L’enjeu est double. D’une part, la logique a souvent été présentée comme la première partie de la philosophie. Par exemple, dans la philosophie antique, certains divisaient la philo en logique/physique/éthique. En grec, logikè est dérivé de logos, la raison, le langage, le raisonnement.
D’autre part, du point de vue de notre petit parcours initiatique du dimanche, l’idée est de parvenir à repérer la structure logique et argumentative d’un texte. Parce que c’est ça l’exercice pour la prochaine fois : à partir d’un des textes que vous avez sélectionné, en extraire la structure logique, les implications, les raisonnements, valides ou non. Essayer de ramener le texte à son squelette logique, la suite des arguments et leur enchaînement, pour voir si ça tient et comment ça tient.
La dernière fois, on avait vu avec Henry que le concept fonctionnait un peu comme un piège qui emprisonne un certain état de la réalité. Avec la métis, la proposition qui avait été faite était de prendre la raison comme une ruse, une faculté de ruser avec le réel, une certaine duplicité comme vous avez pu le voir dans le texte d’Adorno et Horkheimer. Hegel parlait d’ailleurs d’une ruse de la Raison, dans La raison dans l’histoire : « Dans l’histoire universelle, il résulte des actions des hommes quelque chose d’autre que ce qu’ils ont projeté et atteint, que ce qu’ils savent et veulent immédiatement. Ils réalisent leurs intérêts, mais il se produit en même temps quelqu’autre chose qui y est caché, dont leur conscience ne se rendait pas compte et qui n’entrait pas dans leurs vues. »
A chaque fois, on retrouve un motif : la raison semble plus forte que les passions ou le réel. Elle se situe au-delà ou alors elle parvient à anticiper des situations et éventuellement de les transformer par avance.
Aujourd’hui, on va continuer un peu l’exploration des régions de la rationalité en arpentant quelques instants le continent de la logique et en particulier des syllogismes. Mais pour se balader, on va suivre un fil d’Ariane, celui de la ruse, pour approfondir un peu cette idée. Pourquoi parler encore de ruse ? Parce qu’on va s’intéresser surtout à la logique en un sens formel, un ensemble de règles qui rendent des raisonnements valides. Or, à partir de ces formes logiques, on verra qu’il est possible de déboucher sur des arnaques sophistiques ou des paralogismes qui empruntent les outils de la logique justement pour piéger un interlocuteur peu méfiant. Plus généralement, on va voir qu’on peut interpréter le syllogisme comme un piège qui capture des objets pour les associer à d’autres.
L’enjeu est double. D’une part, la logique a souvent été présentée comme la première partie de la philosophie. Par exemple, dans la philosophie antique, certains divisaient la philo en logique/physique/éthique. En grec, logikè est dérivé de logos, la raison, le langage, le raisonnement. Chez Aristote, sur qui on va un peu s’arrêter, l’ensemble des œuvres logiques sont regroupées dans ce qu’on appelle L’Organon, organon veut dire outil, instrument. La logique, pour Aristote, qui est le premier à la formaliser, c’est donc une boîte à outils pour fabriquer des raisonnements valides et concluants. Donc, en terme de processus philosophique, c’est important de faire un peu de logique. Sachant que cette séance n’est absolument pas suffisante. Ça permet de construire des raisonnements valides ; de partir d’un point et d’arriver à un autre d’une manière non arbitraire mais articulée.
D’autre part, du point de vue de notre petit parcours initiatique du dimanche, l’idée est de parvenir à repérer la structure logique et argumentative d’un texte. Parce que c’est ça l’exercice pour la prochaine fois : à partir d’un des textes que vous avez sélectionné, en extraire la structure logique, les implications, les raisonnements, valides ou non. Essayer de ramener le texte à son squelette logique, la suite des arguments et leur enchaînement, pour voir si ça tient et comment ça tient.
L’idée c’est pas juste de faire un truc super aride avec un ensemble de principes logiques à retenir par cœur mais plutôt de voir sur quoi se fonde la logique, comment on construit les principaux types de raisonnements et aussi, enfin, quelques exemples de mauvais usages de la logique ou d’usages « piégeux » dans lesquels certaines apparences ou certains mécanismes de la logique sont utilisés mais sans déboucher sur des résultats vrais ou concluants.
Donc, allons-y pour un peu de logique.
I La non-contradiction : entre logique et ontologie
Le principe logique essentiel, disons le premier principe sans lequel il est quasiment impossible de commencer à faire de la logique, voire même de commencer à parler, est le principe de non-contradiction. Vous en avez tous entendu parler normalement, pour la faire simple, il stipule tout simplement qu’une même chose ne peut être vraie et fausse à la fois. Si A est une proposition quelconque, on ne peut pas dire que « A est vraie » et que, dans le même temps « A est fausse ». Ça a l’air tout simple comme ça mais à y regarder de plus près, ça engage beaucoup de chose en philosophie.
L’une des premières formulations du principe de non-contradiction se trouve chez Parménide (fin VIe siècle av. JC à Elée, vers Naples) lorsqu’il dit que l’être ne peut pas être non-être et inversement. On trouve ça dans le poème de Parménide, Sur la nature :
« Hé bien ! je vais parler, et toi, écoute mes paroles : je te dirai quels sont les deux seuls procédés de recherche qu’il faut reconnaître. L’un consiste à montrer que l’être est, et que le non-être n’est pas : celui-ci est le chemin de la croyance ; car la vérité l’accompagne. L’autre consiste à prétendre que l’être n’est pas, et qu’il ne peut y avoir que le non-être ; et je dis que celui-ci est la voie de l’erreur complète. En effet, on ne peut ni connaître le non-être, puisqu’il est impossible, ni l’exprimer en paroles.
Car la pensée est la même chose que l’être.
[…]
Or, la pensée est identique à son objet. En effet, sans l’être, sur lequel elle repose, vous ne trouverez pas la pensée »
2 choses importantes ici :
« Manifestement la même chose se refusera à exercer ou à subir des actions contraires simultanément, du moins sous le même rapport [intrinsèque] et eu égard à la même chose... Être en repos et en mouvement, simultanément, sous le même rapport, est-ce que c’est possible pour la même chose ? Nullement ! » Platon, La République, IV, 436b, trad. Léon Robin.
Mais Platon ne développe pas beaucoup plus.
La formulation la plus connue est celle d’Aristote, Métaphysique, livre gamma : « Il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose » (Aristote, Métaphysique, livre Gamma, chap. 3, 1005 b 19-20). Important de souligner « sous le même rapport » : en quelque sorte, il faut que toutes choses soient égales, qu’on envisage la même chose sous tous les rapports, et alors seulement elle ne peut être une chose et une autre en même temps.
Aristote ne démontre pas ce principe. C’est conforme à sa méthode : si tout pouvait se démontrer, on irait à l’infini et finalement on ne démontrerait rien. (« il est bien impossible qu’il y ait démonstration de tout sans exception, puisque ce serait se perdre dans l’infini, et que de cette façon, il n’y aurait jamais de démonstration possible »). Il faut donc bien qu’il y ait des choses indémontrables. Le principe de non-contradiction est une de ces choses. D’ailleurs, il affirme que celui qui tenterait de réfuter ce principe, et bien cet homme serait semblable à un légume ou une plante : « un tel homme, en se conduisant ainsi, n’a guère plus de rapport avec nous que n’en a une plante. » Pourquoi il le compare à un légume ? Parce que, au fond, cette personne serait bien incapable de parler et de produire du sens. Pourquoi ?
Aristote affirme que le mot en lui-même prouve le principe de non-contradiction : « on ne peut exprimer le nom d’une chose sans dire que la chose est ou n’est point telle chose ». Donc en quelque sorte dès qu’on fait usage d’un mot, on sous-entend déjà le principe de non-contradiction.
Si le principe de contradiction était faux, « alors tout serait confondu avec tout. Ainsi, ce serait une seule et même chose qu’une trirème, un mur, un homme, si l’on peut indifféremment ou tout affirmer ou nier tout. »
Revenons-en au légume : pour Aristote, celui qui s’oppose au principe de non-contradiction ne peut pas parler puisqu’aucun mot n’a de sens sans lui. Donc il est semblable à un légume. Reste que le langage aussi existe, et donc on se sert tous de ce principe sans même le savoir à peu près tout le temps.
Avant de passer à autre chose, il faut souligner l’ambiguïté de ce principe logique. On dit qu’il est à la fois logique et ontologique : il s’applique à la fois à des raisonnements (A ne peut pas être vraie et fausse à la fois), et en ce sens il fonctionne comme un principe logique et à des réalités (A ne peut pas être noire et blanche en même temps), et en ce sens il fonctionne comme un principe de l’être, un principe ontologique (ontos désigne l’être et logos le discours : ontologique désigne donc le discours sur l’être). Donc à sa racine, en son principe premier, la logique ne se sépare pas de l’ontologie, du réel. A ce stade, la logique n’est pas juste un ensemble d’outils, de mécanismes, qu’on applique à des objets ou des propositions : elle est aussi la structuration même du réel. On dit qu’il y a une adéquation entre le logos, la raison, le raisonnement, et l’être des choses. Autrement dit, l’être des choses est structuré de la même façon qu’un langage et que la raison, pour aller vite, et donc on peut lui appliquer les mêmes principes, comme, en tout premier lieu, le principe de non contradiction.
Ce point est important parce que, au fond, il permet de dire quelque chose de l’être, de fournir un discours et un discours cohérent sur la nature des choses. Au fond, ce qui se joue là, c’est la possibilité même du langage et de la philosophie.
C’est en allant un peu plus loin sur le chemin de la logique que l’on va petit à petit quitter l’ontologie et le discours sur l’être. On va s’intéresser de plus en plus à une systématicité du raisonnement et du discours
Prémisse : affirmation ou négation de quelque chose (prédicat) au sujet de quelque chose (sujet). Ex : Tous les hommes (sujet) sont mortels (prédicat).
Terme : « ce en quoi se résout la prémisse, savoir le prédicat et le sujet dont il est affirmé, soit que l’être s’y ajoute, soit que le non-être en soit séparé » ie le fait que le sujet et le prédicat soient liés par le verbe être ou séparés par le verbe « n’être pas ». En fait, terme désigne simplement le sujet et le prédicat au sein des propositions.
Syllogisme : « est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données ». Ie : il n’est besoin de rien de plus que ces données pour que résulte quelque chose de plus. Pour faire plus simple et dans le langage courant, un syllogisme est un raisonnement constitué de deux prémisses et d’une conclusion.
Comment s’engendrent les syllogismes ? « Quand trois termes sont entre eux dans des rapports tels que le mineur soit contenu dans la totalité du moyen, et le moyen contenu, on non contenu, dans la totalité du majeur, alors il y a nécessairement entre les extrêmes syllogisme parfait. J’appelle moyen le terme qui est lui-même contenu dans un autre terme et contient un autre terme en lui, et occupe aussi une position intermédiaire ; j’appelle extrêmes à la fois le terme qui est lui-même contenu dans un autre, et le terme dans lequel un autre est contenu »
Ex : Tout B (animal) est A (mortel) ;
Tout C (homme) est B (animal) ;
Alors tout C (homme) est A (mortel).
Dans cet exemple, le terme moyen, c’est simplement celui qui revient dans les deux prémisses et qui sert, en quelque sorte, à relier les deux autres. Ici, c’est donc B, animal, alors que les termes extrêmes sont A mortel et C homme.
Une des règles du syllogisme, c’est que la conclusion doit être contenue dans la prémisse. On va toujours du général au particulier. En fait, il doit toujours y avoir au moins une prémisse générale : on ne peut rien déduire d’éléments seulement particuliers : quelques impies sont Français ; or quelques Français sont brave ; Alors….pas de conclusion. Aussi, une des prémisses doit être affirmative.
On dit de l’exemple avec les hommes, les animaux et les mortels que c’est le premier mode concluant, de la première figure, car il possède trois propositions qui sont des propositions affirmatives universelles de type « tout A est B ». Malheureusement, tous les syllogismes ne sont pas aussi simples parce que les propositions ne sont pas toutes affirmatives ni universelles, elles peuvent avoir différentes formes. Aristote distingue la qualité (affirmative/négative) et la quantité (universelle/particulière) des propositions. On a donc 4 types de propositions qui en découlent :
Quantité/Qualité | Affirmative | Négative |
---|---|---|
Universelle | Tout A est B (notée A) | Tout A est non-B (notée E) |
Particulière | Quelque A est B (notée I) | Quelque A est non-B (notée O) |
A partir de là, on peut déjà s’exercer à deux types d’exercices : la conversion et la formation de syllogismes de moins en moins évidents.
La conversion : elle consiste à inverser l’ordre de A et B dans les propositions.
Attention, convertir ne veut pas dire inverser ou chercher le contraire mais juste interchanger A et B, le sujet et le prédicat. En plus de ça, Aristote met le doigt sur une distinction entre deux notions d’opposition : la contrariété et la contradiction, qui sont construites justement avec les 4 types de propositions qu’on a vues plus haut. On appelle ça le carré des oppositions, ou carré logique :
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Ce n’est pas important d’apprendre ça par cœur mais on peut retenir les deux types de contrariété : d’un côté, les contraires s’opposent en bloc, massivement (la contrariété est forte, maximale même) ; de l’autre les contradictoires s’opposent logiquement (la contrariété est logique : si un chat n’est pas gris, alors je ne peux pas dire que « tous les chats sont gris »)
Les différentes figures
La notion de figure dépend de la fonction du terme moyen. Les syllogismes de la première figure sont ceux où le terme moyen est sujet de la prémisse majeure et prédicat de la mineure). Les syllogismes de la deuxième figure sont ceux où le terme moyen est prédicat dans les deux prémisses.
Les syllogismes de la troisième figure sont ceux où le terme moyen est sujet dans les deux prémisses.
Les syllogismes de la quatrième figure sont ceux où le terme moyen est prédicat dans la majeure et sujet dans la mineure.
Bon tout ça n’est pas absolument décisif mais ça a permis aux logiciens de classer les différents types de syllogismes en classes et de faire des tables en voyant ensuite lesquels étaient concluants ou non. Sachant qu’il existe quatre classes de propositions (A, E, I et O), qu’un syllogisme se compose de trois propositions et que le moyen terme dessine quatre figures, il existe donc 4³ ×4 = 256 modes.
De ces 256, seuls 24 sont concluants (six par figure).
La validité d’un syllogisme correspond à la validité de sa forme, mais cela ne signifie pas que sa conclusion soit vraie. Exemple d’un syllogisme valide formellement, mais non concluant :
Quelques exemples / exercices sur des syllogismes
1ère figure :
Si Tout A est B et tout B est C alors tout A est C [BARBARA]
Si aucun A n’est B et tout C est A alors aucun C n’est B [CELARENT]
Si tout A est B et quelque C est A alors quelque C est B [DARII]
Si aucun A n’est B et quelque C est A alors quelque C n’est pas B [FERIO]
2e figure :
Si aucun A n’est B et tout C est B alors aucun A n’est C [CESARE]
Si tout A est B et aucun C n’est B alors aucun C n’est A [CAMESTRES]
Si aucun A n’est B et quelque C est B alors quelque C n’est pas A [FESTINO]
Si tout A est B et quelque C n’est pas B alors quelque C n’est pas A [BAROCO]
3e figure :
Si tout A est B et tout A est C alors quelque C est B [DARAPTI]
Si aucun A n’est B et tout A est C alors quelque C n’est pas B [FELAPTON]
Si quelque A est B et tout A est C alors quelque C est B [DISAMIS]
Si tout A est B et quelque A est C alors quelque C est B [DATISI]
Si quelque A n’est pas B et tout A est C alors quelque C n’est pas B [BOCARDO]
Si aucun A n’est B et quelque A est C alors quelque c n’est pas B [FERISON]
II Les usages dérivés de la logique : enthymèmes, paralogismes, etc.
Ici, il s’agira d’étudier non exhaustivement quelques usages fallacieux mais parfois intéressant des syllogismes. Non pas de traquer les erreurs possibles en bon logicien mais plutôt repérer ce qu’il est possible de faire avec des apparences logiques.
Parmi les sophismes connus, on a l’affirmation du conséquent : on a P=>Q (le soleil (P) chauffe la pierre (Q)) ; on affirme le conséquent, Q (la pierre est chaude) et on en déduit que l’antécédent est réalisé : alors P (il y a du soleil) . En fait P=>Q ne veut pas dire que Q=>P (le fait que la soleil chauffe la pierre ne veut pas dire que toute pierre chaude a été chauffée par le soleil).
Et la négation de l’antécédent
Si P (le soleil) alors Q (la pierre est chaude)
Il est faux que P (la pierre est froide)
Donc il est faux que Q (il n’y a pas de soleil)
Autrement dit, on a P=>Q et on dit ensuite « non-P » => « non-Q », or c’est faux. Dans l’exemple donné ici, la pierre peut être froide parce qu’elle a été mise dans un congélo, le tout sous un grand soleil.
La définition de Farabi (philosophe arabe du 9e-10e siècle) :
« L’enthymème est une affirmation composée de deux prémisses conjointes que l’on utilise en omettant l’une de ces deux prémisses conjointes. On l’appelle enthymème [damîr] parce que celui qui l’utilise cache [yudmir] certaines de ses prémisses et ne les déclare pas ; il l’utilise aussi en fonction de ce qui se trouve dans la conscience de l’auditeur qui est censé connaître les prémisses qu’il a cachées. Et il faut dire que l’enthymème ne devient persuasion pour le sens commun immédiat que parce qu’on y opère la dite omission [1] »
Il faut que le fait de cacher une prémisse implique une forme de persuasion. Or, il existe deux raisons ’’persuasives’’ de cacher une prémisse. La première est le caractère incertain évident de la prémisse, qui ferait ressortir aux yeux de tous la fausseté du raisonnement. Un exemple : ’’ce jeune homme va et vient dans la nuit, donc il cherche une occasion de voler’’. La persuasion vient sans doute du caractère suspect de l’action qui, quoique ne prouvant rien, est facilement associée aux intentions criminelles, cela n’étant pas d’ailleurs dénué de toute probabilité. Mais si le premier terme de ce syllogisme était explicité, savoir ’’tous ceux qui vont et viennent dans la nuit cherchent une opportunité pour voler’’, le « besoin d’une enquête plus poussée se ferait ressentir », autrement dit l’aspect fallacieux ou douteux du raisonnement lui enlèverait ses vertus persuasives.
La deuxième raison de supprimer une prémisse est qu’elle rend le syllogisme démonstratif, en le surchargeant des marques de la nécessité. Le philosophe ne peut convaincre la foule en philosophe, il doit s’adapter à son public s’il veut le toucher, donc parler son langage, adopter ses codes et surtout son point de vue immédiat. Comme le dit si bien P. Aubenque, « la rhétorique est si peu une science qu’elle meurt de trop de scientificité » ;
La poésie et l’association des images.
{}Farabi va jusqu’à trouver une structure logique au sein même de la poésie. Le syllogisme poétique, selon lui :
« suggère que ce qui n’est pas est, je veux dire qu’il donne l’illusion que ce qui n’existe pas existe comme le reflet du croissant de lune et de la personne dans l’eau, comme l’imagination de la chose que, dans les rêves et dans les songes, nous prononçons exister à cause de son existence dans l’imagination, et comme nous posons des syllogismes au moyen des choses similaires et semblables, par exemple « L’homme est beau ; le soleil est beau ; donc l’homme est un soleil » et « le feu est prompt à tuer ; le glaive est prompt à tuer ; donc le glaive est un feu ». »
L’enjeu d’un tel syllogisme n’est pas de conclure, contrairement à son homologue rhétorique (paralogisme ou sophisme ou enthymème) qui conclut au moins « selon le point de vue immédiat », mais seulement de se montrer évocateur, de générer des associations d’images. D’ailleurs, personne ne croit que tel homme est un soleil. L’enjeu n’est plus tant la vérité mais plutôt ce qui est produit : tel homme ou tel glaive va se trouver sacralisé, honoré par cette association, il aura autour de lui une aura particulière. Reste qu’on trouve rarement tout ce raisonnement sous la plume d’un poète : il ne reste, en général, que la dernière phrase, cet homme est un soleil, voire même Roi-soleil ou épée de feu. Donc on descend un cran en dessous par rapport à l’enthymème : on cache les deux prémisses, il ne reste que la conclusion et c’est seulement le philosophe qui reconstruit le raisonnement après.
Au fond, ce qu’on vise ici, c’est donc simplement les associations d’images, les métaphores qui mettent ensemble deux choses pour en créer une troisième : mais on retombe bien sur le point de départ du syllogisme : certaines choses étant données, d’autres en découlent. La seule chose qui change, c’est la façon plus ou moins nécessaire dont les autres en découlent. Le but, c’est non pas d’être d’accord avec tel ou tel énoncé, ni d’en reconnaître la vérité absolue ou non mais plutôt d’être attiré ou repoussé par telle ou telle chose. Autre exemple, tiré d’Avicenne : « La rose est l’anus d’une mule au milieu duquel se trouvent des excréments ». Le syllogisme auquel Avicenne réduit cette affirmation est le suivant : la rose est l’anus d’une mule au milieu duquel se trouvent des excréments ; tout ce qui est anus d’une mule ainsi qualifié est immonde et sale ; la rose est donc immonde et sale. »
Ce que ça produit, affectivement, c’est un certain dégoût pour la rose( ou une attraction pour l’anus), impression contradictoire puisqu’on les associe
habituellement à des objets attrayants.
Voila.
[1] Al-Fārābī, Livre de la rhétorique, 63.4-8, p.62.
Tout peut servir d’exemple. Donc il n’y a pas d’exemple en soi.
A première vue, l’exemple de quelque chose est là pour consolider l’existence d’autre chose, pour faire advenir son être, pour l’imposer. On dirait que l’exemple est de l’ordre de l’impur, de l’imparfait, dévoilant partiellement et imparfaitement une réalité qui lui est supérieure. L’exemple a une fonction de monstration, il fait signe vers autre chose qui est extérieure à lui-même.
Quand la philosophie apparaît au Ve siècle av. J.-C., elle ne naît pas comme science, mais comme mode de vie. Philosopher, c’est vivre un certain genre de vie et, si l’on en croit ceux qui le vivent, le meilleur parmi tous. La vie bonne, c’est la vie contemplative. Une telle affirmation s’appuie une réflexion plus large sur les formes de vie – qui ne se réduit ni à la biologie, ni à la sociologie, ni à l’anthropologie, mais qui se situe en
deçà du partage entre l’étude générale du vivant et celle de ses formes singulières. La philosophie n’est donc qu’une forme de vie parmi les autres, mais cette forme prétend être la plus haute. Il faut donc chercher à comprendre ce qui lie l’étude des formes de vie à un plaidoyer pour la vie philosophique. Si le mot grec theoria ne signifie pas simplement « théorie », c’est-à-dire un savoir coupé de l’expérience, mais « contemplation », c’est-à-dire un certain rapport vivant à ce qui est, alors il faut examiner en quoi ce rapport peut prétendre être plus vrai que les autres.
Pour cette séance, on commencera par suivre le raisonnement de Nietzsche dans sa dimension destructrice. Ce dernier s’attaque en effet à tous les discours prétendument absolus – par exemple ceux de la philosophie ou de la religion – pour les ramener au type de vie qui l’énonce, en se demandant à chaque fois qui parle. Nietzsche est ainsi un des premiers auteurs à détruire la croyance en l’existence de vérités indépendantes de leur situation d’énonciation, et des rapports de pouvoir particuliers qui les caractérisent. Cette forme de nihilisme fait aujourd’hui partie de notre condition contemporaine : pourquoi choisir un mode de vie plutôt qu’un autre si toute croyance peut être réduite à une stratégie vitale ?
On verra ensuite comment Nietzsche tente de sortir de ce nihilisme. Pour cela, il lui faut reconstruire une distinction entre différentes existences plus ou moins authentiques, à l’intérieur d’un cadre où toute transcendance a été détruite. On examinera sa proposition, qui en passe entre autre par une opposition entre force et faiblesse, et on en questionnera les limites.