se fait monde, en tant que ce mouvement est un moment de la vérité elle-même.
  • Une vie vraie est donc une vie qui s’inscrit dans le mouvement de l’histoire. (cf la définition des grands hommes : ceux dont la volonté particulière s’identifie avec l’esprit du temps). Pour être dans le vrai, il faut agir à l’endroit où la vérité est en train de se construire. Transformer le monde. Donc participer à l’histoire, c’est-à-dire à l’élaboration des formes de l’existence humaine. Une vie vraie c’est une vie historique. Or il y a deux manières de donner une forme concrète à une idée en oeuvrant à la transformation du monde : par le conflit politique et par le travail de la matière. L’histoire, c’est l’histoire des luttes (pour la reconnaissance) et du travail (pour transformer la nature) . Dialectique du maître et du serviteur. Le travailleur (et avec lui l’artiste) et l’homme politique sont les deux figures de l’individu historique, ou de la vraie vie. (On met à part celle du penseur). Le prêtre, le paysan et le guerrier.
  • D’où, à l’inverse, le rejet de la vie privée comme non signifiante pour évaluer la vérité d’une vie : on ne juge pas un homme sur sa vie privée, mais sur sa capacité à inscrire son action dans le sens de l’histoire (ce qui ne veut pas dire être dans le camp des vainqueurs).
  • Face à cela, les féministes affirment que le personnel est politique : la vie privée appartint elle aussi à l’histoire. Elles introduisent le conflit dans la chambre à coucher : la famille et la sexualité ne sont pas le noyau intemporel (parce qu’animal) de la vie humaine, soustraites aux transformations des formes de la vie collective, mais un des lieux où la vérité de nos existences est au travail.
    Il y a une contradiction entre la première proposition et la dernière.

On a dit 1) une vie vraie c’est une vie qui dépasse les limites du personnel. Pour être dans le vrai, il faut participer à l’histoire, c’est-à-dire à la construction des formes de l’existence humaine. Une vie vraie c’est une vie historique.

2) Mais on a aussi dit le personnel est politique. Ce qui pose problème, c’est que l’on voit bien que la vie privée n’est pas hors de l’histoire (les rapports du grand homme à son valet ou à sa femme sont évidemment signifiants), mais si on pose cette dernière équivalence alors on perd la distinction entre l’individu et la communauté. Il n’y plus de distinction entre soi et le monde, si ce qui est personnel et politique. Il n’y a plus de lieu spécifique de l’agir humain. On est face à une aporie. Soit on dit qu’une vie vraie est une vie historique, et on exclut le domaine personnel, soit on dit que le personnel est politique, et on renonce à la scène de l’histoire. Si l’on n’a plus besoin de dépasser la sphère privée ou personnelle, on ne sait plus où se trouve le lieu de l’agir, où agir pour être dans le vrai ou dans l’histoire.

Comment une existence accède-t-elle à la vérité ? Faut-il dépasser la sphère personnelle pour rejoindre le plan de l’histoire ou partir de soi ? Je veux vous lire ce que dit Barbara Balzerani de cette tension entre personnel et politique dans Camarade lune, parce qu’elle vit vraiment ce problème dans sa chair lorsqu’elle croise une manifestation de femme sur sa route pour rejoindre une réunion clandestine des Brigades Rouges.

EXTRAIT P.45, Chapitre « Féminisme ? Non merci ! Il faudrait extraire du fichier pdf les parties surlignées.

Pour cette séance, on va donc essayer de comprendre comment on peut soutenir que le personnel est politique, sans renoncer à transformer le monde. Cela passe par la critique que fait Carla Lonzi de Hegel (et de Marx).

I La dialectique du maître et du serviteur

C’est Hegel qui, le premier, noue ce nœud entre vérité, conscience de soi, histoire et politique. Parce qu’il est le premier à introduire autrui dans la construction de la subjectivité : le rapport entre une existence et la vérité n’est jamais un rapport immédiat, vertical, mais en passe par une médiation qui est une médiation politique, la communauté, l’intersubjectivité. C’est ce qui fait qu’il y a des conditions politiques à la vraie vie.

Une fois qu’on a posé ça, la question est :

→ De quelle politique, de quelle communauté, une vie a-t-elle besoin pour accéder à sa vérité ?

La réponse d’Hegel apporte est très claire : le but de l’histoire, c’est la création d’une cité où « la conscience de soi est reconnue et a la certitude de soi-même dans l’autre conscience de soi libre, et y trouve ainsi sa vérité. ». Bref, l’idéal politique de Hegel, celui qui permet à toute vie d’accéder à sa vérité, c’est la communauté des sujets libres et égaux en droit dans l’Etat moderne.

Bon, le problème, c’est que cet idéal n’a pas réalisé toutes ses promesses historiques : l’aliénation (on va appeler comme ça le fait pour une vie de ne pas pouvoir accéder à la vérité parce qu’elle est étrangère à son propre monde, on y reviendra) persiste après l’égalité juridique et politique.

Il y a une première critique, marxienne, de cette égalité formelle : Marx remet en question la définition hégelienne de la politique en radicalisant le conflit économique, pour approfondit l’exigence d’égalité de la communauté. Pas de vérité sans abolition des classes sociales.

Il y a un féminisme qui approfondit la critique marxienne de la politique des droits en introduisant le conflit dans la sexualité et la partage genré du politique, approfondissant encore l’exigence d’égalité. Pas de vérité sans abolition du genre.

Et il y a un autre féminisme qui remet en question la partage politique entre privé et public, cette fois-ci non plus au nom de l’égalité, mais au nom de la différence.

Voilà les différentes étapes que nous allons explorer.

1. Le désir de reconnaissance

Le nœud entre existence et politique passe par le concept de reconnaissance ou de désir de reconnaissance. C’est ce que l’on trouve dans la dialectique de maître et du serviteur (cf. Phénoménologie de l’Esprit). L’enjeu pour Hegel dans ce livre c’est de déduire de la simple position d’une conscience face au monde l’ensemble des formes de l’existence humaine. Projet gigantesque, qui comporte de multiples étapes : celle qui va nous intéresser, c’est celle qui tire de la simple rencontre entre deux consciences une dynamique qui explique à la fois l’origine de la domination/aliénation et de son dépassement, c’est-à-dire la dialectique du maître et du serviteur. On va donc raconter la petite histoire de la rencontre des consciences. C’est une figure : le problème est de savoir de quoi on a besoin conceptuellement pour comprendre la domination, et son renversement.

A la base, il y a la conscience de soi, conscience qui est à la fois tout pour elle-même et qui en même temps est sans cesse confronté à une altérité, à une extériorité qui vient inquiéter cette certitude de soi-même. Le problème de la conscience, au fond, c’est qu’elle est une certitude vide, une certitude purement formelle, qui ne peut pas se vouloir elle-même et qui va donc demander un remplissement par une médiation objective.

Le premier désir de la conscience, c’est donc un désir de consommation  : dans la destruction de l’objet, la conscience jouit de la certitude d’elle-même. Mais cette certitude est trop fragile, il faut sans cesse répéter l’opération. Le premier objet qui va offrir satisfaction à la conscience, c’est autrui en tant que chair, en tant qu’objet qui résiste à la consommation et me renvoie donc une image plus stable de moi-même : pour Hegel, la relation sexuelle est la première figure de la conscience de soi, parce qu’il y a là reconnaissance réciproque de la conscience désirante.

« Quand la conscience de soi est l’objet, l’objet est aussi bien Moi qu’objet. Ainsi, pour nous, est déjà présent le concept de l’esprit […] un Moi qui est un Nous et un Nous qui est un Moi.  »

Mais ça ne va pas suffire non plus, parce que ce que désire la conscience, c’est une certitude de soi-même non pas en tant que chair, mais en tant que conscience de soi, c’est-à-dire cet espèce de pur vide, ou pur mouvement, qu’Hegel nomme sujet ou liberté. (la subjectivité, c’est ça : la conscience de soi en tant que pure conscience, c’est-à-dire absolue liberté vis-à-vis de l’ensemble de ses déterminations). La liberté ne consiste pas à simplement être là, à être son corps, mais à être un peu plus que cela. Elle se confond avec la conscience ou la subjectivité. On n’est pas entièrement rivé à ce que l’on est, on n’est pas un pur objet, on a conscience de ce que l’on est et donc on peut potentiellement le dépasser.

De là naît ce qu’Hegel nomme désir de reconnaissance  : le désir d’être reconnu par l’autre en tant que conscience de soi. Autrement dit, le seul objet qui procure satisfaction à la conscience de soi, c’est autrui en tant qu’il est lui aussi conscience de soi et désir d’être certain de soi en se reconnaissant dans mon propre désir ; ce que je désire, c’est le désir de l’autre en tant qu’il est lui aussi désir d’une conscience de soi. À partir de là s’éclaire la première phrase de la section dont nous parlons, phrase très célèbre, dans laquelle on entend, en quelque sorte, le cliquetis hégélien, la sonorité des concepts : « La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu’elle est en-soi et pour-soi [1] pour une autre conscience de soi.  » Cette phrase signifie que la conscience est, dans son être même, suspendue à sa reconnaissance par l’autre. C’est une thèse très forte. Il n’y a pas l’individu, puis un autre individu. Il y a un individu qui, dans son individualité elle-même, intègre le jugement de l’autre. Tout le problème va donc être que la conscience, en tant que conscience de soi, n’existe que pour autant qu’elle est reconnue comme telle par une autre conscience de soi. Elle a absolument besoin de cette reconnaissance pour être constituée dans l’univers qui est le sien et qui est toujours déjà un univers collectif. C’est fondamental, et c’est une idée nouvelle et profonde : il n’y a pas celui qui existe et puis l’autre après, non, l’autre est présent dans la constitution de la conscience de soi elle-même [2].

Nous devons à Hegel l’introduction explicite d’autrui dans la construction de la subjectivité. La conscience n’est pas réductible au cogito de Descartes, elle n’est pas identique à la conscience de soi. Elle doit traverser l’épreuve de sa reconnaissance par l’autre, et c’est dans cette reconnaissance qu’on rencontre la figure de la maîtrise et de la servitude qui va être le moteur de l’histoire.

Question : qu’est-ce qu’une certitude vide ?

Réponse : Ce qui fait l’humain, ce n’est rien d’autre que la conscience de soi, or cela est vide, il faut donc le remplir.

Question : le premier moyen du remplissement est la consommation, puis la sexualité et ensuite la reconnaissance ?

Réponse  : Les deux premiers désirs ne sont pas complètement adéquats à la nature de la conscience, parce qu’il faut à la conscience une autre conscience, une autre liberté.

Question : cela signifie-t-il l’appartenance à une communauté ?

Réponse  : On y vient. Pour l’instant on a des figures abstraites.

2. La lutte pour la reconnaissance

Comment passe-t-on d’un désir réciproque à la figure du maître et du serviteur ?

L’enjeu, pour la conscience, c’est d’être reconnue en tant que conscience, c’est-à-dire en tant que libre par rapport à l’ensemble de ses déterminations : et cette liberté ou ce vide, cette capacité à s’extraire de l’être-là, elle s’exprime avant tout dans le rapport à la mort (cf angoisse du cours sur l’existentialisme : avoir conscience de pouvoir ne pas être). Autrement dit, pour être reconnu comme sujet, je dois être reconnu comme capable de mettre ma vie en jeu, dans ce qui m’élève au- delà de la naturalité : c’est pour cela que le rapport de reconnaissance est un rapport conflictuel, agonistique. La relation de reconnaissance est une relation de combat, de combat à mort : tout se passe comme si je disais à l’autre, reconnais-moi dans ta mort comme être-pour-la-mort, c’est-à-dire comme au delà de toute chair.

Bon, on voit bien que le gros problème dans cette relation, c’est qu’elle ne peut pas aller jusqu’au bout : si je meurs ou que je tue l’autre, il n’y plus personne pour me reconnaître. Donc il va y avoir un vainqueur et un vaincu : il y en a un qui va aller jusqu’au bout, qui va mettre sa vie en jeu, et l’autre qui va avoir peur et vouloir conserver sa vie de chair. La lutte pour la reconnaissance va ainsi se stabiliser provisoirement dans les figures du maître et du serviteur. Mais cette stabilisation n’est pas une solution : aucune des deux figures n’accède à la vérité de la conscience de soi. Parce qu’on a d’un côté le serviteur qui est réduit à l’état d’objet, qui est aliéné (nié comme sujet libre, réduit à un objet)  ; et de l’autre le maître, qui certes est reconnu dans sa liberté, mais par un être qui pour lui n’est pas une conscience, mais un simple instrument (en cela, lui aussi il est aliéné, même si son aliénation est sacrément plus confortable) ; on a perdu l’élément de réciprocité qui était au fondement du désir de reconnaissance.

3. La dialectique ou le renversement du rapport

C’est à partir de cette insuffisance fondamentale de la relation de domination que s’engendre selon Hegel la dynamique de l’histoire : et l’élément moteur de cette histoire, ça va être le serviteur. Pourquoi ?

Parce qu’au fond le serviteur a eu une expérience beaucoup plus authentique que celle du maître : il a fait l’expérience de l’angoisse, l’expérience de la peur de la mort. Il va vu son existence toute entière vaciller, et dans cette dissolution totale il a rencontré la vérité de la conscience de soi : la mort, qui est le maître absolu. Le maître, lui, en quelque sorte, n’a pas eu le courage d’avoir peur, il n’a pas vu que sa liberté était attachée à un corps. Or cette expérience fondamentale, le serviteur va la mettre au travail : au sens strict, dans le service, le serviteur met la mort au travail. Il s’attache, péniblement, à transformer le monde pour satisfaire les besoins humains. Ce faisant, il crée un monde à l’image de l’homme, un monde dans lequel il reconnaît sa propre force et ses propres capacités ; alors que le maître, lui, est dans la pure jouissance de l’objet, il consomme des objets qui lui demeurent extérieurs et dans lesquels il ne peut pas se reconnaître sans les détruire. C’est sans doute pour cela que la seule figure cohérente du maître, c’est celle du guerrier, qui dégénère en aristocrate lorsqu’il ne peut plus se battre : celui qui remet perpétuellement en jeu sa vie au sein d’un groupe de pairs qui reconnaît sa valeur.

« Si la crainte du maître est le commencement de la sagesse, en cela la conscience est bien pour elle-même, mais elle n’est pas encore l’être-pour-soi ; mais c’est par la médiation par le travail qu’elle vient à soi-même. Dans le moment qui correspond au désir dans la conscience du maître [] le désir s’est réservé à lui-même la pure négation de l’objet, et ainsi le sentiment sans mélange de soi-même. Mais c’est justement pourquoi cette satisfaction est elle-même uniquement un état disparaissant, car il lui manque le côté objectif ou la subsistance. Le travail, au contraire, est désir réfréné, disparition retardée : le travail forme. Ce moyen négatif, ou l’opération formatrice, est en même temps la singularité ou le pur être-pour-soi de la conscience. Cet être-pour-soi, dans le travail, s’extériorise lui-même et passe dans l’élément de la permanence ; la conscience travaillante en vient ainsi à l’intuition de l’être indépendant, comme intuition de soi-même.  »

La Phénoménologie de l’esprit, Tome I

La véritable maîtrise de la mort, la véritable figure de la liberté, ne consiste pas à mettre sa vie en péril, mais à mettre la mort au travail dans un agir formateur. Bon, passons sur le fait que le travail que décrit là Hegel, c’est quand même nettement plus celui du libre artisan ou de l’artiste que de l’esclave des mines de sel ou de la meuf qui répond au téléphone chez free (sans parler du travail reproductif des femmes, mais on y reviendra).

Autrement dit, dans l’histoire, la créativité fondamentale est du côté des dominés et pas des dominants : c’est dans la production d’un monde à son image que l’homme accède à la conscience de soi, sort de l’aporie de la lutte à mort pour la reconnaissance, et renverse le rapport de domination. Les travailleurs produisent la médiation nécessaire pour surmonter le conflit entre soi et les autres. Ils fabriquent un monde qui n’est plus une altérité radicale, mais quelque chose dans quoi l’homme peut se reconnaître, parce qu’il y a mis quelque chose de lui-même, qui va lui offrir une image objective de sa liberté.

Question : en quoi on met la mort au travail, dans le travail ?

Réponse  : On satisfait ses besoins non pas en consommant, mais en inscrivant dans le monde la satisfaction des besoins.

Question : en quoi le travail de l’esclave est-il à son image, mais non pas à l’image du maître ?

Réponse : C’est l’objection de Marx, on va y venir. Cependant, la créativité est quand même du côté de celui qui travaille et non pas de celui qui consomme (même si c’est le maître). On fait l’épreuve d’une capacité, d’une liberté de transformation du monde, que l’on voit à l’œuvre dans le travail.

Question : en quoi l’objet donne-t-il de la reconnaissance ?

Réponse : Cela ne suffit pas en effet, il faut renverser la relation de domination. Le travailleur prend conscience qu’il est libre de façon plus authentique que le maître dans la lutte, mais cela ne suffit pas. Cette insuffisance se traduit concrètement en 1789. Les paysans labourent la terre et construisent des ponts, mais leur désir de reconnaissance n’est pas satisfait, il va donc se traduire par une révolution politique.

4. Histoire et Etat

Ainsi s’ouvre la dimension de l’histoire, c’est-à-dire la succession des formes sociales qui expriment un certain moment du conflit pour la reconnaissance (Despotisme oriental, Cité grecque, Empire, féodalité [3]...). Dans l’univers historique, la lutte pour la vie ne finit pas avec l’anéantissement du vaincu, ou avec l’institution d’un quelconque contrat social. Elle commence avec la domination et la servitude, derrière lesquelles apparaît l’âme du développement social : le désir de reconnaissance, et le but de l’histoire humaine : la création d’une cité libre où tous sont reconnus comme personnes libres. Une cité où « la conscience de soi est reconnue et a la certitude de soi-même dans l’autre conscience de soi libre, et y trouve ainsi sa vérité. ». Pour Hegel, l’événement qui marque la positivité historique ce renversement, c’est la révolution française.

On ne va pas rentrer dans les détails de la version hégelienne de l’histoire, mais il y clairement pour lui un progrès de la vérité/liberté dans l’histoire, et il y a une forme qui offre une solution au conflit maître/serviteur, c’est l’Etat moderne. Hegel ne parle cependant pas de fin de l’histoire (contrairement à ce que l’on dit souvent), il décrit son époque. L’État allemand correspond à une résolution de la lutte pour la reconnaissance, car la reconnaissance juridique du désir de reconnaissance de tous est une véritable solution à la dialectique du désir de reconnaissance. Seul l’Etat de droit offre la médiation qui permet la reconnaissance réciproque, impossible dans le conflit bilatéral. L’Etat c’est l’esprit du peuple, qui fournit à l’individu la médiation communautaire nécessaire pour accéder à sa vérité. Le droit offre une médiation : je reconnais que l’autre reconnaît que l’on reconnaît tous la même loi, que l’on appartient tous à une même communauté. Hegel critique aussi, cependant, son époque, notamment le poids de l’économie dans l’État moderne.

MAITREGuerreJouissanceAliénation
Rapport de propriété
SERVITEUR Production Peur Processus de prise de conscience

Pour Hegel, le résultat de ce tableau , c’est le renversement du rapport maître/serviteur et l’établissement de l’égalité juridique dans l’État moderne, dont la figure historique est 1789.

→ Mais l’aliénation persiste dans l’égalité des droits. Le monde du XIX n’est pas vraiment celui de l’égale reconnaissance des consciences libres (même si Hegel est loin d’être aveugle aux ravages de l’économie [4]). D’où la critique que fait Marx de l’insuffisance de l’égalité formelle par son analyse de l’aliénation dans le travail : ce que Marx va montrer, c’est comment des membres de la société continuent d’être objectivés, niés dans leur être de sujet libre, alors même qu’il n’y a plus de rapport direct de propriété ou de maître à serviteur. Et il va proposer une autre forme que l’État pour sortir de l’aliénation, à savoir la société sans classe.

II. Le matérialisme historique

On va aller très vite, simplement pour comprendre quels déplacements opère la pensée de Marx, qui vont être repris et discutés par le féminisme.

1/ L’État comme masque de l’aliénation

Marx part d’enquêtes sur le travail des ouvriers. Le fait qu’il y ait une division du travail (manuel/intellectuel, taylorisme, etc) empêche l’ouvrier de se reconnaître dans les fruits de son travail. Marx travaille dans ses textes de jeunesse avec les concepts hégeliens d’aliénation, et pas encore d’exploitation. Il remarque que la même société qui reconnaît l’égalité formelle entre les personnes la nie matériellement dans l’usine, ce qui le conduit à critiquer l’idéalisme de Hegel. Comment expliquer que l’aliénation persiste dans un Etat qui reconnaît chacun comme citoyen libre ? Pour Marx, c’est la séparation maintenue entre la sphère de la politique et celle de l’économie, considérée comme relevant de l’individu, qui explique l’aliénation du prolétariat. L’égalité juridique formelle, par son ignorance de la base matérielle des rapports sociaux, perpétue le rapport de servitude en le dépolitisant. L’État moderne fonde la liberté dans le droit de propriété : l’individu a le droit de posséder ce qu’il veut. Donc il existe une sphère qui ne regarde plus l’État ni la politique.

Pour Marx, l’État n’est pas du tout la résolution des contradictions de la société. Il en est le reflet, ou plutôt le masque, parce qu’il consolide cet ordre social dans ses contradictions. Hegel voit la base économique mais en mésestime l’importance. Son idéalisme l’amène à penser qu’une structure politico-juridique pourra fournir l’élément communautaire suffisant pour permettre la reconnaissance réciproque. « Ainsi le parachèvement de l’idéalisme de l’État fut en même temps le parachèvement du matérialisme de la société.  » (Sur la question Juive).

BOURGEOISPropriété des moyens de productionsJouissanceAliénation
PROLETAIRES Production Peur Processus de prise de conscience

Pour Marx, la résolution de cette dialectique historique, c’est l’avènement de la société sans classe à travers la dictature du prolétariat, dont la figure historique est 1917.

2/ La société sans classe : une communauté de sujets libres ?

Il faut que les prolétaires prennent conscience de leur liberté (qu’ils ne sont pas que des objets) pour renverser le rapport de domination. Il faut créer une conscience de classe. C’est le rôle du parti communiste. Il fait accéder les prolétaires à la conscience d’eux-mêmes comme classe et leur montre leur puissance de renversement en tant que travailleurs, c’est-à-dire comme puissance de transformation du monde. Il faut prendre conscience que l’aliénation repose dans la propriété privée des moyens de production et se les réapproprier. La dictature du prolétariat n’est pas censée produire un nouveau rapport de domination : les prolétaires n’ont rien à sauver, car ils sont ceux qui n’ont rien. Le seul moyen pour eux de renverser la propriété privée est de la détruire [5].

La réconciliation dont parle Hegel à propos de l’État moderne sera effectuée que dans une société sans classe, où est abolie la division du travail et avec elle tout rapport d’objectivation, non seulement juridique, mais aussi économique, d’homme à homme. Il faut supprimer la distinction entre sphère publique et sphère privée, entre politique et économie, pour qu’aucune des dimensions de l’existence ne puisse plus être objectivée. Alors seulement est institué une communauté véritable où peut s’effectuer la reconnaissance dont parlait Hegel, qui permet à la conscience d’accéder à la conscience de soi.

« C’est seulement lorsque l’homme individuel, réel, aura recouvré en lui-même le citoyen abstrait et qu’il sera devenu, lui, homme individuel, un être générique dans sa vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels, lorsque l’homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force sociale sous l’aspect de la force politique ; c’est alors seulement que l’émancipation humaine sera accomplie. »

(Sur la question juive)

III. La dialectique appliquée aux femmes

Marx et Engels ont appliqué le champ d’application de la politique à l’économie. Au sein des rapports de production, il y a des conflits. Ils s’arrêtent là. Ils relèguent à plus tard les conflits de race et de sexe, qui sont appelés des « anachronismes » (cf. Beauvoir). Ils pensaient que l’entrée des femmes sur le marché du travail annulerait les inégalités domestiques. C’était sans compter sur la domination masculine.

Les féministes de la deuxième vague critiquent l’idéal d’émancipation : le droit ne suffit pas. Elles s’emparent de la distinction entre privé et public pour montrer que les rapports d’exploitation n’existent pas que dans le public. Il existe un « rapport social des sexes » (Nicole-Claude Mathieu) : la différence sexuelle n’est pas naturelle, c’est le produit d’un rapport de pouvoir où un corps s’approprie le corps de l’autre. C’est d’un même geste que la femme devient le sexe et qu’elle est appropriée. Monique Wittig dit qu’il n’y a pas de sexe, qu’il n’y a de sexe que ce qui est opprimé et ce qui opprime (La Pensée straight). Qu’est-ce que l’homme s’approrie ? La force productrice et la force reproductrice des femmes. La sphère de la reproduction est celle qui permet à la production de produire. Ce qui est approprié, c’est le corps des femmes en tant qu’il peut mettre au monde des enfants (qui sont accaparés par les hommes à travers le nom). Les féministes matérialistes critiquent le mariage comme union sexuée obligatoire. On peut appliquer la dialectique du maître et de l’esclave aux rapports sociaux de sexe. On va voir que cela passe par le contrat social hétérosexuel et on verra ensuite comment le renversement est envisagé.

C’est dans la sphère privée que se noue le rapport d’exploitation. Il existe un travail domestique. Le travail des femmes n’est pas reconnu comme tel, parce qu’il n’est pas valorisé comme tel. Sur le marché du travail, le travail est rémunéré par le salaire. C’est la rémunération qui fait la valeur du travail. L’exploitation salariale tient à ce que le travail est rémunéré moins cher que le coût de la production de l’objet. C’est cela l’extorsion de valeur. Ce qui est approprié, c’est la force de production. On vend quelque chose qui a été produit par une certaine capacité productive en faisant un bénéfice dessus.

Dans la sphère privée, il n’y a pas de rémunération. Le travail est dit « improductif ». Les féministes disent qu’il est « reprodutif » : il permet la reproduction de la production. Dans le « sexage » (différent de l’esclavage), tout le corps de la femme est approprié.

On s’appuie sur Monique Wittig, Nicole-Claude Mathieu et Colette Guillaumin.

La reproduction n’a rien de naturel. La reproduction est aussi un fait social (et non seulement la production). On ne sait rien de la reproduction de la société (de l’espèce) en dehors des rapports d’exploitation. Cela est intériorisé par des mythes, comme celui de l’instinct maternel. L’élevage des enfants est un ensemble d’actes (les porter, les changer, leur parler, etc.) qui créent un épuisement moral. Une femme fait toujours deux choses (faire la cuisine en faisant faire ses devoirs à l’enfant). Cela peut même être dangereux. Mathieu explique la construction de la conscience dominée des femmes : un enfant est un frein pour la femme qui voudrait s’échapper de son foyer (au même titre que les coups, l’intimidation). Elle écrit : « le poids de la liberté est plus lourd pour les femmes. »

Pour être sûr de la paternité de l’enfant, il faut être sur d’avoir fait un coït et s’assurer de la fidélité de l’union. L’homme cherche à garder le contrôle sur la sexualité de la femme pour garder le contrôle sur la paternité, sur l’enfant.

Dans la manière dont le corps féminin est pris, il y a déjà une dimension sexuelle. Cela passe par la pénétration : pour faire un enfant, il faut une pénétration. Cela s’impose comme norme sexuelle. La femme est réduite à un objet sexuel, non seulement par le mari, mais aussi par la communauté des hommes. La femme ne peut pas échapper au sexe. Il y a une assise matérielle de la construction de l’objet sexuel.

Il y a un contrat hétéroxuel qui se traduit dans le mariage par la communauté de vie. C’est une obligation prévue par le code civil. En vertu de l’article 215, les époux s’obligent mutuellement à une communauté de vie. Ils se doivent respect et fidélité. Que se passe-t-il en cas de manquement au contrat de mariage ? Le divorce pour faute peut être demandé par l’un des époux si l’on viole les obligations du devoir conjugal (si l’on ne fait pas l’amour). Le refus des relations sexuelles peut entraîner la rupture du contrat de mariage. La limite du devoir conjugal, c’est le viol (il n’est pas permis de violer son partenaire). Ne pas faire l’amour est une faute, mais il ne faut pas violer. Il y a donc un entre-deux un peu flou. (Ici on parle de la législation contemporaine : le viol dans le cadre conjugal a été reconnu par le droit français.)

L’époux a toujours la possibilité d’aller voir ailleurs et de payer pour du sexe. Non seulement il peut jouir de la sexualité dans le cadre conjugal, mais il peut en jouir ailleurs. Beaucoup de féministes considèrent la prostitution comme un viol économique.

Le discours pornographique réduit aussi les femmes à des objets sexuels. Il se matérialise dans des images, des vêtements, des pratiques. Ce discours signifie que les femmes sont dominées. C’est une stratégie de violence qui vise à les avertir et à les intimider. Cela pousse à choisir des vêtements, à adopter des pratiques sexuelles, des pratiques du corps (musculation, épilation, sous-nutrition), etc. Les vêtements ne sont pas un détail : c’est un moyen de ne jamais oublier que l’on est réduit à un corps et à un corps contraint. La jupe rend la chute plus humiliante (Colette Guillaumin). Elle appelle tout un ensemble de contrainte sur les mouvements et les positions (ne pas se baisser, ne pas écarter les jambes, etc.). Il en va de même des talons. Aujourd’hui, il y a les push-up (collants avec des fausses fesses).

Question : ce discours n’exclut-il pas le fait de jouer avec la féminité, avec le sexe, etc. ?

Réponse  : Les hommes sont menaçants par les coups et le viol. Ils contrôlent la jouissance en réduisant l’autre à l’état d’objet.

Question : avec les talons, se serait agréable de se dire que l’on n’a pas besoin de courir ?

Réponse : C’est juste qu’on ne peut pas.

Question : si on était égaux, cela fait longtemps que les mecs porteraient des jupes ?

Réponse  : L’enjeu n’est pas de dire que les talons se réduisent à ceci ou cela, mais de montrer où s’inscrit matériellement la domination. Le renversement passe par tout un ensemble de stratégies, dont, éventuellement, jouer avec les symboles de la féminité.

Question : l’apparition de la mini-jupe travaille à l’intérieur de la féminité d’une autre façon que comme domination masculine, on peut dépasser l’intériorisation d’une information sur son corps en la formant autrement ?

Réponse  : Il y a une égalité en droit, les femmes ont la maîtrise de la sexualité et pourtant les hommes ne mettent pas de jupes. Faut-il s’approprier les symboles de la féminité ou les refuser en bloc ? C’est un conflit interne au féminisme.

Question : c’est la même question qu’avec le travail de l’esclave : faut-il se réapproprier son travail ?

Réponse  : L’objection me paraît juste.

Le discours psychanalytique produit aussi une distinction entre hommes et femmes, il essentialise la femme. Le sexe est nié : le sexe c’est le phallus, c’est ce qui est du côté de l’être, alors que l’autre est le trou, ce qui n’a pas de phallus. Il y a une des catégories qui est castrée. Les notions de la psychanalyse font référence à des attributs masculins. Le Père fait la loi. C’est lui qui donne le sens. Chez Lacan, on théorise le pouvoir effectif des signifiants (les mots sont des choses, ils agissent sur nous), mais les psychanalystes se défendent toujours de la signification littérale de leurs concepts (cf. Simone de Beauvoir). Les psychanalystes jouent toujours de l’ambiguité entre la littéralité et la métaphore.

L’appropriation se fait pour le corps tout entier. Cela passe par le droit (contrat de mariage), le confinement dans l’espace privé, la démonstration de la force, la sexualité. C’est porté par le discours pornographique.

Comment construit-on une individualité dans une telle situation de domination ? Les femmes sont non seulement réduites à des objets, mais à des objets en miette. La femme est accaparée de tous les côtés. Comment contruire un sujet du matérialisme ? Il faut en passer par un sujet de classe pour avoir un sujet singulier. L’émiettement est trop grand. Il faut en passer par la reconnaissance entre femmes. Il faut parvenir à la conscience que la sexualité est une institution sociale de violence. Le féministe c’est quelqu’un qui lutte pour les femmes en tant que classe et pour la disparition de cette classe. Ce n’est pas quelqu’un qui lutte pour la femme et pour ses droits. C’est une critique du féminisme différentialiste (cf. « Psychanalyse et politique » : Luce Irrigaray, Hélène Cixous, etc.). Il y a une contradiction politique entre les hommes et les femmes, elle a une base matérielle, c’est la sexualité hétérosexuelle. Il faut donc devenir lesbienne.

Polémique entre matérialistes et différentialistes (essentialistes ?). Guillaumin demande ce que la différence peut nous apporter. Il y a des différences partout (sexe, pratiques, vêtements, droits, charge mentale et physique, etc.). La différence est une mauvaise lecture des rapports homme/femme, elle masque un rapport social derrière un rapport naturel. D’ailleurs les hommes s’en accommodent très bien : les femmes peuvent bien faire des groupe d’autoconscience. Cependant, la différence permet la prise de conscience. C’est ce sur quoi buttent les matérialistes. Il faut constituer une classe de femmes, mais rien ne l’organise (le parti des femmes, le matriarcat). Il y a un malentendu : il y a une fausse conscience dans la différence, croire que l’on est différentes des femmes, mais ce qui n’est pas faux, c’est que l’on est différentes de ce que les hommes croient que l’on est. On n’est pas cette femme qui a été construite socialement. La différence permet la prise de conscience de cela.

On ne peut pas appliquer la lutte du maître et de l’esclave jusqu’au bout, parce qu’il n’y a pas de parti des femmes. Pour Monique Wittig, il s’agit de faire une opération cognitive pour changer son regard sur les êtres et les femmes, en devenant lesbienne. Je ne sais pas si lesbienne veut dire simplement sexualité lesbienne. Une société lesbienne détruit le fait artificiel parce que social qui construit les femmes comme des êtres naturels. Les lesbiennes ne désirent pas des femmes, elles désirent des lesbiennes. Les femmes sont les épouses et les objets des hommes.

Le sexe apparaît dans le langage. Là où il joue le plus fortement, c’est dans les pronoms et les accords. Par là, une femme dévoile son sexe dans le langage. Il y a toujours une différence entre le locuteur masculin et le locuteur féminin : le masculin a toujours le neutre avec lui. Wittig dit que le genre a la même fonction dans le langage que la déclaration de sexe dans l’état civil. Marina Yaguello (cf. Les Mots et les Femmes) montre que « je veux être libre » ne veut pas dire la même chose dans la bouche d’une femme et dans celle d’un homme. On voit très bien ce que veut dire un homme, alors qu’une femme doit toujours s’en expliquer.

Wittig a écrit un roman épique (Les Guérillères) où Elles est le héros. Elles a gagné la guerre contre Il. Cela ne vise qu’à produire un effet de stupeur. La référence doit supprimer le sexe dans le pronom et destituer le pronom Il comme pronom neutre. On se fait à l’idée que le neutre pourrait être Elles. Les guérillères doivent se défaire des féminères : tout ce qui était les attributs féminins accolés à ce pronom.

Wittig ne semble pas envisager qu’il puisse y avoir de l’oppression sexuelle dans le lesbianisme. En tout cas, cela ne bannit pas l’oppression dans le monde. Il existe encore des rapports d’oppression de race ou de classe. La littérature féministe héritée du matérialisme va plutôt dans le sens du complexe hérité de la domination et de l’intersectionnalité (on est dominée en tant que femme, que noire, etc., et une femme blanche n’est pas dominée de la même façon qu’une femme noire).

Schéma

Hommes

Appropriation sexuelleJouissance

(contrat social hétéroxuel)

Corps

DépossessionReproduction

FemmesI

prise de conscience (groupe non-mixte)

I

Abolition des rapports sociaux de sexe

(société sans classe)

IV. Lecture de Carla Lonzi

On a vu qu’en appliquant la dialectique maître/serviteur aux rapports entre hommes et femmes, on voyait apparaître un rapport social de domination, que l’on voudrait faire aboutir à un rapport égalitaire. Il s’agit de s’emparer du neutre.

Pour Lonzi, on ne peut pas et ne doit pas appliquer la dialectique aux rapports de genre, parce qu’elle estime que c’est un piège. C’est pourquoi elle crache sur Hegel (en fait, surtout sur les marxistes). La dialectique maître/esclave est ce qui nous explique pourquoi il y a de la domination et comment elle peut être dépassée. Or, la dialectique est grippée. Le renversement dialectique reconduit la domination : les serviteures prennent la place des maîtres, mais ne suppriment pas la position du maître. Après toutes les expériences révolutionnaires (1789, 1918), on est moins convaincu par ce que promeuvent les féministes matérialistes : une société sans classe (sans sexe). Pourquoi voudrait-on une synthèse ? On peut faire sans, c’est-à-dire sans la reconnaissance.

On va lire paragraphe par paragraphe.

Extrait 1.

Par égalité de la femme, on entend son droit à participer à la gestion du pouvoir dans la société, en lui reconnaissant des capacités égales à celles de l’homme. Mais ce qu’a exprimé ces dernières années l’expérience féminine la plus authentique, c’est un processus de dévaluation générale du monde masculin. Nous nous sommes rendu compte que la gestion du pouvoir n’exige pas tant des capacités spécifiques qu’une forme particulière et très efficace d’aliénation. L’affirmation de la femme n’implique pas sa participation au pouvoir masculin, mais une remise en cause du concept de pouvoir. C’est pour déjouer cet attentat féminin qu’on propose aujourd’hui de nous reconnaître et de nous intégrer à titre d’égales.

L’égalité est un principe juridique : le dénominateur commun à tous les êtres humains auxquels il faut rendre justice. La différence est un principe existentiel qui concerne les différentes façons d’être de l’individu, la spécificité de ses expériences, de ses finalités, de ses possibles, de son sens de l’existence dans une situation donnée et dans une situation qu’il veut se donner. La différence entre la femme et l’homme est la différence fondamentale de l’humanité.

L’homme noir est l’égal de l’homme blanc, la femme noire est l’égale de la femme blanche.

La différence de la femme a été façonnée par des milliers d’années d’absence à l’histoire. Profitons de la différence : une fois actée l’intégration de la femme, qui sait combien d’années seraient nécessaires pour se défaire de ce nouveau joug ? Nous ne pouvons pas laisser à d’autres la tâche d’ébranler les fondements de la structure patriarcale. L’égalité est ce que l’on offre aux colonisés sur le plan des lois et des droits. Et ce qu’on leur impose sur le plan de la culture. Et le principe à partir duquel l’hégémonique ne cesse de conditionner le non-hégémonique.

Le monde de l’égalité est le monde de l’écrasement légalisé, de l’unidimensionnel ; le monde de la différence est le monde où le terrorisme rend les armes et où l’écrasement cède devant la variété et la multiplicité de la vie. L’égalité entre les sexes est aujourd’hui l’écran de fumée qui dissimule l’infériorité de la femme.

Telle est la position de celui qui, partant de sa différence, souhaite opérer un changement général dans la civilisation qui le retenait jusque-là prisonnier.

La gestion du pouvoir n’exige pas des capacités particulières de gestion mais une forme particulière de domination. Il n’existe pas de neutre, le neutre c’est le masculin. Une femme doit nier tout ce qui la détermine comme femme pour participer à la communauté des égaux. La capacité égale à celle de l’homme, c’est pouvoir être un sujet libre : se nier comme corps et s’affirmer comme conscience. Or, cela est le pouvoir pur : l’indétermination absolue (pouvoir faire n’importe quoi). Un sujet libre est un sujet hors de tout corps, un sujet de droit, c’est-à-dire un sujet de pouvoir. Revendiquer cela, c’est une aliénation : nier qu’on est un corps dans le monde.

Le projet des guérillères était de s’emparer du neutre. Lonzi affirme au contraire qu’être neuralisé, c’est s’aliéner. C’est chercher à accéder à la position de neutralité portée par les hommes. Or, on ne peut pas séparer le pouvoir du corps qui le porte. Le pouvoir, c’est l’être masculin, c’est la croyance qu’on peut être neutre. La politique de la reconnaissance (intégration au marché du travail, au Parlement) vise à sauver le sujet neutre : il vaut mieux reconnaître aux femmes la neutralité que reconnaître que l’homme est un sujet sexué.

Questions : s’emparer du neutre, est-ce vraiment ce que Wittig veut faire (sa théorie est plus queer que féministe) ? Le problème du neutre, c’est qu’il soit accaparé ou c’est l’idée qu’il y ait du neutre ?

Réponse : C’est l’idée qu’il y ait du neutre. Le sujet libre (neutre) est en fait masculin. L’idée d’un sujet neutre masque la masculinité du pouvoir.

Question : elle critique l’aspiration à l’égalité, au droit, en critiquant le neutre ?

Réponse  : Wittig ne cherche pas l’égalité juridique (qui existe déjà), mais une égalité réelle, une égalité de condition. Lonzi comme Wittig critiquent la pure égalité formelle. Lonzi critique cependant aussi l’idéal d’une égalité de condition (qui serait neutre).

Extrait 2.

L’oppression de la femme est le résultat de plusieurs milliers d’années : le capitalisme en a hérité plus qu’il ne l’a produite. Le surgissement de la propriété privée a exprimé un déséquilibre entre les sexes qui renvoie au besoin des hommes d’exercer leur pouvoir sur les femmes ; un besoin qui est né en même temps que se définissaient les rapports de pouvoir entre les hommes eux-mêmes. Interpréter sur des bases économiques le destin qui a été le nôtre jusqu’à aujourd’hui signifie mettre en cause un mécanisme dont on ignore l’impulsion motrice. Nous savons que l’être humain oriente fondamentalement ses instincts selon que ses rapports avec l’autre sexe lui procurent ou non de la satisfaction. Le matérialisme historique méconnaît le facteur émotionnel qui est à l’origine du passage à la propriété privée. C’est là qu’il faut remonter pour identifier l’archétype de la propriété – ce que l’homme a, en premier, conçu comme un objet : l’objet sexuel. La femme, en retirant du domaine de l’inconscient la première proie de l’homme, dénoue l’écheveau originel de la pathologie possessive.

On retrouve la négation du dénomminateur commun : la conscience pure. C’est un propos antihumaniste (les hommes sont libres et égaux en droits). L’égalité n’est pas un principe existentiel alors que la différence l’est. C’est une pétition de principe. Abolir les différences, c’est abolir des sujets existentiels (ce qui fait de lui ce qu’il est, son altérité, etc). La différence n’est pas un contenu essentiel, identitaire. Ce n’est pas un ensemble d’attributs. C’est une pure différence entre toi et moi, multiple, changeante. La différence, c’est un écart, une différence de situation : le fait que l’on n’est pas les mêmes.

L’égalité est un mauvais principe politique parce que c’est un principe juridique. Il ne renvoie à rien, il est abstrait, formel, vide. Alors que la différence est un principe existentiel.

Question : quelle est la différence entre principe existentiel et principe juridique ?

Réponse  : L’un est abstrait, l’autre est concret. Il faut reconnaître autrui en tant qu’il est autre, non pas en tant qu’il est le même. Le désir de reconnaissance n’est pas un désir de soi-même, c’est un désir de reconnaître autre chose.

Question : pourquoi c’est la différence de genre qui est la différence fondamentale de l’humanité ?

Réponse  : Je ne vois qu’une raison sociologique : c’est une femme blanche bourgeoise qui voit essentiellement ce problème (et pas les problèmes raciaux, etc.). Il y a aussi le fait qu’on ne peut pas nier cette différence, sinon c’est la disparition de l’espèce. On peut nier la différence entre un blanc et noir, mais pas celle entre un homme et une femme. Lonzi biologise, voire essentialise, beaucoup la différence. Pourtant cela est en contradiction avec tout ce qu’elle dit de l’être en situation. La différence est une différence de situation (et non de prédicat). Elle est existentielle et non pas essentielle.

Question : biologiser ce n’est pas pareil qu’essentialiser ? Ce qui est étrange c’est qu’elle dit d’un côté que la différence est liée à des situations singulières et qu’elle affirme ensuite qu’il y a une différence première ou fondamentale. Or, cela implique qu’il existe des prédicats qui déterminent le corps d’une certaine façon, de façon essentielle (le corps de l’homme et le corps de la femme).

Réponse : Sur l’égalité de rapport entre homme noir et homme blanc, femme noire et femme blanche, je ne sais pas ce qu’il en est de l’oppression entre hommes et femmes dans chaque cas, mais la lutte n’est pas égale, en raison du préjugé raciste. Elsa Dorlin dit que la violence sexuelle infligée aux femmes noires est plus reconnue que celle qui est infligée aux femmes blanches, parce que l’on prête déjà de la violence aux noirs. La femme noire est donc prise en étau : si elle veut dénoncer la violence masculine, elle doit le faire au prix de la violence de race qu’elle subit. Cette remarque affaiblit son propos. On pourrait appliquer la dialectique aux noirs et aux blancs, mais pas aux hommes et aux femmes, en raison du statut de la différence sexuelle.

Extrait 3.

Voir le problème féminin à travers le prisme du conflit maître-esclave, comme un conflit de classe, est une erreur historique, car ce conflit a émergé à l’intérieur d’une culture qui négligeait la discrimination essentielle de l’humanité : le privilège absolu de l’homme sur la femme. Ce conflit offrait des perspectives à l’humanité depuis une problématique masculine, et n’offrait donc de perspectives qu’à la communauté masculine.

Pour la femme, se subordonner au schéma de la lutte des classes signifie reconnaître des termes empruntés à un type d’esclavage différent du sien – ce qui est la marque la plus évidente du manque de reconnaissance dont elle est l’objet. La femme est opprimée en tant que femme dans tous les milieux sociaux : non pas du fait de sa classe, mais du fait de son sexe. Cette lacune du marxisme n’est pas due au hasard, et elle ne se comblerait pas si l’on élargissait le concept de classe pour y faire entrer la masse féminine, cette nouvelle classe. Pourquoi n’a-t-on pas pris en compte le rapport de la femme avec la production, à travers son activité de reconstitution de la force de travail dans la famille ? Pourquoi n’a-t-on pas pris en compte le fait que son exploitation à l’intérieur de la famille est une fonction essentielle au système de l’accumulation du capital ? En confiant le futur révolutionnaire à la classe ouvrière, le marxisme a ignoré la femme deux fois, en tant qu’opprimée et porteuse de futur ; il a formulé une théorie révolutionnaire à partir de la matrice particulière d’une culture patriarcale.

La différence de la femme correspond aux milliers d’années d’absence à l’histoire. Cette différence n’a pas de contenu, c’est simplement une absence : le fait de ne pas être un sujet (neutre). La femme échappe à la dialectique. On lui a dit qu’elle n’était qu’un corps et non un sujet libre. C’est là que Lonzi fait un pas de côté théorique : profitons de la différence. Au lieu de revendiquer d’entrer sur le marché du travail, il vaut mieux refuser le travail. Il faut rejetter en bloc ce qui est soutenu par la conception du sujet libre et affirmer l’existence des corps, de la différence entre les corps. Dans les années 1970, de façon assez prémonitoire, elle s’inquiète de l’entrée de la femme dans un système technologique abstrait, qui nie toutes les différences. Quelle être pourra-t-on trouver qui aurait échappé à ce système si la femme y entre ? Il vaut mieux refuser d’y entrer.

On peut faire un parallèle avec le néocolonialisme. Au Canada, en 1983, on a reconnu des droits ancestraux aux autochtones mais, en devenant des citoyens canadiens, ils devaient laisser l’État canadien exploiter leur territoire. On a une amie (Élise) qui fait l’hypothèse que ce qui conserve leur être, c’est le territoire.

L’illusion du neutre, de l’égalité, permet à l’hégémonique de dominer le non-hégémonique. C’est ce que fait apparaître de façon évidente le colonialisme.

Extrait 4.

Si Hegel avait reconnu l’origine humaine de l’oppression de la femme, comme il a reconnu celle de l’oppression de l’esclave, il aurait dû appliquer la dialectique maître-esclave dans ce cas également. Ce faisant, il aurait rencontré un sérieux obstacle : si la méthode révolutionnaire peut en effet capturer les mouvements de la dynamique sociale, il ne fait pas de doute que la libération de la femme ne peut pas entrer dans le même schéma. Entre la femme et l’homme, il n’existe pas de solution où l’un éliminerait l’autre, et c’est l’idée même d’une prise de pouvoir qui s’effondre.

Le monde de l’égalité est le monde de l’écrasement légalisé, de l’unidimensionnel : on peut mentionner un exemple, la lutte contre le port du voile, qui empêche les femmes de sortir, et puisqu’elles ne peuvent pas sortir sans leur voile, cela les confine chez elles. Les Blanches qui luttent contre le port du voile ne perçoivent pas les différences de situation. En ce sens, l’égalité produit un écrasement des différences.

On substitue un monde de la différence à un monde d’individus libres et égaux (celui qui est souhaité par Hegel, Marx, etc).

Extrait 5.

La scission entre structure et superstructure a confirmé une loi pour laquelle les changements de l’humanité n’ont été et ne seront pour toujours que des changements de structures : la superstructure a reflété et reflétera ces changements. Ceci est le point de vue patriarcal. Quant à nous, nous ne croyons plus aux reflets. La déculturation pour laquelle nous optons est notre action. Celle-ci n’est pas une révolution culturelle qui suit et intègre la révolution structurelle ; elle ne se fonde pas sur la vérification à tous les niveaux d’une idéologie, mais sur l’absence de nécessité idéologique. La femme n’a rien opposé d’autre aux constructions de l’homme que sa dimension existentielle : elle n’a eu ni condottières, ni penseurs, ni scientifiques, mais elle a eu l’énergie, la pensée, le courage, le dévouement, l’attention, la cohérence, la folie. La trace de tout cela a disparu, car elle n’était pas destinée à rester. Notre force, c’est précisément de ne pas avoir une vision mythique des faits : pour nous, agir n’est pas la tâche spécialisée de quelque caste particulière, bien que cela le devienne quand le but de l’action est l’accomplissement et la consolidation du pouvoir. L’humanité masculine s’est emparée de ce mécanisme en le légitimant grâce à la culture. Démentir la culture signifie donc démentir le pouvoir comme l’origine de l’évaluation des faits et des actions.

Critique du schéma de la luttre des classes (cf. Marx). On ne peut pas appliquer le schéma de la lutte des classes au rapport homme/femme. Le rapport d’appropriation entre homme et femme est antérieur au capitalisme : c’est une pathologie d’appropriation (c’est même l’objectivation de la femme qui fonde l’objectivation de l’ouvrier, etc).

Dans la reproduction, on ne s’approprie pas un travail, mais un corps tout entier. La femme est objectivée et naturalisée. Elle est du côté de la nature. Dans le marxisme, on appelle « accumulation primitive » l’appropriation violente qui précède les rapports sociaux de production. (Certains marxistes disent que cette accumulation n’est pas primitive, mais constante.) Il y a une différence de nature entre l’exploitation de l’homme et celle de la femme. L’exploitation de la femme est de l’ordre de l’accumulation primitive.

Cette lacune du marxisme n’est pas due au hasard. Ce n’est pas parce que Marx était un peu machiste et paternaliste. C’est parce que l’exploitation de la femme n’est pas de l’ordre d’un rapport social de production. Le marxisme a ignoré la femme deux fois : une fois comme travailleuse opprimée, une deuxième fois comme exploitée totale.

Question : est-ce que ce n’est pas plutôt comme opprimée et comme sujet révolutionnaire ?

Réponse  : Si, cela semble plus cohérent avec le texte. On pourrait aussi entendre « porteuse de futur » comme porteuse d’enfant.

Extrait 6.

L’espèce masculine a continuellement défié la vie et défie aujourd’hui la survie ; la femme est demeurée esclave de ne s’y être pas ralliée ; elle est demeurée inférieure, incapable, impuissante. La femme revendique la survie comme valeur.

L’homme a cherché le sens de la vie au-delà et contre la vie même ; pour la femme vie et sens de la vie se superposent continuellement. Nous avons dû attendre des millénaires pour que l’angoisse de l’homme face à notre manière de vivre cesse enfin de nous être attribuée comme une marque d’infériorité. La femme est immanence, l’homme transcendance : par cette opposition la philosophie a spiritualisé la hiérarchie des destins. Le transcendant ne pouvait à la fois parler et douter de l’excellence de son geste ; et si la féminité est immanence, l’homme dut la nier pour initier le cours de l’histoire. L’homme a abusé de son rôle, mais à partir d’une opposition donnée comme nécessaire. La femme doit seulement poser sa transcendance. Les philosophes ont vraiment trop parlé : sur quelle base ont-ils reconnu l’acte de transcendance masculine, sur quelle base l’ontils nié à la femme ? C’est à partir d’une efficacité dans les faits que l’on peut induire une transcendance, considérée alors comme originelle – tandis qu’on la nie partout où il n’y a pas l’idée de constituer un pouvoir. Mais induire la transcendance d’une observation factuelle est typique de la civilisation patriarcale : en tant que civilisation absolue de l’homme, elle n’admet de possibles qu’à l’intérieur de soi. Elle ne reconnaît la femme que comme principe d’immanence, de statisme, et non comme une transcendance d’un genre différent, écrasée sous le poids de la transcendance masculine. Aujourd’hui la femme se pose ouvertement comme juge de cette culture et de cette histoire qui sous-entendent la transcendance masculine ; elle se pose comme juge de cette transcendance elle-même. À travers toutes sortes de traumas conscients et inconscients, l’homme commence lui aussi péniblement à considérer la crise de son rôle de protagoniste. Mais l’autocritique de l’homme ne perd pas de vue l’axiome selon lequel tout ce qui est réel est rationnel, et ne cesse de prétendre à ce rôle, arguant d’un besoin de dépassement. La femme en a assez des manières par lesquelles l’homme, pour se dépasser, l’a opprimée tout en déplorant son immanence. L’autocritique doit céder la place à l’imagination.

Il n’est pas désirable de supprimer la différence homme/femme, parce que cela consiste à faire advenir un sujet neutre. L’idée de la prise de pouvoir disparaît, elle n’ouvre aucun horizon d’émancipation. Ce n’est pas seulement pour une raison biologique que la dialectique n’est pas applicable, mais bien parce que la différence ne doit pas être dépassée dialectiquement.

Il ne s’agit pas d’éliminer des personnes, mais d’abolir des positions et des rapports. Il ne s’agit pas de tuer les hommes, de faire un génocide. Pourquoi ne faut-il pas, pour Lonzi, que les hommes descendent simplement de leur piédestal ? C’est parce qu’elle veut instituer un ordre (symbolique) féminin. Elle ne veut pas destituer le pouvoir masculin, mais le faire disparaître par développement du non-hégémonique. Lonzi porte la position de la librairie des femmes de Milan.

Question : J’ai quand même l’impression qu’il s’agit de détruire le patriarcat. La différence a quand même un horizon historique (même si elle n’a pas de contenu) ?

Réponse  : Évidemment qu’elle est contre le patriarcat, mais la lutte n’est pas dirigée contre le patriarcat pour corriger l’oppression patriarcale là où elle opère (inégalité de droits, de salaires, etc.). S’il faut destituer le patriarcat, c’est en le rendant non-hégémonique, par augmentation de la différence. C’est le sens de l’alliance stratégique avec le jeune homme : le détourner du patriarcat, à partir de sa propre révolte contre le père.

Question : Il y a une contradiction entre la dimension historique et l’identité biologique de la femme (ce qui apparaît clairement avec l’exemple du jeune homme) ?

Réponse  : La femme est absente à l’histoire. Il n’y a pas de processus pour devenir femme. Or, si l’on pense autre chose que devenir un sujet libre, cela ouvre beaucoup de possibilités.

Extrait 7.

Nous disons à l’homme, au génie, au visionnaire rationnel, que le destin du monde n’est pas d’aller toujours de l’avant, comme son désir de dépassement l’y pousse. Le destin imprévu du monde tient au fait de prendre un nouveau départ pour que les femmes parcourent le chemin en tant que sujet.

Nous reconnaissons en nous-mêmes la capacité de faire de cet instant une modification totale de la vie. Qui sort de la dialectique maître-esclave devient conscient et introduit dans le monde le Sujet Imprévu.

Qu’est-ce que cela fait de ne pas appliquer la dialectique à la femme ? Cela fait advenir le sujet imprévu. Lonzi réintroduit l’histoire. Cela répond au problème posé en introduction : en se tournant vers le privé, on quitte la scène de l’histoire. Lonzi montre comment la prise de pouvoir pose problème, échoue et se tourne vers des pratiques de contre-culture (écrire, faire de l’art, des groupes d’autoconscience, etc.). Cependant, il ne s’agit pas de se replier vers le privé. Il s’agit de constituer sa propre communauté. La différence devient le principe qui institute la limite de la communauté (et non pas l’égalité formelle).

Ce qui fait la différence de la femme, c’est son absence à l’histoire. Pour paraphraser Spinoza (on ne sait pas ce que peut un homme) : on ne sait pas ce que peut une femme. Agamben dit que pour destituer le pouvoir, il faut constituer des singularités quelconques. Il y a quelque chose d’assez proche dans ce que disent les féministes de la différence. Le problème qu’il y a chez Agamben, c’est que l’on ne sait pas à quoi ressemble la communauté des singularités quelconques. Chez Lonzi, même si la femme n’a pas de contenu, on voit un horizon plus précis pour penser un sujet quelconque. Élise distingue : être femme comme un homme (revendication d’égalité), ne pas être femme (les lesbiennes de Wittig), être femme comme non-femme (Lonzi).

Peut-on dire que le personnel est politique sans renoncer à transformer le monde ? Lonzi nous donne des pistes. Cela pose toutefois le problème pratique de l’entre-soi. Si l’on constitue la communauté des femmes, elle se fera hors des conflits sociaux. Le principe de la différence annule la pensée du conflit. On affirme l’autre contre le même (contre Hegel), mais on ne pense plus la lutte.

[1En soi : être ; pour soi : savoir que l’on est, accéder à la vérité de la conscience de soi. On retrouve la vraie vie.

[2Défintion de l’Esprit : « un Moi qui est un Nous, et un Nous qui est un Moi ».

[3L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté […] Les orientaux ont su qu’un seul homme ets libre, le monde grec et romain que quelques uns sont libres tandis que nous savons que tous les hommes sont libres, que l’homme en tant qu’homme est libre. De cela résulte la division des époques que nous distingons dans l’histoire mondiale, que nous allons considérer

[4Hegel a attentivement étudié l’économie politique anglaise (Smith, Ricardo), et il ne croit pas du tout que la main invisible crée réellement un intérêt commun aux différentes classes sociales : il affirme, le premier, que le monde de l’économie se dresse telle une puissance étrangère face aux hommes bien qu’il soit produit par lui. La société civile moderne c’est l’aliénation, la séparation entre les hommes et de l’homme avec lui-même, la « perte de la communauté » (sittlichkeit). C’est de l’État cependant qu’il attend la résolution de la contradiction entre intérêt privés et intérret commun.

[5« Toutes les classes qui dans le passé ont conquis l’hégémonie s’efforçaient d’assurer une situation sociale déjà acquise en soumettant la société entière à leur propre mode d’appropriation. Les prolétaires ne peuvent s’emparer des forces sociales de production qu’en abolissant le mode d’appropriation qui a été le leur jusqu’à présent, et par conséquent le mode d’appropriation antérieur dans son ensemble. Les prolétaires n’ont rien à sauvegarder qui leur appartienne : ils ont a détruire tout ce qui jusqu’ici était garantie et assurances de la propriété privé »

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La vraie vie

Novembre 2018

Exemplifier

Tout peut servir d’exemple. Donc il n’y a pas d’exemple en soi.
A première vue, l’exemple de quelque chose est là pour consolider l’existence d’autre chose, pour faire advenir son être, pour l’imposer. On dirait que l’exemple est de l’ordre de l’impur, de l’imparfait, dévoilant partiellement et imparfaitement une réalité qui lui est supérieure. L’exemple a une fonction de monstration, il fait signe vers autre chose qui est extérieure à lui-même.

Exposé

la vraie vie

novembre 2018

La vie bonne : genres et formes de vie dans la philosophie antique

Quand la philosophie apparaît au Ve siècle av. J.-C., elle ne naît pas comme science, mais comme mode de vie. Philosopher, c’est vivre un certain genre de vie et, si l’on en croit ceux qui le vivent, le meilleur parmi tous. La vie bonne, c’est la vie contemplative. Une telle affirmation s’appuie une réflexion plus large sur les formes de vie – qui ne se réduit ni à la biologie, ni à la sociologie, ni à l’anthropologie, mais qui se situe en
deçà du partage entre l’étude générale du vivant et celle de ses formes singulières. La philosophie n’est donc qu’une forme de vie parmi les autres, mais cette forme prétend être la plus haute. Il faut donc chercher à comprendre ce qui lie l’étude des formes de vie à un plaidoyer pour la vie philosophique. Si le mot grec theoria ne signifie pas simplement « théorie », c’est-à-dire un savoir coupé de l’expérience, mais « contemplation », c’est-à-dire un certain rapport vivant à ce qui est, alors il faut examiner en quoi ce rapport peut prétendre être plus vrai que les autres.

Exposé

La vraie vie

décembre 2018

Vie et vérité chez Nietzsche

Pour cette séance, on commencera par suivre le raisonnement de Nietzsche dans sa dimension destructrice. Ce dernier s’attaque en effet à tous les discours prétendument absolus – par exemple ceux de la philosophie ou de la religion – pour les ramener au type de vie qui l’énonce, en se demandant à chaque fois qui parle. Nietzsche est ainsi un des premiers auteurs à détruire la croyance en l’existence de vérités indépendantes de leur situation d’énonciation, et des rapports de pouvoir particuliers qui les caractérisent. Cette forme de nihilisme fait aujourd’hui partie de notre condition contemporaine : pourquoi choisir un mode de vie plutôt qu’un autre si toute croyance peut être réduite à une stratégie vitale ?
On verra ensuite comment Nietzsche tente de sortir de ce nihilisme. Pour cela, il lui faut reconstruire une distinction entre différentes existences plus ou moins authentiques, à l’intérieur d’un cadre où toute transcendance a été détruite. On examinera sa proposition, qui en passe entre autre par une opposition entre force et faiblesse, et on en questionnera les limites.