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Face à la mort : l’authenticité de la vie dans l’existentialisme

Dans cette séance, nous voulons questionner la vie à partir d’un sentiment aussi banal qu’il peut s’avérer intense : l’angoisse de la mort. La mort peut être vue comme dépassement ou accomplissement de la vie, comme passage, réincarnation, grand sommeil, séparation de l’esprit et du corps, pour le meilleur ou pour le pire. À chacune de ces images de la mort correspond sans doute une palette de rapports que les humains vivants entretiennent avec la mort, de l’espoir à la crainte en passant par l’acceptation ou l’attente. La modernité, en balayant les grands récits mythiques et religieux, nous laisse seuls et sans réponse face à la mort. De là naît un rapport particulier avec elle : la peur, voire l’angoisse de la mort. Pour les chrétiens qui
craignaient l’enfer, il y avait quelque chose qui faisait peur dans la mort, une certaine image des souffrances et des malheurs qui attendaient les pécheurs. Si la peur est peur de quelque chose de déterminé, il n’en va pas de même avec l’angoisse. Elle nous saisi lorsque l’on a peur sans savoir de quoi : la mort est tellement peu représentable que le sentiment qu’elle provoque est comme un vertige de frayeur sans objet.

« La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. » Céline, Voyage au bout de la nuit

« Philosopher, c’est apprendre à mourir » Platon, Phédon

Introduction

Je voudrais commencer par plusieurs remarques qui sont comme des hypothèses de travail pour cette séance. Il y en a trois :

1. La mort invite à parler de la vie en terme de vérité ;

2. La modernité occidentale nous a laissés démunis face à la mort ;

3. Cette situation fait de la mort une expérience angoissante.

1. La mort invite à parler de la vie en terme de vérité.

L’idée, aujourd’hui, c’est de voir si la vraie vie tire sa vérité d’un certain rapport à la mort. C’est paradoxal : puisque tous nous devons mourir, la mort ne semble pas, a priori, constituer un critère qui discrimine entre une vie vraie ou non. Reste la possibilité d’avoir différents rapports à la mort qui se répercutent sur la manière dont on vit et, peut-être, sur la vérité de la vie. En fait, il apparaît que c’est à cause de la mort qu’on se pose, peut-être, la question de la vraie vie. On se demande comment ne pas passer à côté de sa vie, comment vivre une vie pleine, authentique, etc, seulement parce qu’on va mourir. C’est sans doute étrange mais tout se passe comme si la clôture que la mort donnait à la vie permettait dans le même temps de lui donner son caractère vrai ou non, permettait de la juger. On pourrait faire l’expérience inverse pour le montrer : si la vie ne connaissait pas la mort mais devait durer éternellement, est-ce qu’elle pourrait être jugée vraie ou fausse ? Si le choix de vie dans le mythe d’Er est possible, c’est parce qu’il y a une vie bornée par la mort, quitte à recommencer le choix après la mort suivante. Surtout, si la question de la vraie vie est pressante, urgente, stressante parfois, c’est bien parce que la mort guette quelque part : comment ne pas passer à côté de sa vie avant de mourir ? Et puis la perspective de la mort est aussi ce qui nous pousse à nous demander pourquoi nous vivons, en plusieurs sens : pourquoi ne pas arrêter de vivre tout de suite ? Pourquoi vit-on ? Avons-nous quelque chose à accomplir avant la mort ? Bref, la mort nous oblige à nous confronter à la vie de plusieurs manières particulières, à lui donner un sens d’une façon ou d’une autre, et c’est ça que nous voulons examiner aujourd’hui.

2. La modernité est démunie face à la mort

Dans le dernier cours, on a examiné surtout le rapport à la vie, au monde de la vie, tel qu’il se déployait dans la modernité européenne. Husserl écrit au début du XXe siècle. Aujourd’hui, on se situe plus ou moins à la même époque et il y a plusieurs aspects contextuels à rappeler. La mort a souvent été intégrée à des systèmes de croyance qui lui donnait une place et une signification particulière : non seulement la mort comme événement particulier (le moment de la mort, sur lequel on ne reviendra pas tant que ça) mais aussi ce qui se passe après la mort. Je ne vais pas faire une histoire de la place de la mort dans les différentes cultures et religions humaines mais on peut malgré tout dire quelques petites choses pour situer la modernité dans tout ça.

  • Antiquité. En philosophie, la mort a été appréhendée de plusieurs façons selon la manière de concevoir l’âme, le corps et les rapports entre les deux. Comme on l’a vu avec Platon, l’éternité de l’âme est une donnée importante qu’on retrouve chez de nombreux philosophes et dont hérite ensuite le christianisme. Donc : la mort est une séparation entre l’âme et le corps. Le corps meure tandis que l’âme subsiste. La mort, c’est avant tout la mort du corps, sa décomposition. Mais déjà dans l’Antiquité, on trouve des discours très différents sur la mort, en témoigne le discours d’Epicure dans sa Lettre à Ménécée  : la mort n’est rien, rien du tout, au point qu’il absurde de tenter de l’étudier puisqu’on n’en pourra rien dire. Il est tout aussi absurde de la craindre puisqu’on ne peut craindre un « rien ». Si la vie tient à une certaine combinaison et liaison des atomes, la mort, elle, est la déliaison de ces mêmes atomes, c’est tout. Au fond, c’est une des explications les plus proches du discours scientifique qu’on retrouve aujourd’hui. Reste que, comme le dit Kierkegaard dans Le concept d’angoisse, les grecs ont plutôt une image calme, sereine de la mort. Au fond, la mort, qu’elle soit héroïque ou anonyme, est toujours rapportée à la vie et sa continuation sous une autre forme.
  • Christianisme. La religion chrétienne offre un discours balisé sur la mort. Au fond, la vie ici-bas n’est qu’une étape sur un chemin plus long qui doit nous mener vers une vie après la mort. La mythologie de l’enfer et du paradis, qui avait déjà cours en Grèce (cf. le mythe d’Er chez Platon), fonctionne comme un instrument de jugement permanent de la vie : telle vie vertueuse ira au paradis et inversement. Le tout repose aussi sur l’éternité de l’âme individuelle : sans ça, pas possible de pouvoir juger une vie individuelle après la mort, etc. La mort, ici, apparaît comme le moment du jugement, qui donne la vérité de la vie en quelques sortes.
  • La modernité. Un certain nombre de notions sur lesquelles reposent la façon de concevoir la vie, la mort, Dieu, etc, sont remises en question. En philosophie Kant montre que la raison ne peut démontrer ni accéder à certaines choses et en particulier Dieu et l’âme, sur lesquels reposait pourtant la perception de la mort. Les Lumières opèrent une critique de la religion et notamment de ses aspects superstitieux et mythiques. Surtout, le XIXe siècle est celui qui prononce la mort de Dieu (Nietzsche) et la supercherie de la religion (Marx). On ne revient pas là-dessus dans les détails. Simplement, chez Marx, on trouve une critique de la religion intéressante du point de vue de la mort. Il dit : la religion est l’opium du peuple : elle nous fait miroiter une vie après la mort pour mieux accepter la difficulté dans cette vie-là. C’est donc un instrument de pouvoir qui vise à garder les masses au travail. Nietzsche, au fond, dit un peu la même chose lorsqu’il affirme que la morale et le christianisme impliquent un mépris de la vie sensuelle, corporelle, ici-bas, par leur discours sur la vie future. Emerge donc lentement l’idée que la vraie vie c’est celle que nous vivons ici, dans le monde matériel et qu’il faut trouver les moyens de la rendre belle ici et maintenant.
  • Voilà une histoire à très gros traits qui me sert à une seule chose : pointer le fait qu’il n’y a plus, désormais, de discours sur la mort ou sur ce qu’il se passe après la mort. D’où : la modernité est démunie face à la mort. Peut-être que l’on gagne la vie, éventuellement la vraie vie, ici-bas, avec tous ces discours qui visent à lui redonner de la valeur, mais on perd la mort et ce qui vient après, en quelques sortes. Nous n’avons plus rien à dire sur ce qui vient après la mort et sans doute que c’est ça qui la rend intéressante, aussi.

3. Cette situation fait de la mort une expérience angoissante

Parce qu’on est démuni face à la mort, parce qu’on ne sait pas quoi en dire ni quoi en penser, il ne reste plus que la mort, nue, seule, face à nous dans tout son mystère et son néant. Epicure pourrait dire : eh bien la mort n’est rien, alors pas besoin de nous en occuper. Pourtant, aujourd’hui, ça ne passe pas. Parce que le rien est encore quelque chose, parce que, et c’est ce que j’aimerai voir aujourd’hui, le rien ne mène pas à rien, ou pas seulement. Ici, il faut faire l’expérience proposée la dernière fois par Victor et Amaury à la fin de leur exposé : essayer de parler de la mort selon trois perspectives : la perspective commune, la perspective scientifique et la perspective phénoménologique.

  • La perspective commune use souvent de banalités et/ou de métaphores pour parler de la mort : c’est la fin de la vie, le grand sommeil. La mort est envisagée simplement, éventuellement avec quelques résurgences de croyances religieuses sans que celles-ci correspondent à une foi véritable reliée à un culte et à un monde construit autour de lui. Elle est aussi envisagée à partir de la mort des autres, autour de nous : elle rend triste mais est aussi ritualisée (cérémonies, souvenirs, enterrement, etc).
  • Du point de vue scientifique, la mort est un processus biologique qui ressemble peut-être à ce qu’Epicure disait : la fin d’une certaine façon dont les atomes se lient entre eux. Plus proche de nous, on va essayer de définir exactement à quel moment la vie s’arrête : l’arrêt du cerveau, l’arrêt du cœur, l’arrêt de la respiration. Certains vont même jusqu’à dire que la mort, jusqu’à un certain point bien sûr, est une expérience réversible de laquelle on peut revenir, comme c’est le cas après un arrêt cardiaque. La science essaye de fournir des critères de la mort physique, de décrire certains états et effets de seuil pour définir la mort. Mais en termes biologiques, on pourrait aussi mettre en avant le fait qu’il n’y a pas d’effet de seuil, qu’il n’y a qu’une continuité dans laquelle on ne peut discerner de véritable seuil. Et dans ce cas, pour pousser la chose à la limite, on pourrait dire que, biologiquement, la mort n’existe pas.
  • La perspective phénoménologique maintenant. Petit rappel : la phénoménologie consiste, pour la faire simple, à décrire les phénomènes. Un phénomène, c’est ce qui apparaît. Ici, on se demande donc comment décrire le phénomène de la mort : comment nous apparaît-elle ? en un premier sens, on pourrait dire que la mort est un défi à la phénoménologie, si on reprend l’approche Epicurienne : puisque la mort n’est rien, on ne peut rien en dire. Puisque « quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes pas » (Epicure, Lettre à Ménécée). En quelque sorte, on pourrait donc dire : la mort n’est pas un phénomène, elle n’apparaît jamais, elle n’est donc rien du tout. Sauf que ce n’est pas le cas. Parce que rien est encore quelque chose. Faire l’expérience du « rien », se rapporter à quelque chose en se disant que « ce n’est rien », et bien ça ce n’est pas rien. Faire cette expérience, l’expérience du rien, notamment du point de vue psychologique, introspectif, ça produit quelque chose : de l’angoisse. L’angoisse se définit comme une crainte ou une peur qui n’a pas d’objet. J’ai peur mais je ne sais pas de quoi. Précisément, j’ai peur de rien ou plutôt du rien. Je reviendrai un peu plus tard sur une tentative de description phénoménologique un peu plus détaillée de la mort et de l’angoisse qui va avec.
    Pour résumer ce point : parce que la modernité nous laisse démunis face à la mort nous nous trouvons face à elle comme on se trouve face au rien. On pourrait balayer ce rien comme l’on fait certains sages antiques mais on peut aussi essayer de prendre garde à l’expérience psychologique dont il est l’occasion. Or, en bien des cas, nous ressentons une angoisse profonde face à la mort, qui est justement une peur du rien. C’est à partir de cette expérience d’une angoisse profonde face à la mort que je voudrais essayer d’avancer.

La question générale qui préside à ce cours est : qu’est-ce que le rapport à la mort nous dit de la vie et, éventuellement, de la vraie vie ?

Pour répondre à cette interrogation générale, je procèderai par étapes. D’abord, je proposerai d’envisager le rapport à la mort très simplement, avec les yeux d’un enfant, ou presque, pour déboucher sur l’angoisse comme modalité du rapport à la mort mais aussi sur les grandes questions métaphysique qui en découlent. Ensuite, à partir de ces descriptions, on replacera l’angoisse de la mort au sein d’un corpus théorique plus large, celui de l’existentialisme et en particulier chez Heidegger, pour montrer ce que l’angoisse révèle de l’existence. Enfin, on verra, notamment avec Lévinas, quelles sont les possibilités pour se sortir d’un rapport perpétuellement angoissé avec la mort.

  • Face à la mort : l’angoisse et la métaphysique
  • L’être pour la mort ou la mort comme révélation de l’essence même de l’existence
  • Sortir du face à face avec la mort

I Face à la mort : l’angoisse et la métaphysique

Ici, je voudrais faire une expérience. Je voudrais essayer de décrire le face à face avec la mort que j’ai pu faire étant plus petit. J’y trouve un intérêt pour deux raisons :

  • D’abord parce que, enfant, j’ai fait cette expérience et qu’elle me semble cruciale en tant qu’expérience. D’une part, elle a produit en moi un sentiment d’angoisse d’une force et d’une persistance que je n’ai presque jamais retrouvé depuis, ou seulement par bribes. D’autre part, il me semble, et je vais essayer de montrer comment, que c’est cette même expérience de la mort qui m’a fait faire mes premiers pas dans la métaphysique, d’une manière assez simple finalement.
  • Ensuite, parce que, en un sens, et au-delà de mon expérience personnelle, le regard de l’enfant s’approche en plusieurs points de celui du phénoménologue : il ne possède pas le regard scientifique ni les jugements ordinaires sur la plupart des questions, il a donc une forme de liberté de perception (évidemment relative) qui m’intéresse ici. Pour cette raison, je crois qu’il est important de faire parfois l’exercice qui consiste à regarder le monde comme un enfant ou comme l’enfant que nous avons été. Non pas « rester enfant » comme on dit parfois, bêtement, mais accéder à notre regard d’enfant, qui nous hante encore forcément, quelque part, et qui a parfois des choses intéressantes à nous montrer.
    Essayons donc de remonter quelques années dans nos souvenirs, parce qu’évidemment je pense que mon expérience n’est pas la seule de ce genre. Autour de 8-9 ans, ou un peu plus tôt, ou un peu plus tard. Comme dirait Proust, à cet âge- là, on est couché de bonne heure : nos parents nous couchent mais eux ne se couchent pas et, pas loin de nous, la vie continue. Assez vite, on se retrouve dans le noir, avec éventuellement une petite lumière ou la porte entrouverte. Il arrive alors qu’on n’ait pas du tout envie de dormir. Ou alors qu’on commence à s’endormir mais que, soudain, on se réveille en ayant l’impression de n’avoir pas encore dormi. Et là viennent alors toutes sortes de questions qui vous taraudent, entremêlées d’images et de début de rêves. Le lit est confortable mais on s’y sent aussi un peu seul et tout est bon pour s’assurer que la vie continue quelque part en plus de nous : un peu de lumière, quelques bruits de quelqu’un qui dort pas loin ou de la soirée qui continue pour les plus vieux. Mais voilà que cette présence et toutes ces certitudes peuvent aussi se mettre à vaciller : comme l’écrit encore Proust au tout début de La recherche en évoquant ses nuits d’enfance : « Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit ; on vient d’éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède. » On s’enfonce alors dans la solitude, seul face à au noir, la nuit, le sommeil. Et on continue de cogiter. Et si les personnes censées être autour disparaissaient ? Et si elles mourraient ? Une première peur de la perte, de l’abandon, de la mort ou de la disparition des autres peut alors nous envahir. Comme cela ne nous aide pas à nous endormir, bien au contraire, la réflexion a de quoi aller plus loin : de quoi a-t-on peur exactement ? Qu’est-ce que la mort ? Mais la mort des autres est une question spécifique et, là encore, la cogitation enfantine fait facilement un pas de plus : qu’est-ce que ma propre mort ? Toutes sortes de réponses peuvent alors se succéder, entre les bribes d’histoire que l’on a entendu raconter sur la vie après la mort ou celles que l’on se raconte à soi-même. Reste que, passé un certain âge, on commence aussi à douter de tous ces récits préfabriqués. Comme je le disais plus haut, il semble que la modernité nous laisse démunis face à la mort. En tous les cas, quelle que soit l’histoire qu’on parvient tant bien que mal à se raconter, la question de la mort revient, obstinément, en face de nous. Le sommeil peut parfois figurer la peur de la mort : et si je m’endormais et que je ne me réveillais plus ? Raison de plus pour faire durer la veille et l’anxiété qui va avec. Sans doute que la question la plus obsédante, pour préciser un peu, n’est pas tant « qu’est-ce que la mort ? » mais « qu’est-ce qui vient après la mort ? » Une réponse simple serait la suivante : « C’est rien, le vide, le noir ». Mais l’intelligence n’abdique pas et le sommeil ne vient pas aussi facilement. Surtout, le rien, le vide et le noir font peur. Mais qu’est-ce qui fait encore peur là-dedans ? Qu’est-ce que le rien ? Si le rien n’est rien et qu’on n’en peut rien dire, alors autant ne pas parler, ne pas y penser puisque, de toute façon, ce n’est rien. Sauf qu’on a justement peur d’être comme projeté dans le rien. Est-ce le rien qui nous fait peur ou notre rapport à lui ? En fait, peut-être que ce qui fait peur, ce n’est pas le noir mais d’être dans le noir. D’être là, soi-même, enveloppé dans une pénombre infinie qui serait la mort définie comme le vide, le rien. Au-delà du fait que « pénombre infinie » soit encore une image, forcément inappropriée, du rien et de la mort, ce qui fait vraiment peur c’est peut-être de continuer à exister soi-même au sein de ce rien et de ne pas pouvoir en sortir. Le soi-même, alors, on peut se le représenter seulement comme la petite voix qui est en train de se poser toutes ces questions dans notre tête : la peur de la mort devient alors une peur de la vie après la mort, vie qu’on imagine solitaire et baignée dans l’obscurité. Ce qui est le plus terrifiant, c’est peut-être que quelque chose comme l’âme ou la conscience vive quand le corps, lui, disparaît, et que cette âme reste ensuite prisonnière d’elle-même. Une forme d’angoisse vous prend alors par le ventre, qui ne vous lâche plus à moins de se diriger vers des présences rassurantes ou de s’endormir. Le sommeil et les autres semblent être ici les deux voies pour sortir de cette impasse car, tant que l’on reste seul à penser à ce qui vient après la mort comme un rien dans lequel notre âme s’est faite prisonnière, on fait exister cette situation pour nous-mêmes, ici et maintenant : on est seul, dans le noir, et plus aucune présence ne nous tire hors de notre angoisse.

Subitement, ouvrez les yeux, le village se réveille, l’angoisse a disparu, ne reste que son souvenir et, parfois, ses soubresauts. La journée, tout va mieux mais une chose subsiste malgré tout : on sait que l’angoisse couve et on se demande bien comment les autres s’en tirent, le soir, tous seuls. On se demande aussi si toute la vie n’a pas quelque chose de futile au regard de cette confrontation si bouleversante avec la mort. Et ne même temps, il est mille fois préférable de vivre sans y penser que de rester coincé dans cette anxiété. Alors va pour une journée, on verra plus tard si l’angoisse revient.

De cette première confrontation avec la mort, on tire plusieurs choses :

  • Une réflexion sur le néant. Même si, à ce stade et comme on l’a vu, on a peut-être déjà trop investit le « rien » en nous y engouffrant nous-mêmes : il y aurait « rien » mais il y aurait malgré tout nous-mêmes au sein de ce rien, ce qui est un paradoxe. Comme si nous ne parvenions pas à nous représenter le rien, le néant, sans nous y inclure. Cela ouvre néanmoins la réflexion sur des questions métaphysiques générales : qu’est-ce le rien, le néant et, inversement, qu’est-ce que l’être ? On s’imagine alors, naïvement, la fin de l’univers : après, il doit bien y avoir le « rien », le « vide » : mais la raison s’obstine encore et demande « mais de quoi s’agit-il ? ». Bref, l’important, ici, c’est qu’une certaine expérience de la mort nous éveille à la métaphysique bien avant la philosophie et les concepts à proprement parler.
  • Une expérience de l’angoisse. A un moment ou à un autre, on est pris par une terreur ou une angoisse qu’on pourrait appeler, un peu facilement, « angoisse de la mort » mais qui est en fait une forme d’angoisse devant le néant et devant notre rapport au néant.
  • Peut-être, comme on l’a vu à la fin, que cette peur de la mort est en fait une peur de la vie déguisée : peur qu’une certaine vie continue au sein du néant, qui serait la pire prison imaginable, comme dans un épisode de Black Mirror où des gens se font enfermer leur conscience dans le cerveau de quelqu’un d’autre ou dans un disque dur, ou une peluche. La séparation de l’âme et du corps dans une version terrifiante.
  • Enfin, on ne sait pas trop quoi faire de cette angoisse une fois qu’elle retombe : d’un côté elle nous fait paraître le reste de la vie avec une sorte de futilité ; de l’autre on est bien contents de la fuir et de passer à autre chose, quitte à la laisser couver, irrésolue, on ne sait où.
    A partir de cette expérience, je propose maintenant de faire comme un saut dans l’existentialisme pour essayer de voir comment l’angoisse et la mort ont été prises en charges par ce courant de pensée. L’idée étant de « faire quelque chose » avec tout ça, notamment au vue du problème de notre année : la vraie vie.

Questions : Tu dis que l’angoisse n’a pas d’objet, c’est l’angoisse du rien, mais est-ce que ça n’est pas pas une question d’informulé, on angoisserait pour quelque chose qu’on n’a pas encore idendifié ? - Si, on pourrait parler d’informulé mais l’important c’est de voir que ce qu’on va essayer de formuler après c’est un rien qui nous angoisse en tant que rien sur le moment ; il y a une distinction classique en philo entre la peur qui a un objet et l’angoisse qui n’en a pas. On peut dire « angoisse de la mort » si on définit la mort comme le rien.

II L’être pour la mort ou la mort comme révélation de l’essence même de l’existence

  • L’existentialisme à partir de Kierkegaard : partir de l’existence
    Quelques mots sur l’existentialisme. On désigne généralement par là un courant philosophique qui naît avec Soren Kierkegaard, philosophe danois (1813-1855). Les principaux auteurs qu’on peut lui associer sont Martin Heidegger (1889-1976), Jean-Paul Sartre (1905-1980) et éventuellement Emmanuel Lévinas (1906-1995).

Le point de départ de l’existentialisme est la remise en cause d’une certaine façon de faire de la philosophie via de grandes généralités, de grands systèmes qui permettraient de subsumer, c’est-à-dire d’intégrer la diversité du réel dans des catégories pertinentes. Comme son nom l’indique, l’existentialisme veut partir d’ailleurs que les grandes abstractions pour trouver la vérité : il veut partir de l’existence. Kierkegaard écrit dans son Journal  : « De quoi me servirait-il que la vérité fût pour moi froide et nue, indifférente de voir que je la professe ou non (...) ? La connaissance doit être accueillie en moi de façon vivante, et c’est cela que je reconnais maintenant comme l’essentiel  ». Ou encore, pour bien marquer la différence d’avec une pensée qui prend la vérité comme un objet extérieur : « Pour la réflexion objective, la vérité devient quelque chose d’objectif, un objet, et il s’agit de se retrancher du sujet ; pour la réflexion subjective, la vérité devient l’appropriation, l’intériorité, la subjectivité, et il s’agit précisément pour celui qui existe de s’enfoncer dans la subjectivité » Post-scriptum aux Miettes philosophiques (1846, nb, un an auparavant, Marx écrivait la 2e thèse sur Feuerbach qui disait ceci : « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la pratique, est purement scolastique ».) Ici, l’élément de contexte philosophique à prendre en compte est Hegel (1770-1831) : Kierkegaard est un fervent opposant à Hegel (tout comme Marx, d’une autre façon). C’est précisément lui qu’il vise lorsqu’il attaque la philosophie par système qui ne laisse que trop peu de place à la subjectivité. Chez Hegel, la subjectivité est un moment de la vérité mais elle doit être dépassée afin d’obtenir une vérité complète, sorte de mélange d’objectivité et de subjectivité qui dépasse les éventuelles contradictions entre ces pôles au sein d’un Sujet absolu. Hegel fait une philosophie du Concept, comme on l’a vu avec Henry. Ce qui est acquis chez Hegel et qui restera pour la suite, c’est l’idée que toute vérité se donne dans le temps, est le fruit d’un processus, d’une histoire. Mais à l’échelle d’un sujet absolu, d’un Concept qui parvient à tout piéger, à tout récapituler. Chez Kiekegaard, au contraire, il s’agit toujours de replacer toute vérité non seulement dans le temps mais dans le seul temps qui soit réellement, c’est-à-dire celui de l’existence, contre la pensée hégélienne (on trouve des centaines de citations comme ça dans toute son œuvre) : « comment la vérité éternelle est à comprendre dans la détermination du temps [ici, à la limite, on reste hégélien] par quelqu’un qui, par le fait qu’il existe, est lui-même dans le temps, ce que l’honorable professeur [hegel] concède lui-même, ne serait-ce que lorsque, chaque trimestre, il touche ses gages ». Et voici un principe méthodologique qu’on retrouvera aussi à l’œuvre chez Heidegger : « Puisque celui qui pose la question fait précisément valoir le fait qu’il est existant, la voie qui sera par nature surtout à préconiser sera celle qui surtout met l’accent sur le fait d’exister » (Post-scriptum…p.11). Pour éclairer toute question, et l’être en général, on part du fait d’exister. Et, pour compléter tout ça, voici la source à laquelle ont puisé autant Heidegger que Agamben ou Tiqqun, chacun à leur façon : « Objectivement on accentue  : ce qui est dit  ; subjectivement  : comment c’est dit » (Post-scriptum, p.21). Cette insistance pour basculer du contenu vers la manière se retrouvera dans tout le XXe siècle comme un leitmotiv important pour aller contre toute pensée trop idéologique, systématique, abstraite, objective.

Il me semblait important de parler de tout ça pour voir dans quel cadre se situent les penseurs dont on va parler. Juste un mot pour justifier ce cadre : en suivant Kierkegaard, je dirai qu’il n’y a pas de sens à parler de la mort d’un point de vue purement spéculatif ou fantastique comme il le dit. Ou plutôt, il me semble que la mort est l’un de ces phénomènes contre lequel viennent buter tous les récits quand on les prend du point de vue de l’existence justement, qui est celui de l’intériorité et de la subjectivité. C’est pour cette raison que j’ai commencé par un récit volontairement trop subjectif. Pour ancrer le propos dans l’existence, pour faire un peu d’existentialisme en un sens presque naïf. Or, l’un des éléments du récit était justement que, à un moment, tous les récits que l’on nous propose à propos de ce qui vient après la mort ne tiennent pas à nous qui envisageons la mort, enfant, dans le noir de notre chambre. Toutes les vérités ou les fables se mettent à trembler avec l’angoisse qui monte en nous et on affronte alors la mort d’un tout autre point de vue, qui est celui d’un existant qui s’y confronte.

En deux mots, que signifie l’existence, le fait d’exister chez Kierkegaard ? C’est un entre-deux : entre l’éternité de l’être parfait et divin et l’être matériel inconscient, il y a l’existence. On l’a situé, reste à la définir : l’existant est ce qui est aux prises avec son devenir. L’existence est toujours en route vers son possible et au fond assez désintéressée par son effectivité. L’existence se définit beaucoup plus parce ce qu’elle peut devenir que par ce qu’elle est dans le moment. Ce possible est « l’angoissante possibilité de pouvoir ». Il prend comme emblème Adam, à qui Dieu interdit l’Arbre. Si on lui interdit, c’est qu’il peut, ou peut ne pas. Tant qu’il n’a pas mangé le fruit, Adam ne peut se décider en toute connaissance de cause puisqu’il n’a pas encore la connaissance. Il ne sait pas ce qu’il peut ou peut ne pas puisqu’il ne connait pas le fruit. C’est le moment où la possibilité est complètement ouverte, où règne l’Inconnu.

Questions :

Tu peux revenir sur ce que veut dire « être en prise avec l’éternité » ? - Il y a pour Kierkegaard une condition tragique de l’homme, qui peut viser l’éternité et vivre le décalage avec cette visée vouée à être déçue. On ne peut pas devenir éternel, atteindre l’éternité. C’est l’instant qui va jouer ce rôle là chez Kierkegaard : l’instant c’est chez lui la pointe de l’éternité dans le temps. Il n’y a pas de temps qui coule pour Dieu, le temps ne passe que pour un sujet finit, aux prises avec sa finitude. Comment un sujet fini se rapporte à l’éternité ? Non pas en se déifiant tout à coup, ni non plus en s’en remettant à une croyance facile selon laquelle l’éternité suit la mort, non : il y a dans l’existence quelque chose qui est comme une bribe d’éternité, notamment l’instant de la décision, avec ses possibilités de l’erreur, ses conséquences : on sait qu’on ne va pas accéder à la souveraineté mais on touche du doigt l’instant dans ce qu’il a d’intouchable. Il y a plusieurs stades chez Kierkegaard dans ce rapport à l’instant, des sauts dans l’existence : le saut religieux, c’est le moment où je prends un décision par pure foi, le sacrifice d’Isaac par exemple.

Est-ce qu’il y a un rapport avec le pari chez Pascal ? - Oui même si le pari chez Pascal reste un calcul. Pour Kierkegaard il faut pouvoir faire le saut sans aucun calcul,sans pouvoir se rassurer : pur saut pour essayer de toucher quelque chose de l’éternité divine.

  • Heidegger : l’être, l’existence et la mort

Heidegger (1889-1976). Il écrit que Kierkegaard lui a donné des impulsions et que Husserl lui a implanté ses yeux, donc sa méthode.

L’impulsion qu’il tire de Kierkegaard : partir de l’existence et se focaliser sur l’angoisse

C’est important parce que ça nous permet de faire le lien avec le cours précédent : Husserl est le fondateur de la phénoménologie et Heidegger est son élève et se revendique de lui. C’est-à-dire qu’il tente avant tout de décrire des phénomènes (d’où les yeux, la perception : la description comme méthode) et qu’il conçoit le sujet non pas comme une entité fermée sur soi mais plutôt comme un flux de conscience, un acte de conscience perpétuel. On peut jamais isoler un sujet de ce rapport aux choses, il y a un se-rapporter-aux-choses (on parle déjà un peu comme Heidegger) et la conscience n’est jamais rien d’autre que cela. Ce que je propose ici, c’est qu’avant de passer à la mort, au se-rapporter-à-la-mort à l’être-pour-la-mort et à son rapport avec l’existence, on essaye de reconstruire a minima le cadre de la pensée heideggérienne.

  • L’être, l’étant et l’existant
    L’ensemble de l’œuvre de Heidegger peut être lue comme une vaste entreprise pour revisiter la métaphysique occidentale, en détecter les impasses et en proposer une nouvelle version. Ici, on se contentera d’exposer quelques bribes de son essai principal, Être et Temps, qui est son seul vrai livre même s’il considérera plus tard qu’il a échoué dans sa tentative, publié en 1927. Ça correspond au premier Heidegger qui focalise beaucoup sur l’existence, plus tard Heidegger se focalisera sur d’autres choses et qui seront au fond assez différentes d’une philo existentialiste

Heidegger veut questionner le sens de l’être : « L’élaboration concrète de la question du sens de l’« être  » constitue le propos du présent essai. ». Pourquoi ? Parce que l’être est à la fois le concept le plus général, le moins définissable et le plus évident de la tradition occidentale, ce qui le rend, en même temps, très obscur. C’est donc le plus important le plus général et le moins clair : tout indique qu’il faut s’en occuper, tout se fonde là dessus et en même temps tout le monde a abdiqué, ne s’en occupe plus. Comme il le dit aussi d’emblée, le but de son propos est le suivant : « L’interprétation du temps comme l’horizon possible de toute compréhension de l’être en général, tel est son but provisoire. » Autrement dit, alors que jusqu’ici on opposait l’être et le temps sous la figure du devenir, on disait, il y a l’être d’un côté, stable, et le temps de l’autre, où l’être se dissout, Heidegger propose le temps comme l’horizon d’interprétation de l’être ; tout être est dans le temps.

Le temps est ce qui nous permet de comprendre l’être. Chez Platon il y a l’être d’un côté et de l’autre le temps, le devenir dans lequel l’être se dissout. Une table n’est jamais la même : rien de ce qui est dans le devenir n’sest en quelque sorte. On va chercher l’être ailleurs, dans la sphère des idées qui restent identiques à elles-mêmes.

Heidegger se situe en dialogue avec Platon et Aristote pour reposer la question de l’être. Tout être est dans le temps pour Heidegger, et tout être a un rapport coexistant avec le temps.

Ouvrir la question de l’être par le temps demande de passer par un étant particulier, quelque chose qui existe : le Dasein. Veut dire en allemand « être-là » (on le dit en allemand parce qu’on considère que c’est plus ou moins intraduisible). Un étant (participe présent du verbe être : quelque chose qui est) particulier : qui « comprend » (pas une activité théorique, mais façon d’exister), qui se comprend lui-même comme temporalité.

Question : Dans les étants il y a des dasein et des choses ? La distinction c’est Inanimé/animé ? - C’est pas pas comme ça que se fait la distinction mais oui un téléphone est un étant utilisé par un Dasein.

Pour faire simple, entendez d’abord dans dasein le sujet humain. En allemand, ça veut dire être-là mais Heidegger l’utilise pour désigner ce qu’on appelle habituellement un sujet humain. J’espère que ça se précisera par la suite, en attendant, voici la définition de Heidegger : « Le Dasein a un privilège insigne par rapport à tout autre étant. […] Le Dasein est un étant qui ne se borne pas à apparaitre au sein de l’étant. Il possède bien plutôt le privilège ontique suivant : pour cet étant, il y va en son être de cet être. » (§9). Privilège ontique : privilège parmi les étants, les choses. Ontique : ce qui a rapport à l’étant ; ontologique : le discours sur l’être. L’être n’apparaît jamais, il est derrière chaque étant, se donne et se retire à la fois dans les étants. Le Dasein a un privilège parmi les étants : il y va en son être de cet être : dans le Dasein il y va de son être. « Il y va » : il se rapporte à son être, dans sa définition même il se rapporte à son être. Pas le choix, en toutes choses et tout temps on se rapporte à notre être.

{{}}Autrement dit, l’essence du Dasein, c’est son existence (// Sartre) et par là il faut entendre que « Le Dasein est son ouverture », son « il y va » le fait de pouvoir se rapporter à toute chose.

On retrouve le court-circuit kierkegaardien : on ne passe pas par un grand système de l’être, on choisit une porte d’entrée pour questionner l’être. Cette porte d’entrée, c’est l’existence, le Dasein comme existence. Pourquoi est-ce qu’il est intéressant ? Parce qu’il y a va en son être de son être. Donc dans son existence même, il questionne son existence et il questione l’être, pas comme les autres étants, les autres choses qui sont sans plus, sans phrase, sans questions : il porte en son être la question de son propre être. Différence entre les étants et les existants. Heidegger insiste fortement sur la différence entre deux sens du mot être : alors que les choses comme un cendrier, un livre, une montagne sont, on dit aussi des personnes humaines qu’elles sont mais cela revêt un sens très différent : il faudrait dire qu’elles existent. Les premières sont disponibles, inertes, parmi un stock. Alors qu’exister, pour une personne, signifie que pour elle, il y va d’elle-même. Une montagne est mais n’existe pas. Fond existentialiste : interrogation de l’être à partir de l’existence, pas être partir de ce qu’est une chose mais à partir de l’être particulier du Dasein.

Puis, reconstruire un peu l’ontologie l’architecture existentiale. C’est une forme de phénoménologie appliquée à l’existence humaine. Comment est structuré le fait d’apparaître lui-même, pour un Dasein, comme on se rapporte aux choses. Heidegger élève de Husserl : il s’agit de décrire comment le dasein est au monde en voyant qu’il y est toujours par l’intermédiaire d’attitudes, de façons d’être, dont certaines sont primordiales. On va en décrire quelques-unes pour entrer un peu dans le système heideggérien. Juste avant, pour ne pas oublier pourquoi on fait tout ça : l’idée c’est que, au sein du système d’Heidegger, l’angoisse et l’attitude face à la mort sont justement des attitudes existentiales décisives, qui révèlent le sens du Dasein et surtout en dévoilent l’authenticité. C’est à partir de là que je tire l’idée qu’il y a dans le rapport à la mort une façon de découper ce que pourrait être la vraie vie dans l’idée d’une existence authentique. Pour le moment, c’est normal, tout ça n’est pas clair. C’est le point d’arrivée. Je vous le donne juste pour avoir un cap : on veut arriver à voir en quoi un certain rapport à la mort peut éclairer l’existence.

différence entre réalité (les choses du monde, les objets, sont) et existence (qui concerne les êtres humains). Exister = pour une personne, il y va d’elle-même, être engagé dans un rapport de soi à soi dans lequel ce que l’on est importe. Ce n’est pas exactement de la liberté dont il est question : avant même de faire un choix délibéré, pour un sujet, il y va en lui-même de lui-même, il est tributaire d’un certain intérêt envers lui-même qui le confronte à son possible à son futur être avant même d’en avoir éventuellement conscience. Grosse critique à Sartre : on est pas sur le plan où il y aurait différents projets possibles, mais on se situe en amont de ça ,avant même d’être conscient : les choses se donnent comme une sorte d’ouverture dans laquelle on est concerné par notre être. Le Dasein n’a pas d’essence mais seulement cet intérêt, ce trouble du possible, l’orientation vers le possible.

Pour décrire l’existence plus en détail, Heidegger veut forger des équivalents aux catégories qui servent habituellement à décrire l’être. Les catégories sont comme des critères qui définissent tout être et l’être en général. Par exemple, Aristote dénombrait 10 catégories, Kant 4 : la quantité, la qualité, la relation, la modalité. Ça veut dire que n’importe quelle chose qui est a une certaine quantité, qualité, etc. être possible/nécessaire etc. C’est en quelque sorte ce qui permet de cartographier, de faire des fiches d’identité à chaque chose. Au philosophe, elles servent d’outils pour décrire et définir le réel rigoureusement. C’est précisément ce dont veulent sortir Kierkegaard et Heidegger. Heidegger, lui, veut forger en quelque sorte l’équivalent des catégories mais pour l’existence, les attitudes fondamentales par lesquelles le Dasein se rapporte à lui-même et au monde. On a défini le Dasein comme ce rapport à soi, et il faut maintenant décrire ce rapport à soi : ce que Heidegger décrit des catégories existentiales, des structures qui définissent des attitudes générales que tout Dasein a pour se rapporter au monde.

Question : Pourquoi « exstential » ? - Heidegger veut passer à un degré supérieur, là où l’existentiel décrirait des évènements biographiques, des choix phsychologiques, là on essaye de décrire la structure qu’a tout Dasein dans son rapport au monde. Les étants eux n’ont pas de monde.

  • Les existentiaux (// catégories existentiales)

Petite liste pour aller jusqu’à deux existentiaux cruciaux pour nous : l’angoisse et l’être-pour-la-mort

L’être-au-monde : un peu l’existential initial, désigne le fait que nous sommes d’emblée dans un monde, ne veut pas dire il y a nous et on arrive dans un monde déjà tout fait mais plutôt que nous ouvrons toujours déjà un monde. L’être qui existe, le Dasein, c’est celui qui est-au-monde avant tout, qui s’affaire dans le monde ; cela signifie qu’il spatialise (être-là), il crée un espace autour et devant lui qui ne se confond pas avec l’espace objectif de la géométrie. Il n’y a donc pas d’abord un espace neutre et ensuite les opérations de l’existence dans cet espace : il y a un Dasein qui ouvre un espace, il y a l’existence comme projet, sortie de soi, qui spatialise autour d’elle, qui crée l’espace. Rappel Husserl chez qui avant le discours scientifique il y a un monde de la vie pour un sujet. On pourrait dire que le dasein est comme une flèche qui nous projette vers un nouvel état de nous-mêmes. Comme on est cette ouverture on est déjà en avant de nous même. Cette flèche et celles qui lui succèdent forment un espace, des directions, des renvois.

Exemple : la notion d’environnement, qui découpe justement un espace qui ne correspond pas au monde objectif qui se trouve autour d’une personne ou d’un animal. Or cet environnement est justement un système de renvois, comme un système de flèches : dans une ville, je n’ai jamais le plan exact de la ville en tête. L’espace se découpe autrement : il y a l’endroit où je vais, qui se situe par rapport à celui d’où je viens, où j’habite, qui m’apparaît comme un point central puis les endroits que j’aime, que je fréquente habituellement ou au contraire que je déteste. Ça dessine une cartographie complètement différente

On part du Dasein lui-même et on voit comment il spatialise, on ne se donne aucune catégorie avant d’exister.

Cette constitution de l’espace s’opère via le fait de « soustraire à l’éloignement », de « situer comme proche » un certain nombre d’objets pertinents, qui font sens pour le sujet en question : tel bar dans lequel je me rends est soustrait à l’éloignement par le fait que je l’aime bien, même s’il est encore loin. L’espace est d’emblée non neutre mais le produit de l’affairement de l’être-au-monde.

Ou encore, dans tel amoncellement d’objets sur une table, tel stylo m’intéresse par rapport aux autres parce qu’il me le faut pour écrire. Ces objets sont les à-portée-de-la-main : ils désignent les choses avec lesquelles j’ai un rapport, d’utilité ou autre, mais en tous les cas ils font sens pour moi d’une certaine façon à un moment donné. A partir de ces objets et des systèmes de renvois multiples entre eux, qui sont comme autant de signes, se constitue un monde de l’existence.

Question : Tu parle de rapprochement mais il n’y a pas d’éloignement ? - Si mais comme au cinéma je mets dans le flou ce dont je m’éloigne. Pas seulement affectif : cf. liste que fait Heidegger des objets sur ma table : certains objets vont prendre sens en fonction de mon activité, mon affairement, et d’autres rester en arrière-plan.

Comment on peut parler de découpage s’il n’y a pas d’espace neutre initial ? - Justement c’est tout le propos : le découpage est premier, il n’y a pas d’arrière fond qui y préside. Le sens premier de l’espace est ce découpage, il n’y a pas d’espace qui précède l’acte du Dasein. Renversement logique.

Le Dasein est au monde : il se rapporte à des objets qu’il découpe comme faisant sens pour lui en fonction de son activité, et ça ça fait un monde. Pas de monde sans relief qui fasse sens pour moi. Le Dasein est avant tout cette sortie de soi comme constitution permanente d’un monde.

Le comprendre (une attitude dynamique) désigne la pénétration par le dasein de son propre mouvement vers le possible, le fait que le Dasein est toujours aux prises avec ses possibilités : « il en a laissé passer, constamment il se déprend de possibilités de son être, il les prend et s’y méprend ». Il a un rapport avec son possible, il n’est pas une pure succession de flèches mais aussi une possibilité de compréhension de soi-même comme étant ouverture. Heidegger dit que le Dasein est pure ouverture pour sortir de l’idée d’un sujet fermé. Il les envisage, les laisse passer, les rejette, etc. Mais attention, il ne s’agit pas d’une attitude théorique qui surgit de temps à autre : dire que le comprendre est un existential c’est dire qu’il y a dans toute existence un comprendre. Saisie implicite, prélangagière, de son propre projet, de ce vers quoi on est tendu. Comprendre c’est savoir à quoi on veut en venir. Savoir informulé et vécu existentiellement. Ce n’est pas que le savoir de la chose à laquelle on s’affaire, mais le savoir implicite de soi impliqué dans l’affairement. Pas comprendre que je vise un téléphone pour l’utiliser mais saisie de soi-même comme capable de se prendre pour objet. Ensuite, il est possible de pousser, de redoubler le comprendre via l’explicitation, mais on ne va pas s’aventurer jusque-là.

L’angoisse  : c’est la crainte devant rien peur sans objet, expérience du rien et du nulle-part que Heidegger interprète comme expérience de l’être-au-monde en tant que tel, en tant qu’il est affecté (pas juste une attitude existentielle mais une affection) par une unheimlichkeit, une inquiétante étrangeté. Expérience de l’être-au-monde mais coupée de tout affairement : ouvre un espace angoissant. L’être au monde est comme suspendu : on se rapporte à notre être au monde mais sans aucun objet qui nous fasse face. À la fois familier puisqu’on a toujours affaire à l’être au monde et angoissant.

La, introduire en partie l’analyse de l’angoisse par Kierkegaard que Heidegger reprend aussi. Dans Le concept d’angoisse, Kierkegaard fait une espèce de mélange entre psychologie et théologie pour essayer d’expliquer la chute, le péché originel d’Adam. L’analyse de l’angoisse arrive une fois définit l’innocence originelle d’Adam comme une ignorance : il ne peut pas encore discerner entre le Bien et le Mal. Cet état est fait de « calme et de repos » (jardin d’Eden) et d’autre chose « qui n’est cependant pas trouble et lutte ; car il n’y a rien contre quoi lutter. Mais qu’est-ce alors ? Rien. Mais l’effet de ce rien ? Il enfante l’angoisse. C’est là le mystère profond de l’innocence d’être en même temps de l’angoisse. ». Ce qui m’intéresse ici, c’est qu’on retrouve un motif dont je parlais plus haut dans la peur enfantine de la mort. On se retrouve face au rien mais il ne se passe pas rien : il a un effet psychologique, qui est justement l’angoisse. Voici ensuite la définition qu’il donne de l’angoisse : « On ne voit jamais le concept d’angoisse traité en psychologie, je fais donc remarquer sa complète différence d’avec la crainte et autres concepts semblables qui renvoient toujours à une chose précise, alors que l’angoisse est la réalité de la liberté parce qu’elle en est le possible. C’est pourquoi on ne la trouvera pas chez l’animal, dont la nature précisément manque de détermination spirituelle […] moins il y a d’esprit, moins il y a d’angoisse ». Reprend le fait qu’Adam n’a pas une crainte de faire le mal, du châtiment, parce qu’il est ignorant : pure angoisse face à la possibilité de faire ou ne pas faire, en un sens vraiment dénudé de toute détermination : il ne sait même pas ce qu’il peut faire ou ne pas faire.

« La défense [de goûter aux fruits de l’arbre] inquiète Adam, parce qu’elle éveille en lui la possibilité de la liberté. Ce qui s’offrait à l’innocence comme le néant de l’angoisse est maintenant entré en lui-même, et ici encore reste un néant : l’angoissante possibilité de pouvoir. Quant à ce qu’il peut, il n’en a nulle idée ; autrement en effet ce serait – ce qui arrive d’ordinaire – présupposer la suite, c’est-à-dire la différence du bien et du mal. Il n’y a dans Adam que la possibilité de pouvoir, comme une forme supérieure d’ignorance, comme une expression supérieure d’angoisse » L’angoisse n’est devant rien, si ce n’est la possibilité de pouvoir.

Question : C’est l’interdit qui suscite ça ? - Adam n’a même pas connaissance en réalité de l’interdit, il ne connaît pas le châtiment, pour Kierkegaard il n’a même pas accès au langage en tant que tel. Il y a juste de l’existence et avec elle de la possibilité.

Ce qui est intéressant avec l’angoisse, c’est qu’elle n’a pas d’objet précis et Kierkegaard comme Heidegger la renvoient pour cette raison à la possibilité elle-même, sans objet. En fait, tout se passe comme si tous les aspects négatifs de l’angoisse se retournent. Là où pour nous on peut mal le vivre de ne pas savoir pourquoi on est angoissé, Heidegger la rapporte au possible, l’angoisse nous met face à notre être-au-monde, la possibilité de créer du monde. Par exemple, chez Heidegger aussi l’objet de l’angoisse vient de nulle part, d’aucun étant. Et, pour cette raison même, elle nous met face à ce qui ouvre des lieux : aucun lieu en particulier mais l’ouverture de lieu en général. Aucune possibilité en particulier mais la possibilisation en général. De ce point de vue, chacun a déjà fait l’expérience douloureuse de la liberté comme angoisse : je peux faire ci ou ça et c’est justement le fait de pouvoir qui m’angoisse.

D’un point de vue très existentiel, chacun a déjà fait l’expérience de la liberté comme angoisse : je n’arrive pas à choisir alors que j’ai le choix. Le simple fait d’avoir le choix m’angoisse. Je préfèrerais presque ne pas avoir le choix. À l’échelle de l’existence la liberté signifie beaucoup d’angoisse.

Question : Mais du coup à quel moment il n’y a pas d’angoisse ? - Question intéressante : l’angoisse est un existential privilégié, il n’y a pas de moment sans angoisse, malgré tout il décrit qu’elle opère comme une forme de suspension de l’affairement et on va voir qu’il y a une modalité de l’affairement qui peut laisser l’angoisse de côté (// sommeil dans le récit du souvenir enfantin).

{{}}Heidegger dirait : oui mais ça nous met en face du fait qu’on peut, qui est un des traits fondamentaux du dasein.

Si le Dasein est toujours être-au-monde et par là système de renvoi, qu’il est toujours renvoyé auprès de choses ou de gens, l’angoisse est ce qui exproprie le Dasein du réseau de renvoi, des habitudes, du sens, de l’identification à son monde de chaque Dasein. C’est cette expropriation que Heidegger nomme unheimlichkeit, inquiétante étrangeté, une inquiétude qui naît de la familiarité de notre monde, de notre incapacité à nous relier, à être au monde, à nous fondre en lui, à nous affairer.

Là je voudrais introduire un thème important pour la question de l’authenticité et de l’inauthenticité.

Dans l’affairement je ne suis jamais seul, je suis avec les autres auprès de. Or ces autres avec qui je suis, me noient dans le On, existence moyenne d’un impersonnel. Avant de poursuivre sur l’angoisse, il faut donc définir le On à partir duquel elle prend tout son intérêt aux yeux d’Heidegger, que je cite :

« Dans l’utilisation de moyens de transports publics, dans l’emploi de l’information (journal), tout autre ressemble à l’autre. Cet être-l’un-avec-l’autre dissout totalement le Dasein propre dans le mode d’être « des autres », de telle sorte que les autres s’évanouissent encore d’avantage quant à leur différenciation et leur particularité expresse. C’est dans cette non- imposition et cette im-perceptibilité que le On déploie sa véritable dictature. Nous nous réjouissons comme on se réjouit ; nous lisons, nous voyons et nous jugeons de la littérature et de l’art comme on voit et juge ; plus encore nous nous séparons de la « masse » comme on s’en sépare ; nous nous « indignons » de ce dont on s’indigne. Le On, qui n’est rien de déterminé, le On que tous sont — non pas cependant en tant que somme — prescrit le mode d’être de la quotidienneté. » (§27)

Les autres n’ont qu’un statut de sécurisation : aussi longtemps qu’on partage avec eux ces modalités d’être bien connues, les mêmes objets, les mêmes gestes, alors on est dans le familier, un monde commun. Masse impersonnelle qui sécurise le sens, communise le monde, rend le monde commun, partagé dans un sens peut-être le plus pauvre mais aussi le plus solide.Masse dans laquelle le Dasein se perd : le Dasein fait partie du On, il y a un On pour n’importe quelle activité qui déploie du sens, régime familier de l’affairement dans laquelle tout Dasein est pris d’une manière qui évite le questionnement. L’angoisse isole et nous empêche de partager. Elle nous soustrait à l’immersion rassurante dans le On. L’angoisse est un décalage, qui d’une certaine manière me rend mon authenticité, qui est justement la sortie du On. Sortie de l’impersonnalité. Si je reste auprès jusqu’à oublier le possible en jeu, si je reste auprès des autres jusqu’à oublier ma voie propre, je me perds dans un mode d’être impropre et je perds mon mode d’être propre. C’est dans l’angoisse que l’on redécouvre la vérité de notre existence : je suis seul en charge d’elle et elle est projection, ouverture à etc.. Dans ce moment, on a le sentiment que les autres qui continuent dans la familiarité sont comme aveugles à la difficulté d’être, d’exister (comme si Heidegger avait saisi toute la difficulté d’être). L’angoisse est un existential privilégié parce qu’elle suspend l’affairement et nous rend à notre mode d’être pure de toute détermination. L’angoisse ne suffit pas à ouvrir un mode authentique d’être car si elle me montre la vérité elle me repousse quand même par désir de fuite dans la familiarité.

Question : Est-ce que c’est une étape ? Il faudrait rentrer dans l’angoisse perpétuelle ? - Non c’est une possibilité qui est structurante, toujours présente pour le Dasein.

Le Dasein temporalise aussi, il crée du temps

Le souci comme récapitulation des différentes dimensions de l’existence : être-en-avant-de-soi-dans-l’être-déjà-dans-un-monde comme-être-auprès. On a les trois dimensions du Dasein : l’être-en-avant-de-soi désigne l’ex-istence comme projection vers les possibles, pure ouverture, flèche du pro-jet, vers les possibles, avoir son assise hors de, etc. Ce que je suis est toujours d’emblée quelque chose hors de moi, différent de moi.

Question : Comme l’être-au-monde ? - Oui, sauf que l’être-au-monde c’est ça en tant que ça ouvre un monde, là on est même en amont de ça.

L’être-déjà-dans-un-monde désigne le fait que cette projection se fait toujours dans un monde, a lieu dans un monde qui prend son sens de monde par cette projection. On parle aussi d’être-jeté, comme la retombée du jet que nous ne cessons d’être. L’être-auprès, ou échéance, désigne le fait d’avoir toujours déjà pris le parti de lire notre existence d’après les choses de notre affairement, de réduire le flux du possible, le projet permanent au circuit des personnes, outils et lieux que nous parcourons quotidiennement, comme autant de jalons qui font notre monde. L’être auprès n’est plus pur projet mais est assis dans son monde, tout fait sens autour de lui.

Le souci : se projeter, en étant déjà dans un monde, auprès de choses particulières.

Ce qui importe avec ces 3 moments, c’est qu’ils constituent la temporalisation du Dasein : ils instituent ou constituent le temps. Chaque terme peut s’identifier à un des temps canonique : futur, passé, présent. Temporalité primordiale chez Heidegger : le futur. Ouvrir un monde c’est être toujours déjà dans le futur. Être dans un monde déjà institué par d’autres, etc, m’ouvre au passé, et l’affairement est le temps du présent. Les trois sont perpétuellement liés mais ce qui importe c’est qu’ils surgissent, ils sont institués par le Dasein et son déploiement. Donc ce dernier déploie à la fois un espace (comme on l’a vu avec l’être au monde) et un temps, qui ne lui préexistent donc pas tout à fait.

Question : Donc le souci chez Heidegger n’est pas « un souci » ? - Oui c’est différent de ce qu’on appelle un souci mais ça se rapproche : quand je me soucie, je me soucie de quelque chose, quelque chose qui me tire hors de moi. Et je me soucie de quelque chose qui est déjà là, qui précède en quelque sorte mon souci. Et aspect pratique du souci, je fais attention, je vais auprès de la personne dont je me soucie.

Le piège possible, c’est que l’être-au-monde s’identifie à l’être-jeté, l’échéance, le présent, à ces jalons quotidiens parce que leur présence est assurée, reproductible, confortable et impersonnelle. Ainsi, le temps qui en découle serait un temps linéaire, éternel, solide et implacable mais aussi impersonnel. Temps qu’on a l’habitude de penser, le temps de l’horloge : mais temps qui découle de l’expérience d’un pur présent pour Heidegger, qui propose un temps qui n’est pas tiré de l’expérience du seul présent. Le piège serait d’en rester à cette présence qui ne pose pas tant de question que cela. C’est sur ça que se fonde la différence entre authenticité et inauthenticité et, comme on l’a vu, c’est là que l’angoisse peut jouer : en nous sortant du On, elle nous ramène au Dasein comme temporalisation dynamique et la relance du possible.

  • Authenticité et être-pour-la-mort
    Inauthenticité = réduction du possible au monde, aux étants sous la main, à l’échéance, la quotidienneté.

Si on réduit le possible à l’effectivité, on le détruit. Une fois que j’ai construit la table, elle n’est plus un possible. Fonctionne pour l’ensemble des projets que je peux déployer.

Authenticité = reconduction perpétuelle du possible et perception de la nullité dans chaque possibilité.

Et même dans chaque être. Au fond il y a toujours une autre possibilité qui peut la supplanter.

Questions :

Est-ce que l’affairement est toujours inauthentique ? - Oui parce qu’il est toujours pris dans un sens qui nous dépasse et qu’Heidegger appelle vite le On, et nous fait être auprès d’une chose en particulier.

Authenticité de quoi ? - Du Dasein, pas de valorisation, on pourrait traduire par « ce qui est propre au Dasein ». Si on oublie l’ouverture on oublie la vraie nature du Dasein. En un sens c’est purement descriptif sauf qu’il y a une ambiguité sur la valeur accordée à ça : dans tous les paragraphes où il décrit le On, il dit qu’il n’y associe pas de jugement négatif (à la quotidienneté, au bavardage etc) sauf que en même temps il y a un regard très dépréciatif qui est porté là dessus. Perte du Dasein, et perte de la possibilité de donner du sens à sa propre existence pour ne pas être juste une pure force d’inertie.

Mais l’authenticité en ce sens pourrait faire penser à de la dispersion ? - Non parce que dans la dispersion on se tiendrait auprès de plusieurs choses, alors que pour se tenir auprès de son possible il faut se tenir auprès de rien.

L’être-pour-la-mort est décisif car la mort est la « possibilité la plus propre » du Dasein, son « pouvoir être tout » : « La mort est la possibilité la plus propre du Dasein. L’être pour celle-ci ouvre au Dasein son pouvoir-être le plus propre, où il y va purement et simplement de l’être du Dasein. En ce pouvoir-être, il peut devenir manifeste au Dasein que, dans la possibilité insigne de lui-même, il demeure arraché au On, autrement dit qu’il peut à chaque fois, en devançant, s’y arracher. » (Martineau, 209).

  • Elle est totalisation parce qu’elle est annulation du possible qui était justement ce qui rendait l’existence toujours hors d’elle-même, inachevée, incomplète (belle phrase : « ce que le dasein est ne peut jamais être dit de lui comme une propriété se récapitule d’une chose de la réalité, parce qu’il est par définition toujours en train de s’adjoindre une nouvelle modalité de lui-même, en suivant le chemin du possible » : un peu comme si le chemin du possible était le tiret qui allongeait sans arrêt la phrase du dasein et l’empêchait de se finir et donc de faire un tout. La mort le permet.)
  • Elle est la possibilité la plus propre parce qu’elle fait écho à la nullité qu’est l’existence du dasein, nullité par ailleurs expérimentée par l’angoisse. Thème un peu vertigineux si on n’oublie pas qu’Heidegger a été nazi : quelque chose d’un peu effrayant si c’est mis en rapport avec un génocide de masse. Le dasein est nullité : défaut de support subsistant (son seul support c’est lui, mouvant, changeant) et défaut du projet qui ne conduit jamais à un accomplissement, ou seulement très particulier, et se définit toujours en tant qu’il n’est pas d’autres possibilités. Nullité, aussi, parce que l’existence du Dasein, en un sens, ne dépend pas de lui : sa naissance et sa mort lui échappent. La mort est la possibilité la plus propre de l’homme parce que sa spécificité d’animal du possible l’institue comme nul et comme en charge de sa nullité. Donc la tension vers la possibilité ultime qui est en même temps l’interruption de toute possibilité est la manifestation pleine, authentique, de ce rapport fondamental à la nullité qu’est la passion du possible de l’existence. Ek-stase : sortie, ouverture.
    Or il se trouve que c’est aussi la nullité que rencontre l’angoisse : la nullité de toute donnée mondaine vis-à-vis de l’existence mais aussi, en retour, la nullité du dasein quand il n’arrive pas à se fixer aux étants disponibles dans le monde « et la douleur de l’angoisse réside bien dans ce sentiment de l’impossibilité d’effacer la souffrance de la tension que l’on est en la repliant sur quelque configuration donnée, habituelle, mondaine ».

La « solution » vient chez Heidegger de la résolution devançante : une sorte de volonté consciente de suivre le chemin perpétuel de l’existence de façon vraie, non-mensongère, une façon de se projeter dans le monde qui ne fait pas oublier la nature du Dasein, « un se-projeter réticent et prêt à l’angoisse vers l’être-en-dette le plus propre » : réticent à se fondre dans le On et les projets explicites, prêt à l’angoisse pour dire que l’existence n’esquive pas cette suspension de tout lieu et toute chose dans son projet et « vers l’être en dette » pour dire que la résolution est prête à affronter la nullité dont elle se frappe en même temps (puisque rivée au possible). Le mot devançante vient signifier le fait de devancer la mort en quelque sortes dans le sens où chaque possibilité ne doit pas faire oublier que le dasein reste en transit, indéterminé, ouvert à la suite, « nul » ie regarder ce qui est décidé à chaque fois en même temps du point de vue de la mort (comme si elle était à l’œuvre partout, au travers de la nullité à laquelle il s’agit de rester fidèle). La mort, en ce sens, est la possibilité ultime qui permet au dasein de conserver en permanence un rapport au possible. Si on voulait l’imager un peu plus, on pourrait dire que le fait de pouvoir mourir, de pouvoir toujours mourir, non pas comme un risque mais comme une possibilité, eh bien cela donne en quelque sorte une respiration à notre existence : dans tout ce qu’on fait, la mort rappelle qu’il est possible qu’il en soit autrement, parce que, entre autre, il est possible de mourir. D’où un certain rapport à la mort décisif à entretenir pour ne pas sombrer dans le fatalisme de l’existence, bercée par le On.

Conclusion : se tenir face à la mort pour mener une vie authentique

Récapitulons. Heidegger veut poser la question du sens de l’être et pour ça il se penche sur un cas particulier, le Dasein, dont le mode d’être est particulier puisqu’il existe, il il y va en son être de son être. On a vu qu’il est au monde selon plusieurs attitudes existentiales : il est affairé, constamment tourné vers le monde et les étants mais en même temps il prend cet affairement pour objet, il le comprend. En même temps, il est également fondamentalement sujet à l’angoisse qui exprime une suspension de cet affairement, une sorte de crainte indéfinie qui caractérise le moment où le possible qu’il est (le Dasein), se détache de tout objet en particulier pour flotter dans le pur possible. Nous avons proposé d’associer l’angoisse tantôt à la liberté comme chez Kierkegaard (où Adam est angoissé parce qu’il peut sans avoir la moindre détermination associée à cette possibilité), tantôt à la mort puisqu’elle constitue le possible le plus propre du dasein. Or, pour Heidegger, c’est justement dans une attitude face à la mort que se situe l’authenticité de l’existence où elle ne se laisse pas simplement guider par le On et les habitudes faciles : en tant qu’elle nous détache de toute possibilité particulière et même de toute réalisation, la mort nous laisse, si tant est qu’on l’éprouve comme possibilité ultime sans la fuir ni se suicider, elle nous laisse expérimenter le possible de façon pure. On se trouve ainsi aux prises avec notre existence elle-même puisqu’on l’a définie comme projet, possibilité.

Si on conçoit comment le face à face avec la mort peut nous arracher à la quotidienneté, si l’on conçoit qu’il nous mène d’une façon originale et parfois intense face à l’angoisse et qu’il révèle ainsi une part de la vérité de notre existence, on peut tout de même se demander quel intérêt il y a à cultiver ce face à face outre-mesure. D’ailleurs, cela est fatiguant, voire tétanisant : rester empêtré dans l’angoisse, il n’y a rien de pire on est obligé de se tourner vers l’affairement pour s’en détourner. Et alors que voudrait dire le fait d’en rester toujours à proximité, de ne jamais oublier l’être-pour-la-mort dans le déploiement de notre existence ? Est-ce à dire qu’il faut colorer d’angoisse l’ensemble de nos choix ? Où alors qu’il faut affronter en permanence la mort comme possibilité inhérente à toutes les autres possibilités ? Je voudrais essayer, dans une dernière partie, d’esquisser une piste de sortie du face à face avec la mort heideggérien.

III Sortir du face à face avec la mort

L’idée, ici, c’est de sortir de l’héroïsme de la mort dans lequel nous plonge Heidegger, comme s’il y avait une noblesse incomparable dans le fait de se tenir toujours à proximité d’elle, bravant l’angoisse sans jamais l’écarter. Pour ça, je vais développer un peu la pensée d’E. Levinas.

Elève d’Heidegger, il lui reconnaît beaucoup mais en même temps le discute sans cesse. IL lui reconnaît notamment une nouvelle façon d’aborder la philosophie et en particulier le discours sur l’être à partir du Dasein.

  • Une tentative pour dépasser l’être
    Le néant, pour Levinas, est, contrairement à ce que l’on croit, non pas la négation de l’être, mais absence d’étant, de choses. L’absence d’étant nous permet juste de voir l’être. Le néant est l’être vide d’étant. Expérience de l’il y a. De l’être pur. La grande différence avec Heidegger, c’est que chez ce dernier la grande faute c’est l’oubli de l’être : il s’agit de retrouver l’être, son sens, et pour ça d’en passer par le Dasein et l’existence come pure ouverture à l’être. Pour Lévinas, au contraire, l’être est ce qu’il y a de plus terrifiant, sous la figure de l’il y a  : c’est l’être sans les étants, c’est justement ce qu’il s’agit de dépasser parce que c’est insupportable. Nous ne connaissons le néant que comme négation des étants : fait universel sans issue, d’un bruissement de l’être, d’une nuit. L’expérience de la nuit noire est l’expérience d’une présence de l’absence : aucun étant n’est visible, mais il n’y a pas rien, il y a la présence de l’absence des choses. Cela même est une présence. Le sujet, lui, sait être là. On retrouve l’expérience décrite plus haut de l’enfant qui imagine ce qu’il peut y avoir après sa mort et qui, refusant les récits fantastiques, imagine le rien mais sans parvenir à se détacher de sa propre présence dans ce rien. La nuit est indéterminée, le bruissement est une rumeur, un courant anonyme, un champ de force. Il n’y a justement plus de monde : l’être n’est pas monde ; un monde est un monde de choses, or cet il y a, pour autant qu’on puisse l’imaginer ou en faire l’expérience, est l’insécurité d’être livré à l’être, au chaos, à une neutralité inhumaine qui n’a rien à voir avec la générosité de l’être heideggérien. Horreur, angoisse d’être rivé à l’être sans issue. Idée de l’impossibilité de l’évasion, allant jusqu’à l’impossibilité de mourir. Horreur d’un être dont on ne sort jamais. Là encore, on retrouve ce qu’on disait par rapport à l’expérience de l’enfant : au fond, ce qui nous fait si peur, c’est que la vie continue au sein du néant.

Lévinas est très sensible à l’aspect irrémédiable de l’existence. Certes je peux remettre l’existence en jeu comme possible ne permanence mais ce qui est terrible c’est que l’existence est toujours là, elle ne nous quitte pas, je dois assumer à chaque instant la charge de l’existence : nous sommes rivés à l’être, et c’est pas un cadeau. Pour ça, il décrit plusieurs situations qui tournent autour du sommeil. Avant de dormir, l’insomnie : c’est comme le fait de ne pas pouvoir se détourner de l’il y a, du bruissement de l’être comme il dit. Par opposition à ça, il y a le sommeil. Mais surtout, Lévinas fait une description assez belle de la nécessité d’un lieu, d’un ici où l’on peut se poser, se reposer, se coucher par opposition à la perpétuelle relance de l’être heideggerien. Pour Lévinas, il faut se constituer en sujet ais au bon vieux sens du terme d’un sujet qui serait une intériorité fermée sur elle-même. Le sujet se forme, héritage heideggerien oblige, à même l’espace : il lui faut se reposer dans le lit, dans un ici qui n’est pas une ouverture mais une fermeture, une protection par rapport à l’hostilité de l’être. Pour ceux qui connaissent, on retrouve cette idée chez Pierre Caye : l’être est ce de quoi il faut nous protéger et l’habitat, de l’abri à la maison, nous sert à nous protéger de l’être. Mais Lévinas décrit aussi les situations comme la fatigue ou la paresse dans lesquelles on est éventuellement allongés mais comme à distance de notre existence : ou plutôt, on la subit comme ce qui nous pèse, ce dont on refuse de prendre la charge tout en la sentant d’autant plus peser sur nos épaules. Et il faut alors un acte, une décision pour se lever.

Pour sortir de cet état, de l’impersonnalité du il y a, il y a 3 voies selon Lévinas, l’une consciente (une forme de prise en main de l’être dans laquelle l’existant se fait sujet), l’autre inconsciente (par le sommeil, comme on le voyait avec l’enfant : une des portes de sortie de l’angoisse, c’est de s’endormir, suspendre le remue-ménage de l’être, l’effort de l’existence) et la troisième passe par un rapport avec autrui.

  • Le rapport à autrui
    Aux yeux de Levinas, dépasser Heidegger c’est non seulement inverser l’ontologie en faisant porter la faute sur l’être (et non pas sur l’oubli de l’être), mais c’est surtout sortir de l’ontologie : soutenir que l’éthique n’est pas ontologie et qu’elle la dépasse. Montrer que l’éthique est plus vieille que l’ontologie. Or l’éthique passe par un rapport à autrui.

Mais l’un des points qu’il discute le plus c’est notamment la question de l’être-avec, qui est un autre existential dont on n’a pas parlé encore. On ne va pas développer plus que ça : simplement, Heidegger indique que l’être-au-monde est toujours aussi être-avec (d’autres Dasein). Tout ça est évoqué au §26 de Être et Temps : par exemple, le réseau des choses « sous la main », le monde comme affairement de mon être-au-monde envers des choses qui font sens pour lui au sein de configurations spécifiques (le bureau, la chaise, le stylo, relié entre eux par une certaine préoccupation et une activité), mais ces objets font aussi sens au-delà du seul Dasein qu’elles concernent : elles servent aussi à d’autres, voire appartiennent à d’autres et finalement ce monde prend sens seulement dans un cadre commun, comme monde commun. Les choses prennent sens parce qu’elles sont signifiées, parce qu’elles sont partagées éventuellement mais aussi parce que leur sens est fixé socialement. Heidegger dit qu’il y a une sollicitude, un être-avec qui ne vient pas juste s’ajouter à l’être-au-monde ou aux quelques choses que l’on partage ou qui nous évoquent autrui : l’être-avec est constitutif de l’être-au-monde ; ie ce dernier n’existe pas sans rapports aux autres. On ne se rapporte pas au monde, il n’y a pas d’ouverture de monde, sans rapport aux autres. Le problème, selon Lévinas, c’est que cet être-avec, chez Heidegger, est d’emblée rabattu sur le On, l’inauthenticité :

« Et cependant, c’est précisément dans ce rapport aux autres comme être-avec, Miteinandersein, signifié par l’être-au-monde, que l’être-là humain, dans son authenticité, se met à se confondre avec l’être de tous les autres et à se comprendre à partir de l’anonymat impersonnel du On, à se perdre dans la médiocrité du quotidien ou à tomber sous la dictature du On, selon l’expression heideggerienne. Le On, « Monsieur tout le monde », le personnage impersonnel, le voici, législateur des mœurs, des modes et des opinions, des goûts et des valeurs. Subtile présence du On jusque dans sa propre dénonciation, suspect dans les unanimités des décisions. « Le On décharge ainsi à chaque fois l’être-là humain en sa quotidienneté. Mais il y a pire encore : avec cette décharge d’être, le On complaît au Dasein, pour autant qu’il y a en lui la tendance à la légèreté et à la facilité, et c’est précisément parce que le On complaît ainsi constamment au Dasein - , qu’il maintient et consolide la domination têtue. », (Martineau p.108) » (Lévinas, p.210).

Donc : L’être-avec chez Heidegger se résorbe dans le On, cette impersonnalité qui est frappée d’inauthenticité. Et la voie pour retrouver un rapport authentique à l’être-au-monde n’est pas un rapport privilégié avec un autre mais, comme on l’a vu plus haut, un rapport à l’angoisse et la mort, qui découvre la nature originaire du Dasein, sa nullité et sa possibilité la plus propre. Qui l’éloigne en quelques sortes du quotidien. Sauf que dans les deux cas (l’angoisse et la mort), chez Heidegger, on s’éloigne toujours d’autrui. Heidegger : « Avec la mort, le Dasein se précède lui-même en son pouvoir-être le plus propre. Dans cette possibilité, il y va pour le Dasein purement et simplement de son être-au-monde… Tandis qu’il se précède comme cette possibilité de lui-même, il est complètement assigné à son pouvoir-être le plus propre. Par cette précédence tous les rapports à d’autres Dasein
sont pour lui dissous ».

Donc : dans le rapport à la mort, le dasein est seul, il y a une espèce de face à face.

Lévinas évoque donc un rapport à autrui insuffisant chez Heidegger : p.211-212 de Entre nous « Sollicitude certes assurée, mais conditionnée par l’être-au-monde ; approche d’autrui certes, mais à partir des occupations et travaux dans le monde, sans rencontrer de visages, sans que la mort d’autrui signifie au dasein, au survivant, plus que des comportements et des émotions funéraires et des souvenirs. » Lévinas s’intéresse à l’humain « où l’inquiétude pour la mort d’autrui passe avant le souci pour soi. Humain du mourir pour l’autre qui serait le sens même de l’amour dans sa responsabilité pour le prochain et, peut-être, l’inflexion primordiale de l’affectif comme tel ». Donc à l’authenticité de l’existence rivée à sa propre mort et qui révèle par-là les structures de l’être lui-même, Lévinas oppose la conscience de la mort d’autrui, « la priorité de l’autre sur le moi » ; le « « mourir pour lui » a la priorité par rapport à la mort « authentique » ».

En quelque sorte, il affirme une autre image de l’authenticité dans laquelle le rapport à autrui est primordial. L’authenticité n’est plus seulement un rapport à la mort dans lequel on se tient à proximité du possible pur mais elle désigne aussi un certain rapport, très ambivalent, à autrui. Ambivalent parce qu’autrui apparaît à la fois comme menace, sous la figure de la mort justement : Dans Totalité et Infini, p.262, sur la mort, Lévinas dit : « la peur pour mon être qui est ma relation avec la mort, n’est donc pas la peur du néant, mais la peur de la violence (et ainsi se prolonge-t-elle en peur d’Autrui, de l’absolument imprévisible) ». Il affiche ainsi la volonté de rompre avec une image simplement positive du rapport à la mort : elle est d’abord violence ou peur de la violence et non pas expérience du néant de laquelle on pourra ensuite tirer une lucidité sur la texture même de l’existence en général. La mort est ici altérité et violence qui fait peur. Mais Lévinas envisage aussi le rapport inverse dans lequel autrui, au contraire, est notre sauveur : il nous sauve de l’angoisse de la mort comme peur de l’il y a, comme prison de l’être décrite plus haut. Autrui, dans ce cas, c’est celui qui va venir prendre en charge sur lui ma propre angoisse de la mort.

Conclusion 

Retraçons rapidement le parcours : on est partis d’une angoisse de la mort tout à fait enfantine pour en venir à poser des questions métaphysiques sur le néant, l’être, la présence au sein du néant et la texture de l’angoisse. Pour étudier ça plus avant, on est allé puiser dans le répertoire existentialiste qui semblait être justement la bonne boîte à outil puisqu’elle fait de l’expérience de l’existence son principal sujet d’étude. Là, on a tenté de produire un discrous sur l’existence qui parte de la phénoménologie, de la description de la façon dont on perçoit les choses et dont notre existence est toujours engagée dans le monde. Avec Heidegger, on a abouti au fait que l’angoisse et l’être pour la mort étaient des façons privilégiées de se rapporter à l’existence en ce qu’elles la révèlent pour ce qu’elle est fondamentalement : pur possible, pure ouverture. Ce que ces choses révèlent, par la confrontation avec le rien et l’impossibilité, c’est que nous ne sommes jamais entièrement rivés à l’étant sous-la-main, à la quotidienneté du monde. Il existe en chaque projection existentielle, aussi déterminée qu’elle soit, l’ombre de sa relève, de son dépassement, de son détachement vis-à-vis de ce qui est là. Or, pour Heidegger, l’existence authentique désigne justement cette façon de se tenir auprès non des choses mais de notre possible. Enfin, on a vu avec Lévinas qu’il y avait peut-être un intérêt à se défaire du face à face avec notre propre nullité. Parce que, au fond, on se tient ainsi auprès de l’être comme champ de présence angoissante à l’écart de tout étant et que c’est là la vraie prison, le vrai malheur. Là où Heidegger faisait de la mort la possibilité radicalement hétérogène qui nous révèle l’existence comme possibilité, Lévinas dit au contraire qu’elle nous rive à l’être de la pire des façon : non pas comme la possibilité d’une sortie mais comme l’angoisse de sa perpétuation infinie. C’est donc dans l’Autre qu’il place la possibilité d’une sortie véritable de l’être et de la charge de notre propre existence. Il restaure ainsi la possibilité d’une éthique comprise comme dépassement de l’être, au-delà de l’être, qui consiste à sauver l’autre de sa propre angoisse de la mort.

Pour finir, quelques questions sur lesquelles pourraient se continuer la discussion :

  • La dernière fois, on avait fait une introduction à la phénoménologie et l’exercice consistait à faire la description d’une table sous 3 rapports. Là, parce qu’on est entré un peu dans l’existentialisme et le rapport à la mort, on pourrait essayer, pour ceux qui veulent et y voit un intérêt, à expliciter le rapport que chacun entretient avec sa propre mort. L’enjeu n’est pas juste de raconter sa vie mais de voir comment ça a un impact ou non sur la vie, en retour. Frayeur, angoisse, calme, espoir ? quelle coloration affective on associe à la mort ? Ces expériences, on eut les faire en partant de la mort de soi ou de la mort des autres.
  • Ensuite, quelles pistes sont envisagées pour faire face à la mort : la fuite, le rapport à l’autre, l’immobilité ?

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