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Ce qui reste : mathématique et dysharmonie

« Dieu n’autoriserait pas un tel désordre près de lui dans le ciel. De plus, observe Dame Arithmétique, si les mouvements des astres étaient incommensurables, notre fille obéissante, la Musique aux doux sons, seraient privés d’honneurs célestes, alors qu’elle contribue à régir le ciel, comme l’attestent de nombreux évènements physiques. »
Ou
« il n’y a pas d’ordre cosmique sans différenciation, hiérarchie, suprématie il n’y a pas non plus de suprématie sans conflit, sans injustice, sans violence ».

Il est difficile de nier que des intervalles et des accords sonnent bien. J’ai appris le solfège comme si c’était la vérité d’une forme présente dans la nature et organisée de la seule manière possible. Lorsque j’écoute des musiques qui jouent sur la dissonance, ou l’atonalité, je vois un geste de rupture, un geste qui, parce qu’il va à l’encontre de ce qui se présente comme naturel, ne fait pas appel au même plaisir. Ce que l’on nomme atonalité est le refus de la hiérarchie tonale, c’est-à-dire le choix des notes en fonction d’une tonalité donc l’exclusion de certaines, geste à la base de la composition musicale classique. L’atonalité est liée à Schönberg ou Berg par exemple. L’atonalité n’existe que parce que nous pensons avec des tonalités. Evidemment, l’idée de choses naturelles ne nous intéresse pas trop parce qu’on arrive à des points de conclusion où l’on dit : c’est construit. Cette opposition n’est pas la bonne. On va plutôt se demander ce que représente le système d’unification et de construction du système harmonique occidental.

La musique pop utilise des accords extrêmement simples. On va voir ce que ça veut dire mais en gros, dans Jul, il y a des toniques, des quartes et des quintes et des octaves, c’est-à-dire les mêmes intervalles depuis lesquels Pythagore, il y a fort longtemps a basé l’harmonie musicale. Avec les siècles qui passent, les instruments qui changent, les modes, les gammes, les tempéraments, les partitions, les ordinateurs, le capitalisme et l’industrie, il reste ces quartes, ces quintes et ces octaves alors qu’il n’y a que peu de choses en partage entre Jul et Monterverdi dans ce qui les entoure. Pourtant, ils ont chacun le sentiment qu’il y a quelque chose qui marche dans ce qu’ils font.
On va voir que les grecs pensaient l’harmonie en lien avec les planètes. Jul utilise les mêmes intervalles sans pour autant composer sa musique en lien avec les planètes. Est ce que cela veut dire que ce système marche si bien qu’il est indépendant d’une certaine vision du monde ?

La vision de l’harmonie de Pythagore qui, en occident, a lancé l’harmonie comme discipline, est qu’elle est sœur des mathématiques, c’est une science qui traduit l’harmonie du monde. Le monde est régi par des rapports mathématiques harmonieux, et les sons de la même manière, comme les planètes ou le corps. C’est pourquoi l’harmonie, en plus d’un sens large et commun qui serait : ce qui est agréable à l’oreille correspond à l’ensemble des principes qui règlent l’emploi et la combinaison des sons simultanés ; science des accords et des simultanéités des sons. La simultanéité des sons qui forment un tout d’un point de vue harmonique, c’est un accord.

Je vais donc m’intéresser à la notion de consonance (le tout d’un point de vue harmonique) et la dissonance.

« La consonance est l’accord, réduit à l’unité, de sons dissemblables », affirme Boèce, dans son De institutione musica, traité de musique composé vers 510 qui synthétise les principes fondamentaux de la théorie pythagoricienne et platonicienne de la musique à la fin de l’Empire Romain. La consonance est donc une identité dans la différence.
« Chaque fois que l’on tend deux cordes, l’une étant plus grave, qu’elles sont mises en vibration simultanément et qu’elles font entendre un son pour ainsi – les deux voix vont alors se fondre pour n’en former qu’une, comme si elles étaient jointes l’une à l’autre : on obtient alors ce que l’on appelle une consonance. En revanche, lorsqu’elles sont mises en vibration simultanément, que chacune semble aller son propre chemin et qu’elles ne se mélangent pas pour offrir à l’oreille un son agréable et unique composé de deux autres, il y a alors ce que l’on appelle une dissonance. »

Ce qui serait dissonant ce serait que deux notes restent séparées, l’imperfection de certains intervalles tient au fait qu’ils ne suscitent pas un sentiment d’évidence d’un rapport simple et ordonné entre les deux notes. Pourquoi cet absence d’accord est-elle remarquable ? Pourquoi voulons-nous que les sons s’accordent ? Quel ordre harmonique la dissonance vient-elle bouleverser ? Ou quel ordre harmonique la dissonance vient-elle renforcer ?
Est-ce que dans une analogie à gros traits, nous voulons une résolution harmonique (passage d’une dissonance en une consonance) comme nous pourrions aspirer à la paix sociale ? Et pourquoi cette analogie politique harmonique apparaît elle très vite dans l’esprit ? Pour des questions de champs lexical de l’accord et de l’harmonie, certes. On va voir que la musique est incluse, chez les Grecs à un projet de cité et à une vision cosmologique.
Cette notion d’harmonie en politique serait liée à des systèmes politiques de démocratie en effet, de paix sociale, ou d’homogénéité des expériences. Il y a sûrement des applications qui promettent des expériences airbnb en harmonie avec la nature. C’est-à-dire où mon corps et l’arbre serait rendus à une unité malgré nos dissemblances. Autant dire que l’harmonie a produit beaucoup de conneries dans le sens commun.

Les morsures des loups, la discorde et la disharmonie ne cessent de revenir mettre en cause la cohérence et la beauté de la Création divine.
Apparemment la disharmonie a ce pouvoir.
On va se demander dans une première partie comment la structure de la musique résonne avec la structure du monde et des mathématiques notamment avec Pythagore et Platon, c’est-à-dire la musique comme projet politique lié à la notion de consonance et de dissonance. Boèce demande dans ces consolations philosophiques : Quelle est donc la cause discordante qui rompt les alliances du monde ?
Nous verrons dans une partie comme des changements de rapport au cosmos, l’inclusion de nouveaux intervalles dans la gamme et de nouveaux principes de composition font de la période baroque une période désordonnée, qui fait de la dissonance un effet harmonique central.
Alors que le système des grecs partaient de la perfection du monde pour en faire un système harmonique, nous verrons dans une seconde partie comment le système harmonique égal ou tempéré devient un langage hégémonique censé gérer l’imperfection de la musique ou l’incapacité des mathématiques à en faire une science exacte.

Je vais ouvrir ce plan par une citation qui pourra nous guider au long de l’exposé de Jean-Pierre Vernant dans Théogonie :
« il n’y a pas d’ordre cosmique sans différenciation, hiérarchie, suprématie il n’y a pas non plus de suprématie sans conflit, sans injustice, sans violence ».


La vraie vie

Novembre 2018

Exemplifier

Tout peut servir d’exemple. Donc il n’y a pas d’exemple en soi.
A première vue, l’exemple de quelque chose est là pour consolider l’existence d’autre chose, pour faire advenir son être, pour l’imposer. On dirait que l’exemple est de l’ordre de l’impur, de l’imparfait, dévoilant partiellement et imparfaitement une réalité qui lui est supérieure. L’exemple a une fonction de monstration, il fait signe vers autre chose qui est extérieure à lui-même.

Exposé

la vraie vie

novembre 2018

La vie bonne : genres et formes de vie dans la philosophie antique

Quand la philosophie apparaît au Ve siècle av. J.-C., elle ne naît pas comme science, mais comme mode de vie. Philosopher, c’est vivre un certain genre de vie et, si l’on en croit ceux qui le vivent, le meilleur parmi tous. La vie bonne, c’est la vie contemplative. Une telle affirmation s’appuie une réflexion plus large sur les formes de vie – qui ne se réduit ni à la biologie, ni à la sociologie, ni à l’anthropologie, mais qui se situe en
deçà du partage entre l’étude générale du vivant et celle de ses formes singulières. La philosophie n’est donc qu’une forme de vie parmi les autres, mais cette forme prétend être la plus haute. Il faut donc chercher à comprendre ce qui lie l’étude des formes de vie à un plaidoyer pour la vie philosophique. Si le mot grec theoria ne signifie pas simplement « théorie », c’est-à-dire un savoir coupé de l’expérience, mais « contemplation », c’est-à-dire un certain rapport vivant à ce qui est, alors il faut examiner en quoi ce rapport peut prétendre être plus vrai que les autres.

Exposé

La vraie vie

décembre 2018

Vie et vérité chez Nietzsche

Pour cette séance, on commencera par suivre le raisonnement de Nietzsche dans sa dimension destructrice. Ce dernier s’attaque en effet à tous les discours prétendument absolus – par exemple ceux de la philosophie ou de la religion – pour les ramener au type de vie qui l’énonce, en se demandant à chaque fois qui parle. Nietzsche est ainsi un des premiers auteurs à détruire la croyance en l’existence de vérités indépendantes de leur situation d’énonciation, et des rapports de pouvoir particuliers qui les caractérisent. Cette forme de nihilisme fait aujourd’hui partie de notre condition contemporaine : pourquoi choisir un mode de vie plutôt qu’un autre si toute croyance peut être réduite à une stratégie vitale ?
On verra ensuite comment Nietzsche tente de sortir de ce nihilisme. Pour cela, il lui faut reconstruire une distinction entre différentes existences plus ou moins authentiques, à l’intérieur d’un cadre où toute transcendance a été détruite. On examinera sa proposition, qui en passe entre autre par une opposition entre force et faiblesse, et on en questionnera les limites.