Restitutions vidéos de deux années de travail du groupe mnémosyne. Fragments et variations autour du livre Au commencement était... (2021), de David Graeber et David Wengrow.
PLANCHE 1
PLANCHE 2
PLANCHE 3
PLANCHE 4
PLANCHE 5
PLANCHE 6
Alors qu’en octobre 2022, l’école de philosophie de Verfeil-sur-Seye faisait sa rentrée sur le thème de l’ordre des choses, nous nous sommes réunies au sein du groupe mnémosyne autour d’une idée : ranger la mémoire du monde.
Nous nous sommes pour cela d’abord plongées dans le dédale inachevé de l’Atlas Mnémosyne, réalisé par l’historien de l’art Aby Warburg, entre 1927 et 1929, en Allemagne. Cet atlas se présente comme un ensemble de planches noires, titrées et légendées, où sont juxtaposées des photographies d’œuvres d’art autant que d’objets, allant de la civilisation babylonienne jusqu’au présent de Warburg. Planche par planche, ces photographies rapprochent des figures d’une même époque ou persistant d’une époque à une autre. Nous avons cherché à lire ces images, leur mouvement, et les effets de montage proposés par l’Atlas. Nous avons interrogé ce que la pérennité ou la résurgence de figures du passé pouvait dire des sociétés contemporaines. Dès le départ, des pratiques variées comme le cinéma, la lecture, la danse, le théâtre et la création de planches nous ont servi de médiums pour ranger, déranger et interroger la « mémoire du monde ».
L’année suivante, nous nous sommes lancées dans la lecture de Au commencement était…, de l’anthropologue américain David Graeber et de l’archéologue britannique David Wengrow, paru en 2021. À son tour, mais d’une autre manière, ce livre agence et interprète les images éloquentes d’une longue histoire humaine. À la lumière de témoignages injustement ignorés, de fouilles archéologiques récentes, de représentations picturales et de modélisations, il défait la linéarité de l’histoire de l’humanité, dans une perspective critique de l’évolutionnisme.
Selon Graeber et Wengrow, les êtres humains ont toujours fait preuve de raisonnements d’ordre politique, c’est-à-dire d’une conscience et d’un usage de leur liberté. Cela ne signifie pas, évidemment, qu’ils n’ont pas souffert de contraintes extérieures et d’errements. Mais cela permet d’envisager l’histoire comme un ensemble de tentatives politiques, plutôt que comme un déroulé téléologique inexorable, visant à justifier le présent de l’humanité. Soudain, le passé lointain n’apparaît plus comme le lieu où chercher une origine unique à l’inégalité de nos sociétés contemporaines, mais comme une multiplicité d’expérimentations sociales.
Ainsi, Au commencement était… autorise une lecture intempestive des traces de ce passé, cousine de celle proposée par Warburg. Lues sous cet angle, ces traces deviennent étrangement contemporaines, débarrassées de l’archaïsme que lui confère le récit évolutionniste. Mais très vite, se posent les questions de la matérialité de ces traces, et de notre capacité à les lire. Au fond, sait-on à quoi ressemble les signes de l’absence du pouvoir ? Tandis qu’on reconnaît aux États une grande habileté à laisser des signes clairs de leur pouvoir passé, peut-on reconnaître des signes positifs de la liberté ou de l’égalité ?
Ici revient notre fil rouge de la première année, L’Atlas Mnémosyne, et la méthode qu’il nous avait fournie : appuyer notre réflexion sur le montage d’images. Entre la parole que l’on écoute et la planche d’images que l’on regarde, les rapports sont multiples : après les développements spéculatifs de Graeber et Wengrow, revenir aux traces matérielles dont ils sont partis est toujours une surprise, dont ce premier travail de planches va essayer de rendre compte. Nous avons voulu revenir à cette tension entre le fragment et la spéculation. Ce que l’on saisit d’un coup d’œil, ou de plusieurs — par zooms, dézooms, agencements — on ne le saisit pas par une phrase.
Tout peut servir d’exemple. Donc il n’y a pas d’exemple en soi.
A première vue, l’exemple de quelque chose est là pour consolider l’existence d’autre chose, pour faire advenir son être, pour l’imposer. On dirait que l’exemple est de l’ordre de l’impur, de l’imparfait, dévoilant partiellement et imparfaitement une réalité qui lui est supérieure. L’exemple a une fonction de monstration, il fait signe vers autre chose qui est extérieure à lui-même.
Quand la philosophie apparaît au Ve siècle av. J.-C., elle ne naît pas comme science, mais comme mode de vie. Philosopher, c’est vivre un certain genre de vie et, si l’on en croit ceux qui le vivent, le meilleur parmi tous. La vie bonne, c’est la vie contemplative. Une telle affirmation s’appuie une réflexion plus large sur les formes de vie – qui ne se réduit ni à la biologie, ni à la sociologie, ni à l’anthropologie, mais qui se situe en
deçà du partage entre l’étude générale du vivant et celle de ses formes singulières. La philosophie n’est donc qu’une forme de vie parmi les autres, mais cette forme prétend être la plus haute. Il faut donc chercher à comprendre ce qui lie l’étude des formes de vie à un plaidoyer pour la vie philosophique. Si le mot grec theoria ne signifie pas simplement « théorie », c’est-à-dire un savoir coupé de l’expérience, mais « contemplation », c’est-à-dire un certain rapport vivant à ce qui est, alors il faut examiner en quoi ce rapport peut prétendre être plus vrai que les autres.
Pour cette séance, on commencera par suivre le raisonnement de Nietzsche dans sa dimension destructrice. Ce dernier s’attaque en effet à tous les discours prétendument absolus – par exemple ceux de la philosophie ou de la religion – pour les ramener au type de vie qui l’énonce, en se demandant à chaque fois qui parle. Nietzsche est ainsi un des premiers auteurs à détruire la croyance en l’existence de vérités indépendantes de leur situation d’énonciation, et des rapports de pouvoir particuliers qui les caractérisent. Cette forme de nihilisme fait aujourd’hui partie de notre condition contemporaine : pourquoi choisir un mode de vie plutôt qu’un autre si toute croyance peut être réduite à une stratégie vitale ?
On verra ensuite comment Nietzsche tente de sortir de ce nihilisme. Pour cela, il lui faut reconstruire une distinction entre différentes existences plus ou moins authentiques, à l’intérieur d’un cadre où toute transcendance a été détruite. On examinera sa proposition, qui en passe entre autre par une opposition entre force et faiblesse, et on en questionnera les limites.